Circulus vitiosus - Joaquin.

Le paquet dans sa gueule gorgé d’eau salée permettait à son palais de s’accoutumer enfin à un goût différent de celui du sang impur.
Enroulées dans un tissu sali, les griffes froides reposaient contre sa langue, leur bord tranchant se rappelant en une présence constante et instable. Beaucoup auraient craint de se couper contre le métal acéré, mais lui ne se sentait pas menacé. Elles lui étaient familières, se réchauffant à son contact.

Elles n’auraient jamais du être là.

Et quelque part son cerveau n’arrivait tout simplement pas à reconnecter la présence des petits objets contre sa langue avec les autres griffes qui ornaient encore ses doigts.
Il ne se souvenait pas de l’âge qu’il avait lorsqu’une effusion de douleur et de violence l’avait lié à jamais avec elles. Ses souvenirs de cette époque, à un moment si précoce qu’il n’aurait jamais du vivre ces sensations, étaient majoritairement flous, noyés dans un océan de fragments délités. La logique de la majorité des loups aurait été de se débarrasser d’elles. De laisser aller à jamais une partie de ces fragments, une partie de ces éléments qui à jamais le garderaient enchaîné à son passé. Il n’était qu’un oiseau bagué, volant à travers des terres qui n’étaient siennes dans un simulacre de liberté mais portant sur lui les artifices de ses anciens maîtres.
Et lui aussi avait toujours cru que mis face à cette éventualité il se soumettrait à l’évidence. Si on lui offrait la possibilité de retirer ces chaînes, ces accessoires soudés à lui dans la douleur, si on le laissait s’en départir sans douleur... Il ne pourrait qu’accepter.

Pourtant depuis quelques minutes maintenant il détenait le pouvoir de les laisser tomber dans le sable.
Il aurait pu les laisser dans l’écume, objets oubliés parmi les coquillages nacrés qui luisaient de semblables reflets sous la surface translucide.

Et confortablement elles restaient lovées dans le creux de son palais.

Ses mâchoires n’avaient qu’à se délier de quelques centimètres.
Mais elles restaient solidement verrouillées.

Devant lui, la silhouette noire qu’il suivait continuait à s’éloigner à bon train, déterminée à quitter les lieux au plus vite.

Justice marqua une pause, s’arrêtant au bord de l’eau. Le tumulte de la sortie de la faille était déjà loin derrière lui, et personne ne semblait les avoir suivi -le guerrier reptilien avait eu la présence d’esprit de ne pas se lancer à la poursuite de deux solitaires aux muscles échauffés et à l’esprit éprouvé par les récents évènements.
Personne n’aurait pu garantir l’issue d’une confrontation supplémentaire.
Ses yeux crépusculaires voguèrent un instant vers l’horizon qui se couvrait de lourds nuages. Le sang séché dont il n’avait pas fini de se laver collait toujours en paquet à son corps et se mettait à le gratter. Quant au paquet détrempé dans sa gueule, il continuait de laisser couler les gouttes salées le long de son menton.

Bifurquant soudainement sur un angle droit par rapport à sa trajectoire initial, le solitaire s’éloigna du bord de l’eau et marcha vers la falaise, en rejoignant le pied en quelques pas. Ses pattes avant se mirent à gratter frénétiquement le sable épais mêlé de petits cailloux si près de la roche, retournant des quantités de sédiment. Son esprit était pratiquement vide, seulement ancré sur la tâche à accomplir.
Quand le trou fut assez profond, Justice ouvrit finalement sa gueule crispée. Le paquet sale tomba en un bruit mou, les deux griffes s’entrechoquant en un tintement.

Ses pupilles s’immobilisèrent encore sur les lames d’argent.

S’il voulait les garder, puisqu’il était face à l’évidence que malgré la disparition de deux d’entre elles il ne pourrait jamais s’arracher sciemment les huit autres ; il ne serait pas pour autant capable de se les implanter de nouveau. Elles s’étaient miraculeusement délogées de leur prison de peau et de chair sans la moindre douleur alors qu’elles avaient toujours été destinées à le faire souffrir.
Seule l’ancienne cicatrice demeurait, mais elle ne saignait pas.
De la même manière, même si une partie fougueuse de lui hurlait d’indignation et lui criait de les abandonner sans plus de cérémonies, il n’arrivait pas à simplement couper ce lien à ce passé qu’il haïssait. Il l’avait forgé malgré lui. Et la disparition des objets n’effaçait pas les cicatrices qui couturaient son corps sombre.

Il cligna des yeux, chassant le reflet hypnotisant de l’argent brillant jusqu’à ses prunelles.

Méthodiquement et sans davantage d’émotions, fermant son esprit à toute effusion de sentiment nouveau ou à toute intervention de vieux fantôme, il poussa à nouveau le tas de sable retourné dans le trou. La terre humide retomba en paquets, masquant progressivement son héritage abandonné.

Son séjour dans ce drôle de monde lui avait au moins montré que la disparition de deux de ses griffes ne l’empêcheraient pas d’être aussi efficace au combat que précédemment.

Sa besogne achevée, il repartit d’une foulée plus vive vers le solitaire de la Savane.
Lui qui l’avait suivi lentement à distance sur de longues minutes, il ne lui fallut que quelques secondes pour couvrir les longueurs qui les séparaient.

Ralentissant son allure et la calant sur celle de l’autre mâle, il marcha à ses côtés à une distance respectable. Ses yeux effleurèrent son corps brièvement avec une pointe de curiosité, à la recherche d’une blessure suite à leur rencontre avec la créature -puisqu’il n’avait aucune idée de la façon dont les évènements s’étaient achevés pour son camarade d’infortune- mais il n’en trouva aucune dans le poil fournis et dru.
Il dirigea de nouveau son regard vers l’horizon, observant fixement le lointain.

— Merci...

Le mot était étrange sous sa langue. Avait-il déjà dit merci à qui que ce soit ?
Sa langue passa sur ses lèvres avec hésitation, insatisfaite de terminer sa phrase sur ce simple mot qui ne signifiait pas grand chose pour lui.

— ... D’avoir voulu aider.

Si c’était arrivé, du moins. Il supposait qu’il n’avait pas trimballé les griffes avec lui pour les lui voler, et qu’il avait donc fait de son mieux pour retrouver sa trace et les lui rendre mais il n’avait aucune certitude sur ses intentions.
Il n’avait aucune idée de ce qu’il aurait fait à sa place.

La sensation était à peu près la même que celle qu'il éprouvait le lendemain d'une cuite mémorable : la seule différence était que cette fois-ci, il n'avait pas mal au crâne. Au contraire, la migraine qui faisait de ses jours une succession continuelle de petites agonies s'en était allée juste avant que la fatigue ne lui tombe dessus.

Là, face à tous ces étrangers, perdu au milieu de retrouvailles qui ne le concernaient guère, alors que la faille vivait ses derniers instants, Joaquín avait senti ses dernières forces qui se faisaient la malle, emportées par le peu d'adrénaline qu'il lui restait comme des débris se faisaient happer par la mer.
La mer qui continuait de gronder derrière lui, impassible, sous ce ciel maussade, quoi que sans aucun doute bien plus gai que ce patchwork de rouge qui s'étirait de l'autre côté de... de quoi, en fait ? Difficile à dire. Pas franchement envie de le savoir. En dépit d'une soif de connaissance certaine, ou en tout cas bien plus prononcée qu'il n'était coutume de par chez lui, il était curieusement peu enclin à en apprendre plus sur ce qui avait pu le conduire à vivre un enfer pareil au cours des derniers jours. Sans doute que s'il en avait appris plus sur ce monde, sur ce lien qui semblait le souder au leur, ça aurait rendu les choses plus... vraies. Accessibles. Presque palpables.
Or ces choses il les voulait le plus loin possible de lui.

C'était d'ailleurs pour ça qu'il se hâtait de se carapater de là, trainant avec raideur ses membres ankylosées loin de la berge, prêt à s'enfoncer dans les terres pour regagner ce petit terrier qu'il s'était creusé après avoir quitté la Savane. Il s'y voyait déjà : une fois à l'abri, il se roulerait en boule, se laisserait choir sans la moindre grâce, et roupillerait durant un siècle au moins. Peut-être deux. La plus grande hibernation jamais constatée. Le premier loup à hiberner, d'ailleurs.
Quoique. Peut-être que l'énergumène qui l'avait agressé gratuitement un peu plus tôt avec sa fille — à croire qu'attaquer les gens sans jamais crier gare était la manière qu'avaient les gens de ce clan de dire bonjour –, avec sa gueule de croco, était capable d'hiberner. Si tel était le cas, il était fort dommage que ce ne soit pas le cas en ce moment-même. Joaquín gardait de son rentre-dedans une vague douleur dans l'épaule, qui, si elle passerait bien vite, se révélait assez agaçante. D'autant plus qu'elle l'incitait à se remémorer des évènements dont il n'avait franchement pas envie de se rappeler.
Quelques uns parmi tant d'autres. Le lot d'une existence de connard, certainement.

Demain, il changerait à nouveau de coin. Il se trouverait un endroit bien au chaud, loin de la Savane, loin des Côtes aussi — pas envie de tomber dans une nouvelle faille en faisant son jogging matinal –, et il pourrait repartir sur de bonnes bases. Il se ferait un joli terrier. Pour lui tout seul. Et personne ne viendrait l'y faire ch...
L'une des oreilles de Joaquín s'agita légèrement, avant de pivoter sur le côté. Sur sa droite, un bruit de pas étouffés. Du coin de l'oeil, le loup noir remarqua une silhouette élancée qui le suivait en silence.
Ce n'était pas Crocodile Dundee mais ça ressemblait à s'y méprendre à Soeur Sourire, qui le fixait tel le creepy stalker maxi cringy flanqué de suffisamment de croix et chapelets pour en faire pâlir de jalousie un marchand de souvenirs en faction au pied de quelque Cathédrale ou Basilique de renom. Tiens donc. Voilà qu'à présent il le suivait comme son ombre, après l'avoir superbement ignoré tandis qu'il se gelait le cul à l'attendre à côté de la faille.
Oui, Joaquín était visiblement quelqu'un d'assez rancunier.
Ramenant son regard sur un point indéterminé devant lui, il inspira profondément, tentant de chasser l'irritation croissante qui le gagnait. Il s'apprêtait à grommeler quelque chose — ne lui restait juste qu'à trouver quoi – lorsque l'autre mâle brisa le silence. Le remerciant. D'avoir voulu aider.
La tournure ne fit rien pour l'aider à se calmer, tant elle était criante de vérité : il avait voulu aider. Il n'avait pas fait grand chose, à part vouloir. Et il n'y avait rien de plus vexant pour un mec comme lui, qui préférait de loin les actes à la parole, et qui n'était plus ou moins capable de s'exprimer qu'en plantant ses crocs dans la chair d'un autre.
Ca ne faisait que souligner son échec. Un échec multiple.
Il avait échoué à ne se mêler que de ses affaires. Même si pour le coup ça le concernait légèrement. Il s'était mis en danger inutilement pour autrui. Chose qu'il s'était juré de ne jamais faire.
Il avait échoué à ce que cette mise en danger stupide serve à quoi que ce soit. Il avait juste été con. Et Joaquín n'aimait pas se sentir con. Ca lui donnait le sentiment de n'être qu'une copie taille réduite de ce crétin de Nacho. Un frisson de dégoût remonta le long de son échine, soulevant son épaisse fourrure, avant de se perdre quelque part au niveau de son encolure.

— Tu paraissais moins reconnaissant quand tu te battais contre esa... bestia, releva-t-il, les mâchoires serrées.

Sans pour autant détourner les yeux de ce point qui n'existait pas, quelque part face à lui.

Il y avait quelque chose de profondément similaire entre eux, de la manière dont tous deux fixaient obstinément un point situé quelque part dans le lointain pour fuir le regard de l’autre -non pas par couardise, mais face à l’évidence que les yeux avaient beau être réputés pour être des miroirs de l’âme, chez eux ils ne reflétaient que l’ombre inébranlable de leurs certitudes butées.

Alors autant s’épargner une communication visuelle quand tous deux semblaient très bien sentir qu’il n’y aurait pas d’échange propre à une compréhension poussée de l’autre -pas pour le moment, en tout cas. Il y avait aussi un certain degré de gêne dans le phénomène -la gêne de ne pas savoir comment aborder un quasi-inconnu avec lequel on venait de partager des évènements d’une indicible singularité, la gêne de ne pas savoir s’expliquer pourquoi l’un ou l’autre semblaient finalement se suivre suite à cela alors qu’en temps normal rien ne les y aurait contraint, comme s’ils étaient liés ; la relative gêne de ne n’avoir aucune idée de quoi dire suite à tout cela quand on se sentait simplement et pratiquement obligé d’être là même en n’ayant strictement aucune envie de mentionner ce qu’il s’était déroulé peu de temps auparavant.
Et c’est ainsi que pareils à deux enfants boudeurs ils trottaient sur deux parallèles, préférant se délecter de la vision limitée qu’ils avaient de l’horizon plutôt que de s’affronter sur tous les plans à la fois.

Le regard de l’autre n’avait contenu aucune bienveillance à son égard lorsqu’il avait daigné le lui accorder, mais Justice ne s’en offusquait nullement. Tout comme l’apparente irritation qui avait hérissé l’épaisse échine du mâle ne lui fit ni chaud ni froid, passant sur lui comme une brise si légère qu’elle méritait à peine d’être mentionnée en comparaison avec les évènements encore si récents. Il n’aurait su dire combien de minutes s’étaient déroulées depuis que le corps de la Bête avait heurté le sable gris, inerte ; mais le souvenir de son combat était suffisamment frais pour qu’il occupe encore une grande partie de ses ressentis.
Il se contenta d’attendre la réponse du mâle brun et rouge, car il savait qu’elle viendrait. Il le connaissait peu, mais il avait vu suffisamment du personnage pour ne pas escompter être confronté à un silence chronique. Le loup étranger semblait toujours prêt à dire ce qu’il avait sur le coeur, quelle que soit la dose d’accents et de mots inconnus qui auraient le retenir de s’exprimer.
Son pressentiment se révéla juste, et la voix sourde aux syllabes parfois hasardeuses vint s’intercaler entre quelques cris d’oiseaux marins.

— Tu paraissais moins reconnaissant quand tu te battais contre esa... bestia.

Justice autorisa ses pupilles à retourner discrètement sur son visage.
Mâchoires crispées et traits serrés -des signaux assez simples et primitifs que Justice avait parfaitement l’habitude de lire et reconnaissait sans peine, chaque muscle superficiel semblait tendu chez l’énergumène. Au-delà de la fatigue tant physique et psychologique qu’il pouvait aisément supposer chez l’ensemble des protagonistes de cet évènement, il lui paraissait distinguer une colère sourde, chargeant ses mots comme ses expressions.
S’il avait été en mesure de hausser les épaules, Justice l’aurait probablement fait. Son regard retourna également se stabiliser sur l’axe droit qu’il suivait pour avancer, sans but -heureusement que la plage était encore vaste et ne l’obligeait pas à réfléchir à une quelconque direction.

Il se demandait ce qu’il pouvait bien répondre au mâle orné de plumes qui portait des reproches et des ressentiments qu’il avait bien du mal à saisir.
Dans la cohue générale, lui-même aurait été bien incapable de se préoccuper des choix de quiconque autre que les siens, et n’aurait su revenir les juger pour leurs actions après coup.
Mais peut-être cela différait quand on avait surtout été observateur. Peut-être avait-il eu tout le temps de s’énerver en les voyant se démener quand l’option la plus évidente aurait paru être la fuite.
Pourtant Justice avait fait ce qui lui avait semblé juste. Ce qui lui avait semblé urgent. D’autant plus que d’autres loups s’étaient déjà lancés dans la bataille et que lui ne s’imaginait pas fuir une autre guerre. Même une guerre qui avait semblé perdue.
Il avait finalement vaincu.

— Il fallait bien que quelqu’un le tue. Ca aurait pu nous suivre et revenir.

Ce n’était pas forcément l’explication la plus fidèle à ce qu’il s’était passé dans son esprit à cet instant, d’avantage embrumé par la frénésie du combat où tout se résumait à un flou artistique dans lequel il fallait frapper avec justesse, force et précision ; mais c’était une justification comme une autre.
Même si ce noble motif n’avait finalement abouti à rien, puisqu’ils avaient tous pu entendre les cris distants et voir les silhouettes qui les avait émis, ondulant à l’horizon et se rapprochant à une vitesse inquiétante.

Finalement, si les monstres étaient déjà venus une fois, Justice ne comprenait pas bien ce qui les empêcherait de revenir mais il préférait ne pas s’attarder sur cette éventualité.
Mais la question le taraudait, cependant.
Il laissa couler quelques instants, gueule close, et si c’était possible son regard porta plus loin encore vers le lointain, vers des montagnes si éloignées qu’il ne pouvait même pas commencer à les distinguer.

— ... Tu avais déjà vu quelque chose pareil ?

Après tout, l’apparition soudaine et violente de créatures venues d’un autre monde pour les gober et les envoyer se rencontrer dans une simulation géante d’arène à armes inégales où la mort semblait bien trop souvent imminente était peut-être un phénomène normal dans d’autres endroits qu’ici.
Même si l’autre solitaire avait semblé tout aussi surpris et perdu que lui lorsqu’ils avaient été confrontés à l’apparition de l’anomalie.
Et même si à force de déviations anatomiques, présence d’esprits surnaturels offrant un liquide coloré riche en capacités, terres à micro-climats et autres diversités marginales ; il lui semblait bel et bien que la présence de telles choses n’était finalement qu’un détail de plus qui aurait toute sa place sur cette terre de tous les possible. Et elle uniquement.

La réponse de l'autre solitaire lui parut des plus convenues. Si l'argument était valable — et encore : à affronter comme ça cette chose, il avait laissé à tous ses petits camarades plus difformes les uns que les autres le temps de rappliquer au triple galop, mettant en danger ce monde si jamais toutes ces créatures étaient parvenues à s'engouffrer à leur suite dans la brèche –, il doutait que ça ait été là la véritable raison pour laquelle l'autre mâle avait pris le temps de mettre à terre la Chose. C'était à la manière qu'il avait eue de se jeter à corps perdu dans la bataille, comme grisé par le combat. C'était aussi à la façon qu'il avait eue d'attaquer celle qui l'avait avalé dans la Savane, comme par réflexe, s'abandonnant à ses pulsions animales les plus primaires.
Joaquín ne jugeait pas. Il ne pouvait se le permettre.
Lui-même avait dû se faire violence pour se contrôler face à la créature avec laquelle tout avait commencé, bataillant sans relâche pour se raisonner, luttant pour restreindre ces muscles qui ne demandaient qu'à se mettre en marche. Qu'importe le danger.
Au final, il se demandait bien pourquoi cette fois-ci, il n'avait pas attaqué.
Toutes les autres fois, il avait attaqué.
Lors de son incursion chez les Etelkrus, il avait attaqué. Sous couvert d'avoir été pris d'assaut le premier, il avait par la suite attaqué encore et encore, et voilà que les conséquences de ses actes lui étaient revenues en pleine gueule quelques heures plus tôt, lorsque le père de la gamine avait déboulé comme un forcené pour venir l'emmerder alors que, bon sang ! Pour une fois, il avait vraiment mieux à faire que de se battre avec un meutard.
A l'avenir, à nouveau, cela ne faisait aucun doute, il savait qu'il attaquerait encore. C'était inscrit dans son sang et ça courrait dans tout son corps. Il ne savait faire que ça. L'attaque.

S'il se permettait d'être en colère contre l'autre, c'était surtout pour oublier que celui à qui il en voulait réellement, c'était lui. Lui, inactif, impotent et tout juste bon à subir les évènements, alors qu'il s'était toujours juré d'être maître de son destin. Lui, dépassé, tant physiquement qu'intellectuellement, alors qu'il mettait un point d'honneur à toujours trouver un moyen de survivre, par ses propres moyens, parce qu'il n'y avait bien que comme ça qu'on survivait, après tout.
Sauf que non.
Il avait été d'une inefficacité prodigieuse, et ça lui filait la gerbe rien que d'y penser.

— Vraiment ? demanda-t-il en arquant un sourcil dubitatif, tournant de nouveau le nez vers l'autre.

L'autre qui avait quand même une sale gueule, tout collant de sang noir et épais, opaque, comme s'il venait de piquer une tête dans un puits de pétrole.
Il aurait bien voulu de nouveau détourner le regard, faire mine d'ignorer l'autre, mais il n'en eut pas le temps. A trop s'attarder — la curiosité restait bien présente, et il ne pouvait s'empêcher de se demander ce que cela pouvait bien faire, de réussir à blesser cette Bête – sur l'allure dépareillée de l'autre, il fut pris de vitesse et se mangea une nouvelle question en pleine gueule.
Joaquín baissa légèrement les yeux, ralentissant le pas sans s'en rendre compte. Avait-il jamais vu quoi que ce soit qui puisse s'approcher de ça ? Même les loups les plus cubistes du coin, avec leurs serres, leurs ailes, leurs yeux en trop et leurs vilaines paluches pleines de doigts bien trop longs avec pouce préhenseur, ne pouvaient prétendre à être comparés à ça. Les Divinités du coin ? Jamais vues. Pas franchement envie. Peut-être même qu'elles venaient tout droit de cet enfer rouge de malheur. Ca ne l'aurait pas surpris.

— No, répondit-il en levant de nouveau le regard. Puis, avec une grimace vaguement dégoûtée : Joder, hombre, tu ressembles à flaque de mazout. Va te rincer, tu vas prendre feu !

Il plissa le nez et s'écarta légèrement d'un pas sur le côté, se rapprochant un peu de la mer. L'espace d'un instant, il avait cru voir quelque chose qui sautillait légèrement, au niveau du dos de l'autre. La dernière chose dont Joaquín avait envie, c'était de se choper une merde tout droit venue du monde d'en dessous. Les migraines étaient déjà suffisantes. Lui-même, qui n'était pas forcément un modèle d'hygiène, avec son épais poil hirsute et souvent constellé de poussière, son haleine jadis alcoolisée et sa grande réticence à se mouiller, trouvait ça totalement dégueulasse.

Là, pour le coup, il jugeait carrément.

L’autre était franchement dubitatif. Et il ne pouvait pas vraiment être surpris de sa réaction, lui semblait également dubitatif vis à vis de la lui-même, de la situation, des événements, de ce monde entier et de l’attitude à adopter - de tout, visiblement.
C’était un autre type de point commun. Justice lui-même se sentait assez perplexe face à tout cela, et bien qu’il soit physiquement adapté à surmonter de telles épreuves, il était psychologiquement éprouvé par la survenue imprévue et quelque peu déstabilisante de tels évènements dans un lieu qu’il avait pensé être passablement tranquille, si l’on mettait de côté les meutes parfois imprévisibles.
Mais il avait du mal à comprendre la mauvaise humeur visiblement écrasante de son congénère sur le sujet de la confrontation au corps à corps avec la créature.
Il sentait une forme de frustration. Presque comme si il aurait souhaité prendre sa place. Justice avait du mal à le concevoir - y avait-il une quelconque gloire à aller planter ses crocs dans la chair souillée d’une bestiole qui n’avait ni queue ni tête, qui ne représentait rien si ce n’est une tentative hasardeuse de la nature de faire rentrer le paranormal dans ce monde ? Devait-il se sentir fier de l’avoir mis à terre ? Ce n’était pas réellement le cas, pourtant. Pas entièrement. Ce qui s’approchait le plus de la fierté était le simple soulagement de savoir qu’il était toujours capable de faire face aux difficultés, même des années après avoir quitté une société où le conflit était quotidien et violent. L’adaptabilité qu’il en avait tiré était probablement le seul avantage qu’il souhaitait conserver en bagage de son passé.
Mais de là à en être fier, de s’être ainsi acharné... Ce n’était pas le mot qu’il aurait utilisé.
Un coup d’oeil jeté à l’autre solitaire lui soufflait qu’il y avait probablement chez lui comme chez bien d’autres une certaine appétence pour le déclenchement de ces déchaînements violents qu’étaient le combat. Il avait vu et constaté à maintes reprises à quel point cet exercice primitif semblait mener à l’exaltation certains de ces semblables. Chez Justice, la relation était plus ambigüe. La violence dont il savait faire preuve n’était généralement liée qu’au jaillissement d’autres sentiments bruts et instincts primaires - colère, irritation, défense des ressources, peur. Comme si un engrenage bien huilé maintenant en place un mécanisme maintes et maintes fois revu, une roue qui à partir d’un de ces sentiments, mettant en branle une suite d’idées et de réactions jusqu’à l’amener à cette explosion de haine salvatrice qui en le propulsant dans la fureur du combat, savait le protéger des agressions extérieures.

C’en devenait presque involontaire, tant il semblait avoir été conditionné pour réagir ainsi, faisant de lui un bon petit soldat dont les pulsions resteraient maîtres malgré ses efforts pour les contrôler et les surmonter.
Ou peut-être était-ce présent dans son sang vicié, tare indélébile qui serait transmise à son tour.

Au moins avait-il pour consolation le savoir qu’il était loin d’être le pire. Si le mécanisme était bien présent, il était relégué assez loin dans son fonctionnement normal. Il était bien moins porté sur la libération systématique de sa force que la plupart de ses anciens -et quelques nouveaux de ces terres- congénères lorsqu’il s’agissait de se faire entendre ou de réagir à une situation frustrante.
Généralement, il fallait réellement le pousser dans ses derniers retranchements pour que le lien se brise et que les barrières tombent. Comme l’avait fait cette créature, en venant si impunément le saisir en plein coeur de cette savane pourtant paisible.

Ses pensées ne divaguèrent pas plus loin, puisqu’il fut rappelé à l’ordre par l’une de ces phrases truffées de mots étranges crachés dans un accent brut et marqué. Ses yeux dévisagèrent un instant le visage du loup hirsute aux babines froncées d’un léger dégoût, n’étant pas entièrement sûr du sens de sa phrase et de ses comparaisons hasardeuses, mais étant plutôt certain qu’il n’était en effet pas très présentable. Il ne s’en vexa pas et se dirigea à nouveau vers l’écume qui venait lécher la plage, retournant dans l’eau salée pour tenter de faire disparaître le sang croûté qui collait à son poil.
L’apparition du guerrier reptile qui l’avait interrompu précédemment dans sa tâche n’était pas entièrement responsable de son état déplorable puisque les paquets d’hémoglobine étaient bel et bien difficiles à décoller. Il avait beau se gratter tout en s’aspergeant d’une eau bien trop froide pour son confort, son pelage court restait obstinément chargé de ce sang noir.
Quelques minutes d’effort finirent par le débarrasser d’une majorité des plaques brunes et il regagna la plage en s’ébrouant, des frissons parcourant son corps trempé.

Et en plus, ça grattait toujours.

Sur le moment, il n’avait toujours pas remarqué les quelques points noirs qui occasionnellement se détachaient de lui pour bondir un peu plus loin, car il attribuait de toute manière sa gêne à la présence du sang incrusté contre sa peau qui aurait tendance à irriter n’importe quel épiderme.
Mais c’était probablement la même chose qui les avait attirés, de toute manière, ces parasites dont il n’avait pas encore conscience de la présence, et qui commençaient d’ores et déjà leur festin de sang mêlé et leur orgie de reproduction.
Peut-être même qu’il s’agissait d’un cadeau souvenir de ce monde rouge, qui lui avait semblé pourtant inapte à la présence de toute vie autre que celle des monstres, mais qui était peut-être un monde suffisamment désagréable pour en plus abriter des parasites suceurs de sang.

Il prit quelques secondes supplémentaires pour laisser tomber son arrière-train sur le sable, grattant sauvagement de son postérieur les quelques endroits sur son encolure qu’il sentait encore le déranger.

— Tu vas aller où, maintenant ?

La question pouvait sembler étrange, de solitaire à solitaire ; mais elle n’était finalement pas si insensée que ça. Si lui-même parcourait beaucoup de territoires, il avait néanmoins établi une certaine zone de prédilection, un semblant de chez-soi, qu’il avait pris à coeur de mieux connaître que le reste et qui pourrait faire office de micro territoire. Une zone à lui dans laquelle il ne se sentait pas tout à fait inconnu et rejeté de ces terres, en fuite perpétuelle contre des spectres dont il ne pouvait même pas attester la présence. Il ne pouvait rester bien longtemps au même endroit, mais dans les hautes et vastes chaînes de montagnes, il serait compliqué de retrouver facilement sa trace.
Alors il avait du mal à croire que tout solitaire soit complètement nomade, et l’autre avait peut-être, lui aussi, un semblant de stabilité dans son quotidien.

Et cet endroit avait peut-être été la Savane, avant tout ça, puisqu’il l’avait trouvé là-bas et que malgré son imposante fourrure, il semblait étonnamment attaché à la chaleur qui y régnait.

Sans un mot, comme résigné, l'autre solitaire s'en alla barboter dans l'eau gelée, sous le regard inquisiteur de Joaquín.

Il ne savait pas vraiment pourquoi il restait planté là à l'attendre : il ne lui devait rien, et s'il avait laissé son misérable égo de solitaire endurci et peu avenant lui dicter la marche à suivre, il aurait sans doute continué de marcher sans un coup d'oeil en arrière, longeant la plage sans jamais laisser les vagues rouler assez loin pour venir lui lécher le bout des pattes. Il demeurait pourtant immobile, observant d'un air détaché le mâle se débattre avec sa crasse au milieu de l'écume.
Sans doute que la solitude lui pesait, à la longue.
Elle avait bien ses avantages, lui garantissant une liberté totale, et la possibilité de vivre au jour le jour, sans jamais se soucier des conséquences de ses actes — puisqu'il n'avait personne d'autre à protéger que lui-même, et que sa propre protection, eh bien... disons que ça n'était pas sa priorité absolue, sinon, cela ferait bien longtemps qu'il aurait tenté de rejoindre une meute, ou il aurait sûrement passé ces dernières années gentiment retranché dans son coin de Savane sans jamais chercher à empiéter sur les terres des clans.
Fait était que Joaquín, bien malgré lui, et en dépit d'une extrême réticence à placer sa confiance en autrui — en était-il seulement capable ? –, était un animal sociable. Joaquín appréciait la compagnie des autres, quand bien même il ne le démontrait généralement pas de manière ostensible. C'était dans les petits détails. Les coups d'oeil à la dérobée. Le vague tremblement d'une babine qui hésite à se retrousser en un sourire amusé. Le fait de rester planté comme un connard à se geler le cul en attendant un mec cradingue qu'il n'avait bien vu que deux heures dans sa vie grand max.
Dans ces terres reculées, et si différentes de son pays d'origine, il n'y avait même pas de bar vers lequel toutes les âmes égarées en mal de lien social comme la sienne auraient pu converger une fois la nuit tombée.
Alors il se retrouvait là, à attendre. Sans piper mot jusqu'à ce que l'autre, pas franchement propre mais déjà bien moins désagréable à la vue qu'avant, ne revienne vers lui, visiblement en proie à des démangeaisons qui n'auguraient, selon lui, rien de bon.

L'effroi s'insinua lentement dans le coeur de Joaquín lorsqu'il crut discerner un minuscule point noir s'échapper de l'encolure de l'autre mâle pour venir bondir droit vers lui, sans pour autant jamais l'atteindre, bien heureusement. Sentant une sueur froide lui monter dans le dos, il recula discrètement d'un pas, préférant garder ses distances. Si c'était bien ce qu'il pensait, il valait mieux pour lui rester éloigné. Son poil particulièrement épais aurait eu vite fait de se transformer en véritable Mykonos à puces, si jamais l'une de ces petites créatures de l'Enfer parvenait à s'y accrocher. Certes, les gens de chez lui avaient coutume de se rouler dans la poussière assez fréquemment pour se débarrasser des éventuels parasites qui auraient pu s'accrocher à eux, mais il préférait se montrer prudent.

— Tu vas aller où, maintenant ?

Joaquín fronça les sourcils. A trop cogiter sur le meilleur moyen de se dépatouiller de la situation absurde dans laquelle il s'était retrouvé depuis qu'il avait croisé la route du monstre, il n'avait pas vraiment pris la peine de réfléchir à l'Après. En tout cas au véritable Après, celui qui surviendrait après la sieste mémorable qu'il comptait s'offrir une fois de retour à son petit terrier de fortune, non loin de la Côte.

— Quelque part où il fait chaud, fit-il, songeur.

C'était pour lui une évidence, mais c'était également le seul véritable critère qui lui venait à l'esprit actuellement. Il ne retournerait pas à la Savane. Cela dit, avait cru deviner très récemment la formation de tempêtes de poussières au Sud de cette dernière, et ça, c'était quelque chose de nouveau. Quelque chose à quoi il ne s'était pas attendu. Il irait probablement y jeter un oeil, dès demain, sans doute. A présent que cette histoire de Monde Rouge était terminée, il avait besoin de s'activer, et de faire quelque chose de ses pattes. Peut-être trouverait-il là-bas quelque chose d'intéressant, un indice quant à sa prochaine destination.
Il se serait volontiers installé dans le Canyon qui bordait les terres de la meute Lazuli, mais celles-ci étaient étrangement inaccessibles depuis quelques temps, ce qui l'emmerdait passablement.

— Et toi ? demanda-t-il, avant de froncer légèrement le nez : Je crois que tu as bichitos.

La phrase était sortie sans qu'il y pense, presque par réflexe, mais fait était qu'il était persuadé d'avoir vu un autre petit point noir jaillir de l'autre, Dieu merci pas vers lui cette fois-ci, et ça commençait sérieusement à le préoccuper, parce que merde, il acceptait qu'on l'agresse, qu'on le frappe, qu'on l'insulte, qu'on le tue même, mais jamais, JAMAIS, il n'accepterait de se coltiner des puces. C'était une barrière infranchissable, une limite de la pensée, et ce type avait tout intérêt à savoir qu'il en était infesté rapidement, pour s'en débarrasser au plus vite, parce que si on se retrouvait avec une épidémie de puces dans la région, il se carapatait direct, ou il trouvait un moyen de rentrer dans ce putain de Dôme et y restait jusqu'à ce que ça se tasse, en espérant que la situation ne soit pas similaire de l'autre côté.

Il le discernait toujours, ce dégout mêlé d’une inquiétude grandissante dans les yeux jaunes de l’autre loup noir, tout comme il remarquait la manière dont il semblait garder ses distances avec une remarquable application. Certes, il n’avait pas réussi à se débarrasser de toute sa crasse, mais il était tout de même bien plus propre qu’avant.
Il était donc difficile pour le mâle de s’imaginer ce que l’autre pouvait bien lui trouver, encore. Peut-être avait-il un problème un peu psychotique, un genre d’obsession pour quelque chose en particulier qui empêchait son esprit de s’en détacher. L’un des loups de son ancien clan était atteint de quelque chose de similaire. Toutes les longues journées passées sous-terre sans lumière ni air frais, ou bien leur sang probablement corrompu par des années de brassage trop concentré avaient aboutis à de drôles de comportements chez certains d’entre eux, si bien que celui-ci avait pour manie de nettoyer les os à l’excès, passant de longues heures à passer derrière chaque reste et chaque carcasse, léchant et rongeant longuement chaque morceau de squelette jusqu’à ce qu’il ne reste pas le moindre élément n’appartenant pas à l’os lui-même ; un travail acharné habituellement laissé aux insectes souterrains qui prenaient leur temps à blanchir les restes.
Il haussa donc un sourcil vaguement dubitatif face à ce loup à plumes, si prompt à mal regarder son pelage court quand lui-même n’avait sans doute pas lavé ce poil dru en profondeur depuis des lunes.
Peu lui importait, de toute manière. Lui ne faisait pas particulièrement attention à ces détails après des années passées dans une proximité quasi-constante avec les autres membres de sa meute, tous rassemblés dans des tunnels étroits sans la moindre intimité et où le contact était une obligation à laquelle on ne se dérobait pas.
Peu importe que ses camarades de chambrée soient eux couverts de sang, de tripes, de boue ou de poussière.

— Quelque part où il fait chaud.

Un souffle amusé s’échappa de sa truffe, presque inaudible. Ainsi, il avait vu juste et le loup sombre retournerait bientôt se terrer dans les territoires tempérés du sud de ces terres. Avec la saison froide approchant à grands pas c’était probablement la meilleure solution qui s’offrait à lui.
Sous-terre aussi, il faisait chaud.
Il se garda bien de faire la remarque cependant, déjà parce qu’il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où l’autre pourrait trouver un véritable réseau souterrain pour s'y abriter, ensuite parce qu’il n’avait pas forcément envie de s’expliquer au sujet de son expertise sur ce genre d’habitat finalement peu convenable pour un loup.

— Et toi ? Je crois que tu as bichitos.

Il avait instantanément vu le sursaut qui avait traversé le museau noir du solitaire, trahissant à nouveau son angoisse au sujet de quelque chose, et celui de Justice avait suivi dans une imitation quasi immédiate de la mimique, passablement agacé par ce petit manège.
Bitchitosse ? Qu’est-ce que c’était que ça, encore ?
Il avait en face de lui une véritable découverte linguistique digne d’un traducteur en ligne, qui s’il avait été un peu maladroit aurait peut-être pu traduire ce même mot par quelque chose comme patatas fritas, et cela aussi, ça commençait légèrement à l’agacer.
Toujours est-il que la courte phrase avait été crachée avec une sorte de précipitation, presque comme si elle lui avait échappé par mégarde. Le mâle en face de lui avait la gueule pleine de mots étranges dont il ne savait pas quoi faire et qui parfois en tombaient, pour le plus grand embarras de Justice et de sa méconnaissance complète des bitchitosses.

Ses paupière se plissèrent sur des prunelles perplexes, son visage restant tout à fait interdit face à la préoccupation mal dissimulée qui semblait grandement perturber l’autre solitaire sans qu’il ne puisse saisir une bonne fois pour toute ce qui le dérangeait.

— Bitchitosse.

Tant déstabilisé qu’il ne trouva rien de mieux que de simplement répéter ce mot d’une voix atone et désabusée.
L’écho du mot à l’accent chaud accrochait à sa langue comme s’il n’y était pas à sa place, et les syllabes cherchèrent elle aussi à bondir hors de sa gueule une nouvelle fois.

— C’est quoi, bitchitosse ?

Et pendant ce temps-là Justice ne cessait de se gratter furieusement, passant toute sa frustration dans les mouvements puissants de postérieur qui soulageaient sa peau irritée tandis que son regard inquisiteur ne quittait plus le mâle étranger.

En cet instant présent, Joaquín s'estimait très heureux de ne pas être un maniaque de l'hygiène. De ne pas être un petit bourgeois macroniste, né avec une cuillère en argent dans la bouche et un pull Ralph Lauren noué autour des épaules, choyé par sa nounou excessivement blonde et polyglotte tandis qu'autour de lui valsaient une multitude de domestiques attitrés aux tâches ménagères. D'être au contraire né dans un bar certes moins miteux que la moyenne chez lui, mais malgré tout sensiblement baigné dans la crasse. Entouré de crasseux, jour et nuit, dans un canyon crasseux, qui bordait un désert crasseux, lui-même embourbé très profondément dans la crasse ineffable d'un pays plus que crasseux, coincé à une époque où les gens, eh bien... n'avaient pas grand chose à faire de l'hygiène, puisque c'était bien là un luxe qu'on n'envisageait même pas quand on était occupé à survivre, lorsqu'on ne se mettait pas sur la gueule. Background historique qui ne pouvait que faire de lui, par association, un crasseux notoire, avec son poil épais et sec couvert de poussière, qui ne voyait bien l'eau que lorsqu'il se faisait surprendre par l'orage, ou était contraint envers et contre tout de traverser une rivière.
Non, l'hygiène, il n'en avait pas grand chose à faire. Ca n'entrait pas dans son paysage mental. C'était un concept négligé et négligeable, qu'on ne lui avait jamais inculqué que de manière excessivement sommaire — ne mange pas ça c'est dégueulasse, essuie le sang sur tes poils si tu veux pas te taper des parasites, hey ! ne mets pas la patte dans cette flaque près du bar, ton cousin a dégueulé là tout à l'heure –, dont il ne connaissait bien que les grandes lignes. Et encore. Les plus grandes. Les vraiment très, très grandes.
Il n'avait pas grand chose à faire de l'hygiène et pourtant il balisait grave. Il balisait pare qu'il se demandait si malgré toutes ses précautions, l'une de ces microscopiques bestioles des Enfers était parvenue à s'agripper à lui. Peut-être était-elle en cet instant précis en train de se frayer un chemin jusqu'à sa gorge, repoussant vaillamment les poils rêches et les particules poussiéreuses tel un intrépide aventurier as de la machette, avide de se repaître de son sang.
Les puces toléraient-elles bien l'alcool ? Peut-être qu'il pourrait occire l'animal à grands coups de téquila, ou de tout ce qui pouvait s'en approcher. Pouvait-on induire un coma éthylique chez la puce ? A combien de grammes par litre de sang devait-il tourner pour espérer se débarrasser de l'intrus ?
Et si l'intrus était prêt à mettre bas ? Et si ça se reproduisait ? Que ferait-il fasse à une invasion de puces ? Devrait-il prendre un bain ? Boire encore plus, quitte à y laisser son foie ? Plonger dans l'abîme ardente du plus chaud des volcans, quitte à y perdre la vie, voire pire, quitte à en ressortir intégralement imberbe, incapable de voir le moindre poil repousser sur son corps meurtri ?
Quelle était donc cette étrange sensation de picotement, là, au niveau de son flanc ? Etaient-elles déjà là ? Etaient-elles déjà sur lui ? Ou n'était-ce là que le fruit de son imagination, et d'une paranoïa qui, d'inconnue totale, lui était devenue désagréablement coutumière depuis que cette Chose les avait attaqués dans la Savane ?
Etait-il en train de devenir fou, comme Miguel avait pu être fou ?
ETAIT-IL, LUI AUSSI, UN MONSTRE ?!!!

Et l'autre de lui demander ce que Diable pouvait être bichitosse, en se grattant comme un forcené, à deux doigts de s'arracher des lambeaux de chairs, son arrière-train comme possédé par un démon épileptique ?
Joaquín recula d'un pas. Il n'aimait pas reculer face à un mâle, même quand ce dernier ne lui était pas hostile, mais sa sanité, tant d'esprit que de corps, primait sur son honneur.
Il songea que c'était bien la première fois qu'il agissait ainsi, étant donné que la plupart du temps, Joaquín, autodestructeur convaincu et affirmé, s'attirait des emmerdes parce qu'il ne pouvait pas s'en empêcher, puis se mettait systématiquement en danger parce qu'il était strictement hors de question pour lui de battre en retraite face à l'adversaire, quel que soit son nombre et sa puissance de feu, question de principe, merde.

— Bichitos, répéta-t-il, mais il doutât que l'autre entende la nuance — ce n'était après tout pas sa langue maternelle. Parasites. C'est pourquoi tu te... mhh... joder... ¿rascas?

Pas sûr de se faire comprendre, il amena l'une de ses pattes arrière à son cou, et fit mine de se gratter, espérant que le geste suffise à enclencher un déclic chez l'autre.

Il y eut un geste inhabituel.
Celui de reculer d’un pas. Comme si Justice en face de lui incarnait un genre de prologue à l’épisode qui les avait précédemment précipités dans une spirale du paranormal. Aux yeux jaunes qui ne le lâchaient pas il voyait bien que selon l’autre, il y avait définitivement un problème. Enfin il l’avait remarqué depuis un moment - mais ça, ce pas fait en arrière, c’était le geste de trop pour affirmer qu'il y avait un malaise.
Il ne connaissait ni l’histoire ni le coeur de l’autre solitaire en face de lui, mais si ils avaient bien quelque chose en commun c’était une certaine forme de primitivité dans leurs gestes, dans leur langage, dans leur façon d’agir et réagir. Dans les traits et les mimiques, dans les cicatrices et les accessoires, dans ces yeux jaunes qui dardaient des éclairs et ce museau qui souvent se fronçait il savait lire qu’en face de lui était un loup qui à sa manière avait lui aussi vécu la brutalité de leurs semblables. Un loup qui était finalement inscrit dans les codes d’un mode de vie ancestral fondé sur la violence et la froideur impitoyable de la vie qui ne laissait aucune place aux tendres de coeur.
Ici, sur ces terres, il y avait une drôle d’aura qui semblait éloigner une bonne partie des locaux de ces comportements à la fois si basiques et si intransigeants. Ici, il semblait y avoir l’espoir de vivre autrement, les individus avaient foi en la parole, en la bonté, en l’entraide. Ici, un pas en arrière ne devait probablement pas signifier grand-chose pour une bonne partie des loups civilisés.

Mais pour lui, pour eux, enchaînés à une communication visuelle des signes du corps, c'était lourd de sens. C'était un aveu de faiblesse.
De ce pas en arrière aurait pu découler beaucoup d'autres actions, plus ou moins violentes et vicieuses, s'ils avaient été entourés de la population avec laquelle ils avaient appris à grandir. Un pas en arrière, c'était accepter de laisser l'autre faire un pas en avant pour remplir l'espace vacant. Jusqu'à se retrouver acculé le dos au mur.

Fort heureusement, ici, le pied de la falaise était encore loin. Et si Justice fixa assez longuement et froidement l'empreinte laissée dans le sable par la patte qui avait reculé, il ne réagit guère. Il ne s'empressa pas de se rapprocher de l'autre pour tirer sur la corde. Il se contenta de l'écouter, oreilles droites, quand il réitéra le mot étrange en le laissant de nouveau couler hors de sa gueule en une prononciation chantante que Justice n'avait probablement pas correctement répliquée.

Il enchaîna avec d'autres termes. Il reconnut parasites, mais n'en comprit d'abord pas toute l'implication. Il lutta encore quelque peu avec d'autres mots incompréhensibles - puis entreprit de se contorsionner sur le sable.
Justice haussa ce qui aurait pu être un sourcil s'il n'avait pas été un loup, observant le grand corps hirsute se tordre sur lui-même pour exécuter un geste frénétique.
Le déclic se fit finalement quand il répéta plusieurs fois d'affilée ce même mouvement et que son cerveau accepta d'y trouver une similarité avec son propre comportement.

Ses yeux s'arrondirent légèrement, les connexions se firent, et il n'eut d'un seul coup plus du tout envie de se gratter.

— Oh.

Réalisation de la situation. Acceptation. Réaction.
Il n'avait pas d'autre mot à ce sujet. Il voyait bien que cette histoire de parasites terrifiait l'autre, mais lui, qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Savoir que finalement ce n'était pas la présence du sang séché qui l'irritait mais la présence de petits êtres hargneux ne changeait pas beaucoup la donne. C'était simplement plus dérangeant de s'imaginer être réveillé dans la nuit sur le long terme en ayant des indésirables qui couraient sur son poil, là où il aurait simplement pu finir par se débarrasser des dernières croûtes sanglantes. Mais à part cela, il n'avait pas souvenir d'avoir déjà été confronté à ces créatures durant les deux longues années qu'il avait passé à se presser contre d'autres corps à l'hygiène négligée -par conséquent, il avait quelques difficultés à se projeter dans le même genre de terreur et de dégoût qui emplissait l'autre solitaire jusqu'aux yeux.
Mais là encore il devait bien y avoir une raison à cela.

— Et... Comment on les tue ?

Sa voix était légèrement flottante, presque hésitante. Il avait l'impression de se soucier d'un problème qui n'était pas le sien -alors que c'était pourtant bien lui qui portait les petites choses comme un immense cargo- et de s'intéresser à un sujet dont il n'avait que faire. Si cela n'avait tenu qu'à lui il ne s'en serait pas davantage préoccupé pour le moment, se contentant de répondre aux injonctions primaires de son corps en se grattant là où ça le grattait, quand ça le grattait. Et la nature suivrait son cours et finirait bien par le débarrasser de ses colocataires en temps et en heure.
Mais si l'autre semblait tant effarouché, c'est qu'il loupait probablement quelque chose. Il y avait peut-être quelque chose de grave, bien plus grave.

La seule pensée désagréable qui lui vint sur le moment fut l'hypothèse que ces créatures venaient peut-être du monde rouge, elles aussi. Et alors là, ça lui plairait tout de suite moins de trimballer un bagage d'une autre dimension qui semblait être capable d'à peu près tout -muter, peut-être, ou bien sucer son sang jusqu'à ce qu'il devienne lui-même une de ces Bêtes au long cou.

Là, si c'était effectivement les risques qu'il encourrait, il serait bien disposé à prendre le problème très au sérieux.

— Oh.

Oh. Juste oh.
Onomatopée bien fadasse au vu de la gravité de la situation, telle que Joaquín la voyait, en tout cas.
Il en avait vu, des vieux chiens galeux rendus fous par les piqûres incessantes des puces des sables. Petits diables presque increvables dont il semblait parfois qu'on ne pouvait jamais les adopter que pour la vie, quand bien même on n'en avait guère envie.
Mais peut-être l'autre ne connaissait-il pas les puces. Cela aurait justifié qu'il lui demande comment s'en débarrasser : le concept n'avait pas l'air de grandement le chagriner, et s'extraire de l'emprise que ces choses avaient sur vous lui apparaissait peut-être comme une promenade de santé. Je commence à en avoir sérieusement marre de faire des discours sur les puces depuis trois posts en vrai.
Le problème était que Joaquín lui-même ne savait trop comment éliminer la menace. Et il savait encore moins comment éliminer des puces qui viendraient tout droit de ce monde rouge d'où ils sortaient à peine.
Il savait que ces dernières n'appréciaient guère le froid. Mais si on croyait s'en débarrasser en hiver, le répit n'était que temporaire : loin d'être mortes, ces petites saloperies — ou en tout cas leurs larves – hibernaient tranquillement en attendant le retour des beaux jours, pour revenir toujours plus nombreuses. On lui avait aussi appris que se rouler dans la poussière aidait à se débarrasser des parasites. Les bains de boue étaient ce qu'il y avait de mieux, mais encore fallait-il avoir de la pluie. Ici, ça devrait être jouable. Ne restait plus qu'à mettre ça en forme de manière compréhensible.
Lui qui n'espérait qu'une sieste, se retrouverait à lutter avec la grammaire, et à aller fouiner dans les tréfonds de sa mémoire à la recherche d'un vocabulaire utile. Joie.

— Essaye... lodo... mierda. Eau avec terre ? Et polvo après. Poussière. Je sais qu'elles n'aiment pas le froid, aussi. Mais ça ne les tue pas, elles reviennent quand il fait chaleur.

A quel moment sa vie avait-elle changé au point qu'il se retrouvât à discuter parasites avec un inconnu, au bord d'une plage où il se gelait clairement le cul ? Il était une époque où sa vie était sérieusement plus palpitante que ça. Devenait-il vieux ?
Son poitrail se gonfla alors qu'il avalait une grande goulée d'air.

— Tu devrais faire vite, avant d'en avoir trop.

Et d'en filer à tout le monde, peut-être même à moi, au bout du compte. Merci.

Il attendit quelques instants, tête penchée, hésitant entre perplexité et curiosité tandis qu'il attendait que les informations finissent de mouliner derrière ses yeux jaunes. Probablement que sans qu'ils ne le sachent, leurs pensées faisaient écho - à se demander comment on sortait d'une expérience violente issue d'une sombre histoire de mondes parallèles pour se retrouver à discuter calmement du traitement des parasites.
Certes, les dits parasites étaient possiblement liés au monde rouge. Mais quand même.

Ses oreilles s'agitèrent légèrement quand le loup noir commença à débiter des mots plus ou moins compréhensibles, faisant quelques efforts pour mêler sa langue natale avec la traduction approximative qu'il pouvait trouver. En tout cas, il s'y connaissait drôlement en bichitos.
Il emmagasina les informations en silence, hochant brièvement la tête, ses yeux davantage perdus dans le lointain et vers d'autres horizons que concentrés sur la conversation et l'autre solitaire. Regard qu'il revint finalement poser sur lui quand il l'entendit inspirer une grande goulée d'air pour conclure sa tirade.

— Tu devrais faire vite, avant d'en avoir trop.

Il acquiesça encore une fois, détaillant vaguement le visage hirsute du loup noir. Il s'imaginait très bien les petites créatures se loger confortablement dans le poil dru et fourni de son camarade.
Il souffla à son tour, expulsant une arabesque blanche hors de ses poumons, avant de se lever finalement en poussant sur ses postérieurs rendus raides par la fraîcheur des lieux. Le solitaire s'étira, sentant tous ses muscles endoloris par la bataille se rappeler en son corps en des pointes désagréables et lancinantes.

— Très bien.

Il bâilla à s'en décrocher la mâchoire, puis se releva haut et droit sur ses quatre pattes. Son regard bicolore croisa fugacement celui du solitaire à plumes, et il ne fit pas beaucoup de doutes pour les deux parias que leur entrevue touchait à sa fin. Tous deux avaient besoin de repos et de se sentir isolés de ce monde qui pour quelques heures -quelques jours ?-les avait complètement dépassés et propulsés loin, très loin du semblant de routine et de normalité qu'ils avaient pu développer.
Justice n'était pas certain de la destination finale vers laquelle ses pattes le porteraient, mais il se dirigerait vers les montagnes. Encore.
Une patte se leva et hésita quelques instants, restant en suspension au-dessus du sable. Puis elle se posa dans une direction et l'autre patte la rejoignit, puis le mécanisme de la marche se mit en place, enchaînant les pas avec de plus en plus d'assurance.
Il ne tourna l'encolure vers l'arrière au bout de quelques pas que pour accorder un maigre signe de tête à l'autre solitaire sans s'arrêter ni ralentir.

Quelque chose lui soufflait qu'il serait amené à le revoir encore une fois. Même s'il n'avait pas encore conscience qu'un nouveau Lien, dont le noir faisait effectivement partie, dormait déjà au fond de ses entrailles et irait bientôt le tirailler nuits et jours.

Face à toutes ses gesticulations linguistiques, c'est à peine si l'autre décrocha deux mots, encore une fois. Il songea à toutes ses fois où ses soeurs lui avaient reproché de se montrer trop laconique dans leurs échanges, lui qui préférait de loin les écouter parler en silence plutôt que de leur donner systématiquement la réplique. Il n'aurait de toute manière jamais pu tenir le rythme tant elles étaient bavardes.
Il se sentait le plus loquace des deux, actuellement, et ce n'était pas agréable. Premièrement parce qu'il était fatigué. Deuxièmement parce qu'il avait l'impression de gâcher son énergie à tenter d'établir un dialogue dont il n'était même pas sûr de vouloir : il avait plus l'impression de se forcer à parler par principe social que parce qu'il en avait réellement l'envie. Non pas que l'autre ait été désagréable : il lui était difficile de juger l'intérêt qu'il pouvait lui porter en l'état actuel des choses, au vu du peu d'échanges qu'ils avaient eu jusque là et des évènements qui étaient venus s'incruster dans ces derniers. Il se sentait juste usé jusqu'à la corde et baragouiner dans un mélange de langues probablement incompréhensible pour l'autre ne l'aidait pas à économiser ses forces.
Il devina aisément à l'attitude de l'autre et à son regard éteint que le sentiment était réciproque. L'heure était venue de reprendre sa route, chacun de son côté.

Il demeura immobile tandis que le solitaire se relevait et commençait à partir, se contentant de lui adresser un vague signe de tête lorsque ce dernier jeta un dernier regard dans sa direction.
En dépit du froid et de l'embrun qui déposait impitoyablement du sel sur son pelage déjà bien sale, il resta un peu plus encore, même une fois que la silhouette de l'autre ne soit plus devenue qu'un simple souvenir déjà bien flou dans son esprit embrumé, baladant son regard sur la mer. Appréciant en silence le roulis des vagues qui venaient lécher le sable à ses pattes sans jamais les toucher.
Puis vint un moment où il prit une grande inspiration, et se mit en marche à son tour.

La tentation d'aller voir du côté de la cabane que s'était bâtie la petite louve crème qu'il avait rencontré quelques temps plus tôt lui effleura l'esprit : à chaque fois qu'il était repassé, elle n'était pas là. Mais il réalisa qu'il était bien trop fatigué pour conduire le moindre échange social. Ce serait pour plus tard : dans un premier temps il avait besoin de se retaper.
Il se dirigea donc vers les terres, pensant à ce petit terrier de fortune qu'il s'était creusé en attendant de régler toutes ces histoires de dimensions parallèles et de pouvoir retourner à sa vie tranquillement. Il réalisa qu'il ne connaissait toujours pas le nom de l'autre mâle, avec son poil ras, ses puces et son cheptel de croix.
Lorsqu'il atteint enfin son abri de fortune, il s'y roula en boule, enfouissant son museau dans l'épaisse fourrure qui tapissait ses flancs, puis ferma enfin les yeux.
Son esprit vagabonda bien vite en des contrées plus chaudes et plus ensoleillées. Plus bruyantes et festives, aussi. Plus violentes. Quoi que.
Là, deux louves couleur de sable, avec leur épaisse crinière de jais, discutaient inlassablement, sous le regard apaisé d'une ombre noire.
Il s'endormit, seul avec ses souvenirs, bercé par les voix de ses soeurs, et s'il savait qu'il ne s'agissait que de simples chimères montées de toutes pièces par son cerveau fatigué, cette fois-ci il décida d'y croire.