Alumni - Joaquín.

La nuit avait été étrange.
Rares étaient celles qui avaient le mérite de lui offrir un repos réel et complet - le plus fréquemment elles étaient entrecoupées de nombreux réveils qui le tiraient brusquement des limbes avec une sensation d'alerte et une respiration rapide, puis la certitude puissante qu'il lui fallait observer attentivement chaque recoin de son abri de fortune avant de pouvoir fermer les yeux à nouveau.
Celle-ci avait été différente. Entière et sans interruption, elle avait surtout duré beaucoup trop longtemps. Lui qui souvent s'éveillait avant même de voir poindre les premières lueurs de l'aube n'avait cette fois-ci ouvert l’œil que sous un ciel pâle et bleuté, portant les couleurs d'une matinée déjà bien avancée.
Mais surtout - des images peu banales flottaient en son esprit par fragments et bribes imprécises. Des images qui ne ressemblaient en rien aux quelques souvenirs qu'il collectait parfois au réveil de ses nuits qui se résumaient majoritairement à des impressions troubles et cauchemardesques.
Cette fois-ci persistaient des paysages flous mais colorés et des sensations de liberté et de légèreté, à des années lumières des habituelles images sombres et pesantes. Il en tirait presque un sentiment plaisant. Pour une fois, ses songes s'étaient rapprochés de la définition de rêve telle qu'il se l'était imaginée.
Les rêves qui transportent, non les rêves qui enterrent.

Justice étira ses longs membres crispés par la nuit ininterrompue et s'extirpa des deux rochers effondrés l'un contre l'autre qui avaient constitués sa tanière du soir.
Humant l'air qui se réchauffait rapidement et laissant divaguer ses pensées vers la suite de sa journée, il ne remarqua pas tout de suite l'éclat de couleur rougeâtre non loin de ses pattes, égaré dans les broussailles sèches.
Quand son regard tomba sur la surface lisse de la coquille de l’œuf, un flash particulièrement vivace le tira de nouveau vers ses quelques souvenirs de la nuit.

Des oeufs. Il avait passé la nuit à ramasser des œufs de toutes sortes.
Il n'était d'ailleurs pas tout à fait loup, il était... autre chose. Et il y avait une autre présence. Des esquisses de nom flottaient dans son esprit mais refusaient de se consolider, aussi abandonna-t-il l'idée de s'en souvenir précisément pour plutôt se pencher sur l'ovoïde sorti de nul part.
Il aurait pu jurer qu'il n'avait pas été là la veille. Il le flaira ; tentant de déceler la moindre information de sa provenance, mais aucune odeur ne traînait sur sa coquille. C'était comme une apparition vierge de toute explication. Et il partageait une ressemblance toute particulière avec ces drôles d’œufs qu'il avait vu en tant de couleurs différentes dans cette nuit fantasmagorique.

Ses yeux se froncèrent un instant, un bref grondement mécontent fit vibrer sa gorge.
La dernière fois qu'il avait été confronté à la magie de ce monde, cela ne s'était pas tout à fait bien terminé.

Mais ce n'était qu'un œuf.

Il se remémora la bataille qu'ils avaient du mener dans le désert d'argent, lui et les deux autres solitaires, parce que des bestioles hostiles étaient sorties d'un œuf.

Mais il avait l'air inoffensif.

Et un drôle de pressentiment, comme un murmure discret à ses oreilles, lui soufflait que rien de mauvais ne pouvait sortir de cette coquille aux reflets de rouille.
Justice s'allongea sur le sol de graviers avec un soupir, capitulant à cette injonction étrange qui allait pourtant à l'encontre de toute prudence.
Il posa la tête non loin du buisson, ne touchant l’œuf que du regard, papillonnant doucement des yeux.

L’œuf se craquèle. Crac crac. Un coup de patte fait explose le bas de ton œuf. Puis une aile sort du coté. Et quand enfin tout tombe, la petite créature s'étire. Se tortille. Piaille. Se frotte les yeux.
Et te regarde, toi. Son nouveau papa.

Draginsecte Oiseau - Trop faible pour attaquer
Il possède une grande endurance au vol, si bien qu'il est l'un des rares à pouvoir voler à plusieurs mètres du sol. Il à une excellente vision, ce qui l'aide à repérer les prédateurs.

Les minutes passaient et rien ne se produisait. Le soleil montant reluisait doucement sur la coquille et grignotait les centimètres d'ombre qui couvrait encore l'entrée de son abri, bientôt les rayons s'apprêteraient à réchauffer son poil.
Un bruit le fit sursauter - contre toute attente, cela provenait de l’œuf. Ses oreilles se redressèrent et il posa un regard vif sur la fissure qui était apparue, la curiosité brillant au fond de son regard - avec une toute petite dose de prudence qui crispa ses doigts, se préparant à toute éventualité vis à vis de ce qui pourrait émerger de la coquille.
Loin d'un scorpion épineux à l'air agressif, c'est une aile orange striée de rouge qui s'agita, puis tout le reste s'effrita et tomba en morceaux.

Une drôle de créature, mi-insecte mi-oiseau mi- autre chose, l'observait de ses minuscules yeux bleus en piaillant.
Justice resta interdit à observer la créature se débattre, les plumes et le duvet encore collés par le liquide visqueux contenu dans l’œuf, se détendant progressivement mais restant malgré tout sur ses gardes. Au cas-où certaines menaces de ce monde se cachaient vicieusement derrière une apparence touffue et apparemment mignonne.

Rien ne se passa pourtant durant plusieurs minutes - la chose colorée se contenta de s'agiter, puis peu à peu se rapprocha - non pour montrer un quelconque signe d'agressivité mais simplement pour se coller à lui.
Sa première réaction fut un léger mouvement de recul, une patte se levant presque pour repousser la bestiole. Mais il n'en fit rien.
Au lieu de cela il se mit à fouiller les alentours des yeux - qu'est-ce que cela pouvait bien manger ? Ici dans les montagnes et à cette altitude encore quelque peu élevée, il ne trouverait probablement pas grand chose. Un soupir plus tard, il était sur ses pattes - et la créature lui fit le plaisir de montrer qu'elle savait déjà se servir de ses ailes, qui se déployèrent et lui permirent de s'élever maladroitement à quelques mètres de hauteur. Il la suivit des yeux, laissant s'installer l'esquisse d'un sourire à la vue de cet unique animal qui semblait bien décider à le suivre.
Le regard du grand mâle se déporta en contre-bas, là où il pouvait distinguer le canyon dans lequel il ne s'était pas aventuré depuis si longtemps, même après son court passage dans ces terres enfin libérées. Où il avait pu constater avec une certaine déception que les lieux autrefois regorgeant de proies et de verdure étaient désormais morts et asséchés.
Ça valait tout de même le coup d'essayer.
Il gardait un souvenir d'une flore imposante et résistante au fond du canyon et d'un fin cours d'eau, mais les nappes de brumes qui s'accrochaient encore aux profondeurs du ravin à cette heure ne laissaient transparaître aucune indice.

Il faudrait descendre voir.

La marche dura à peine plus d'une heure - son abri pour la nuit ne se situant pas si loin de la limite où les montagnes se muaient peu à peu en falaises abruptes, et le plus long étant ensuite de trouver un chemin pas trop escarpé pour rejoindre le fond du ravin protégé du vent sec et puissant qui balayait les hauteurs. Au léger vrombissement que produisait la créature colorée dans son dos il n'avait même pas besoin de se retourner pour s'assurer de sa présence.
Problème : même la végétation coriace semblait ici être en souffrance et peiner à perdurer.
Son museau passa sur quelques feuilles jaunies et cassantes, effleura le sol craquelé à la recherche d'une trace d'humidité là où autrefois avait coulé une rivière.

Il redressa l'encolure avec un soupir dépité, cherchant du regard la bestiole qui s'était posée sur un rebord de la falaise et frottait sa tête blanche et ronde contre ses ailes aux vives couleurs.

— Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir manger, mh ?

Sa voix rauque et quelque peu éraillée résonna autour de lui en échos, revenant à ses propres oreilles sans l'ombre d'une réponse. Lui d'habitude si peu loquace, il se sentait un peu con à parler à une sorte de gros insecte orange et rouge qui avait eu pour seul mérite d'apparaître non loin de lui après un étrange rêve -sans quoi il ne lui aurait probablement pas accordé d'attention, à cet œuf - et qui n'était de toute façon pas prêt de pouvoir le comprendre et encore moins lui répondre.
A part par ce bref gazouillis mêlé à un bourdonnement qu'il émit à l'instant.

Nouveau soupir.

Si la nuit de Joaquín avait été assez similaire à celle passée par Justice, quoi que largement moins productive, il n’avait pas eu le loisir de trouver un oeuf à ses côtés lorsque les rayons du soleil étaient venus lui chatouiller le nez à l’aube, s’infiltrant dans la crevasse où il avait élu domicile pour la nuit par quelques fêlures présentes dans le mur de roche au sein duquel il s’était niché. Ce n’était pas une mauvaise chose en soi : à l’exception de l’étrange chasse à l’œuf qui hantait sa mémoire — était-il un putain de lapin ? Et avait-il réellement parlé à l’une de ces pirates ? Plus il y songeait, et plus les images devenaient confuses, éparses, et semblaient s’effacer d’elles-mêmes –, ses deux dernières expériences en la matière s’étaient avérées assez catastrophiques. Ou en tout cas pas franchement grandioses.
Il n’allait cependant pas les qualifier de désagréables.
Car elles ne l’étaient pas totalement.

Pas d’œuf, non, mais il n’était pas seul pour autant. Car il avait suffit que son corps frémisse, tandis qu’il sortait de sa léthargie, papillonnant des yeux, pour qu’il sente de petites griffes qui tressaillaient sur son dos, agrippées à l’épaisse toison qui recouvrait son corps non loin de son encolure : c’était visiblement là que son oiseau avait choisi de passer la nuit, l’endroit étant trop étroit pour qu’il se trouve un perchoir autre que Joaquín lui-même. Il leva lentement la tête, veillant à ne pas faire de mouvement trop brusque qui auraient pu éjecter le petit animal. Bailla la gueule grande ouverte, puis se mit sur ses pattes, s’étirant longuement par la même occasion. Le passereau avait déjà bondi à terre lorsqu’il s’ébroua enfin, connaissant désormais parfaitement les habitudes matinales de son compagnon carnivore. Se secouant à son tour, il finit par sautiller en direction de la sortie de l’abri de fortune où ils avaient passé la nuit, avant de se retourner vers le loup noir, attendant qu’il prenne sa suite. Ne pouvant réprimer un nouveau bâillement, Joaquín sortit à son tour de la brèche, savourant avec délice la caresse du soleil sur son poil — et constatant que ce dernier était déjà haut dans le ciel : il avait dormi comme un loir.

— Hice un sueño muy raro, marmonna-t-il avant de s’ébrouer de nouveau, puis de baisser le nez vers le tangara, qui l’observait avec curiosité. Parecía muy real, pero tu no estabas aquí.

L’oiseau et le loup se dévisagèrent quelques seconds, ce dernier semblant attendre quelque chose du volatile. Quelque chose qui ne vint visiblement pas, puisque l’oiseau finit par perdre patience et par s’envoler, allant se percher sur un bout de falaise quelques mètres au-dessus de lui. Joaquín le suivit du regard, tendant le cou pour mieux le voir alors qu’il s’élevait toujours plus haut dans le ciel. Un sourire en coin étira ses babines.

— Por supuesto no me vas a contestar.

S’attendait-il réellement à ce que son compagnon se mette soudain à lui répondre, comme cette poule à moitié déplumée qui lui avait servi de partenaire ?
Au moins, ça lui donnait la confirmation que tout ceci n’avait été qu’un songe. Et qu’il en était désormais bien sorti.
S’étirant une ultime fois, il roula lentement des épaules, puis se mit en marche.


Si ce lieu n’était guère aussi vaste que son Canyon natal, fait était qu’il regorgeait mille surprises, qui faisait de chaque journée que Joaquín y passait une petite excursion en soi. Néanmoins, il en connaissait désormais la majeure partie, et avait vite fini par adopter quelques petits rituels matinaux, sans vraiment s’en rendre compte, sans même y penser non plus. Ses pattes avaient fait le travail, le guidant encore et encore jusqu’aux petits points d’eau, généralement bien cachés, qu’il avait repérés. Là, il prenait le temps de boire. Puis envisageait, enfin, de réfléchir à ce qu’il allait faire du reste de sa journée.
Il n’en eut ce matin pas la possibilité. A peine avait-il levé le nez de la flaque qui lui avait servi d’abreuvoir ce matin-là que quelque chose en lui s’était manifesté. Un sentiment diffus mais tenace, comme un appel. Une connexion. Dont il connaissait désormais l’origine. Sur ses gardes, il avait quitté la petite caverne où il se trouvait alors, et s’était mis à longer la falaise qui en garantissait l’entrée, sentant sans la moindre difficulté que le lien se renforçait. Jusqu’à ce qu’une brise tiède ne lui apporte une odeur familière, qui avait mit fin à toute tension qui pouvait exister en lui. C’était la deuxième fois ce matin qu’il s’était autorisé à laisser sa gueule esquisser un sourire. Il avait légèrement accéléré le pas, trottinant maintenant avec assurance.

Il trouva le solitaire affublé tout en bas du Canyon, là où avait jadis coulé une rivière, dont le seul souvenir subsistait désormais par le biais d’un lit tristement asséché, encore légèrement craquelé par endroits. En train de s’adresser au mur. Ou à quelque chose au niveau du mur. Perplexe, il s’avança lentement, finissant de longer un étroit sentier qui lui permettrait de définitivement atteindre le fond du Canyon, ses yeux jaunes scrutant la paroi rocheuse. Il finit par y déceler quelque chose d'inhabituel, un petit tressaillement coloré perché à quelques mètres de hauteur. Une espèce de créature des plus étranges dont il ne savait pas trop si elle ressemblait plus à un insecte qu'à un oiseau. Un coup d'oeil en direction de sa gauche où se trouvait perché son propre oiseau lui indiqua que ce dernier semblait avoir également repéré la créature, et dardait sur elle un regard partagé entre curiosité et méfiance.
Qu'est-ce qui pouvait bien pousser cette chose qui, si elle était certes différente de ce à quoi il était coutumier, faisait tout de même partie du paysage, à attirer ainsi l'attention de Poil Ras ?

— Pourquoi tu parles à bichito ?

C'était après tout un bichito comme un autre. Pour le moment. Enfin, un peu. En tout cas il n'avait pas la moindre idée de ce que ça pouvait être et c'était donc le premier mot qui lui était venu à l'esprit pour désigner... la chose.
Entre ça, les puces et les scorpions, à croire que leur monde ne tournait décidément qu'autour des bestioles. Ca devenait un running gag dont il n'était pas sûr de réellement l'apprécier.

Quelque part, ça ne le surprit pas que ce soit à ce moment précis que des pas se mirent à s’approcher de sa position, accompagnés d’une torsion familière dans les entrailles ; comme si c’était maintenant devenu une évidence que les évènements étranges venaient de pair avec sa présence.
Habituellement il sentait le Lien s’agiter bien plus tôt, mais il avait été trop accaparé par l’étrange créature pour y prêter attention et avait donc été inattentif. Une erreur à ne pas réitérer trop souvent, car s’il reconnaissait l’odeur qui flottait vers lui, il n’était pas dit que chaque individu amené à s’approcher de lui soit amical, aussi ne fallait-il négliger aucun sens lui apportant ce type de vigilance.

La silhouette noire finit par se découper au détour d’un rocher et les yeux jaunes de Roakine allèrent fouiller la paroi jusqu’à se poser sur cet… insecte, et de nouveau vers lui.
Il espéra brièvement que l’autre solitaire ne l’avait pas entendu, ce qui lui expliquerait de fournir des explications qu’il n’avait pas forcément.

— Pourquoi tu parles à bichito ?

Evidemment.
Justice retint un soupir et passa rapidement sa langue sur ses lèvres. Il n’avait pas honte, non – ce sentiment était probablement quelque chose qu’on n’avait pas cherché à leur inculquer car il n’était pas utile et il ne signifiait rien, les choses étaient comme elles étaient, et se sentir gêné par quelque chose n’était qu’un encombrement émotionnel dont on se passait bien en plus d’être un luxe des sociétés un minimum civilisées.
Il n’avait donc aucunement honte d’avoir été ainsi surpris à converser avec la créature – il ne savait simplement pas quoi dire.

— … Je ne sais pas.

Inclinant légèrement la tête, il observa la bestiole qui l’avait suivi sous un angle nouveau. Roakine l’avait appelé un bitchito, et cela le rendait confus. S’agissait-il du même genre de parasite que ce qui lui avait valu tant de regards outrés de sa part ? Est-ce qu’il en avait déjà vu, des comme ça ? Devait-il s’en débarrasser au lieu de chercher à le nourrir, comme les autres ? Celui-ci n’avait pourtant pas cherché à lui sucer le sang. Et il n’avait pas du tout la même gueule, ni la même taille.
Bitchito était peut-être de ces termes à multi usages qui pouvait signifier plusieurs choses à la fois.
Ou bien pas du tout.
Il devait bien avouer qu’il n’était pas loin d’être perdu et déboussolé, encore.

— C’est sorti d’un œuf à côté de ma tanière, après un rêve… étrange. Ça me suit, depuis.

Il n’ajouta pas qu’il cherchait à trouver ce qui pouvait bien lui servir de nourriture. Autant ne pas créer de semblant de lien affectif et ne pas laisser penser qu’il pouvait y tenir, ce qui n’était pas –encore- le cas, si le mâle noir lui apprenait qu’il devait le tuer.

C’est le moment que choisit la chose, alors qu’elle était durement sondée par son regard bicolore, pour s’agiter en tous sens, elle qui avait jusque-là été si calme et si docile. Les plumes colorées s’étaient ébouriffées et des sons aigus s’échappèrent du bitchito qui sautillait maintenant de rochers en rochers et battait quelques fois des ailes avant de les replier, comme s’il cherchait à s’envoler avant de se raviser.
Perplexe, Justice s’approcha à pas prudents, tendant le museau vers l’insecte-oiseau pour le renifler. Peut-être était-il malade.
Peut-être avait-il senti une certaine forme de méfiance et les prémices d’une animosité se tourner vers lui, auquel cas il se mettait à paniquer.
Ou peut-être, comme toute créature semblable à une proie qui sentait la présence d’un danger imminent, il s’affolait et tentait de leur communiquer quelque chose en restant sur place au lieu de fuir à tire d’aile.

Mais à part les deux loups, il n’y avait rien dans ce canyon desséché. Son regard fouilla rapidement les alentours mais ne parvint à déceler aucune menace, et chaque fois revenait sur la créature qui ne cessait de bouger et de piailler, attirant son attention et troublant ses autres sens – ce qui commençait également à l’agacer.
Justice se tourna par conséquent vers la seule autre créature avec laquelle il pouvait entretenir une communication intelligible.

— Pourquoi il fait ça ?

Le ton se fit un peu sec et pressant, comme si Roakine pouvait lui apporter une expertise rapide sur les bitchitosses, une babine légèrement remontée sur un croc et les poils de son échine hérissés par ce satané sentiment d’alerte que le parasite avait réussi à instaurer en lui.

Ses yeux fouillaient désormais les parois rocheuses et scrutaient les ombres plus loin dans le canyon.
Mais à part davantage de frustration, il ne trouvait rien.
Sa queue se mit à fouailler l’air de quelques coups secs.

— ... je ne sais pas.

Il arqua un sourcil interrogateur, se gardant cependant bien d'ajouter quoi que ce soit. Les railleries auraient été hypocrites, quand bien même elles étaient tentantes : lui-même se trimballait désormais avec un oiseau, auquel il ne manquait pas de s'adresser lorsqu'il s'était assuré qu'il n'y avait personne dans les parages pour le prendre sur le fait. S'il pouvait se montrer taquin avec les personnes qu'il appréciait, avoir grandi entouré de deux soeurs au caractère bien trempé lui avait vite appris que les taquineries étaient toujours susceptibles de subir un retour de flamme, aussi s'abstiendrait-il de charrier l'autre sur une action qu'il pratiquait lui-même en secret. C'aurait été tendre le bâton pour se faire battre par la suite : il ne se faisait pas d'illusions là-dessus. Son karma était bien trop merdique pour qu'il y échappe. Le seul fait d'émettre la moindre plaisanterie l'aurait probablement condamné par avance à se faire surprendre par Poil Ras alors qu'il s'adressait lui-même à son oiseau. Peut-être demain, peut-être bien des années plus tard, pour peu qu'il survive jusque là. Joaquín n'était pas superstitieux, mais il restait conscient de son inévitable manque de chance dans la vie.
Et contrairement à Justice, il n'était pas immunisé contre la gêne.

— C’est sorti d’un œuf à côté de ma tanière, après un rêve… étrange. Ça me suit, depuis.

Il entrouvrit la gueule à peine le début de la première phrase formulé, prêt à gronder ou cracher quelques paroles acerbes de mise en garde — il savait très bien ce que cela pouvait faire de trouver un oeuf sur le point d'éclore chez soi et dans son cas ça ne s'était pas formidablement bien passé –, mais se ravisa de peu en entendant la suite.
Un rêve étrange.
Pour une raison qui le dépassait, ces mots avaient semblé trouver écho dans son esprit. Car lui aussi avait fait un rêve étrange cette nuit, un rêve dont il était sorti avec le sentiment qu'il n'était pas tout à fait normal. Et voilà que cette bestiole lui rappelait de manière fugace les couleurs chatoyantes des oeufs qu'il avait passé une bonne partie de sa nuit à chasser. Se pourrait-il que... ?
Perplexe, il leva de nouveau les yeux vers l'étrange créature, s'approchant lentement jusqu'à venir se placer aux côtés de l'autre mâle. Les lèvres pincées, il observait attentivement l'animal. C'était quand même une coïncidence des plus étranges. D'autant plus que n'étant guère imaginatif, il lui avait paru étrange de rêver de choses aussi inhabituelles et sensiblement plus originales que son quotidien, quand bien même ce dernier avait revu à la hausse ses standards de normalité depuis qu'il était venu vivre ici. Et il était encore plus étrange de tomber sur un animal mystérieux ressemblant à s'y méprendre à ces bizarreries qui avaient hanté ses songes l'espace de quelques heures.

— Est-ce qu'il y avait des lapins dans ton r...

Les mots se perdirent dans sa gorge lorsque soudain, le bichito se mit à s'agiter, battant tristement de ses petites ailes en poussant des cris aigus qui lui firent plaquer les oreilles contre l'arrière de son crâne, les babines frémissantes. Justice, à sa gauche, semblait tout aussi désarmé que lui.
On aurait pu croire que la chose souffrait — ça aurait justifié un tel état d'agitation –, ou avait peut-être faim, à la manière qu'avaient les oisillons de se mettre à brailler dès qu'ils voyaient leurs parents débarquer dans l'espoir qu'ils leur ramènent quelque chose à becqueter. Il leva instinctivement les yeux vers son propre familier, se demandant si ce dernier, étant sans aucun doute plus apparenté à l'hybride oiseau-insecte, aurait une réaction pouvant les aiguiller. Et le passereau n'était effectivement pas insensible à l'appel du bichito. Ce qui était en revanche vaguement alarmant, c'était qu'au lieu de s'approcher, ou de s'en aller, ou même de ne rien faire dans l'optique où la situation l'aurait laissé totalement indifférent, le tangara ne tarda pas à s'agiter à son tour. Émettant des piaillements aigus dont Joaquín ne pouvait s'empêcher de penser qu'ils tentaient de l'alerter de quelque chose, il alla jusqu'à quitter son perchoir pour aller voleter un peu plus loin, se perchant plus haut encore, et par conséquent, plus loin d'eux. Sans jamais cesser d'émettre de cri dérangeant et de darder sur eux ses yeux rouges avec insistance.
Il n'en fallut pas plus pour que les crocs de Joaquín se dévoilent totalement. Son poil se hérissa en un instant, doublant de volume, et se retournant sur lui-même il balaya les alentours du regard, humant l'air avec attention.

— Quelque chose ne va pas.

Mais l'air était sec et le vent, absent.
Il n'avait guère que ses yeux pour l'aider. Et tout ce qu'il voyait, pour le moment, c'était des roches rouges, sur lesquelles se découpaient péniblement les quelques ombres que parvenait à projeter sur elle un soleil qui était désormais à son zénith.

Il était on ne peut plus d'accord avec l'analyse de Roakine.
Quelque chose n'allait pas. Encore. Ça en devenait une blague. Comme si sa présence aux côtés de l'autre loup noir lui attirait systématiquement des ennuis. Comme si tous deux étaient de véritables catalyseurs de problèmes.
N'était-ce pas un peu l'ironique vérité ?
Justice ne fit pas long à imiter son camarade, retroussant des babines déjà frémissantes sur ses crocs, levant haut et droite la queue. Lui n'avait pas de fourrure aussi imposante à dresser, mais il était déjà haut sur pattes et son poil court avait l'avantage de laisser deviner les muscles gonflés et secs qui roulaient sous ses épaules couturées de cicatrices plus ou moins fraîches - comme cette brûlure récoltée à la frontière Etelkrus, cicatrisée bien que toujours sensible et particulièrement vilaine.

Leurs yeux sondèrent les environs, dans cette tension fébrile et ce silence seulement brisé par le ronflement sourd de leurs grondements et les piaillements agités des deux créatures - il venait tout juste de remarquer l'autre oiseau d'un bref aller-retour du regard, mais le moment n'était pas à se poser des questions.

Pendant plusieurs secondes rien ne se passa mais aucun des loups ne désirait baisser sa garde.

Puis il surgit.

Le danger qui les guettait s'arracha aux ombres violacées du canyon pour bondir dans la lumière, son pelage fauve moiré d'éclats d'or, resplendissant au soleil alors qu'il avait su si bien se fondre dans les ténèbres pour qu'ils ne le remarquent pas jusqu'alors.
Le grondement de Justice s'intensifia, la bête se mit à leur tourner autour, ses gigantesques canines encadrant un museau large et plissé.
Il n'était pas expert en espèces et beaucoup lui étaient inconnues, quelque chose lui disait pourtant que ce félin provenait d'un autre temps et n'aurait pas du se trouver ici, face à eux.

Toujours était-il que tout chez lui était énorme - ses dents, sa tête, son poitrail, ses épaules, ses pattes, ses griffes.
Et il avait l'air particulièrement en colère, aussi. Ou plutôt affamé - et naturellement, c'était vers eux qu'il s'était tourné au milieu de ces terres asséchées.
Au début Justice ne bougea pas, campant ses positions et faisant simplement de son mieux pour paraître le plus imposant possible aux yeux de l'adversaire, verrouillant leurs regards ensemble, tenant tête au prédateur plus puissant qu'il était. Mais ils étaient deux - et pas du genre à se laisser marcher sur les pattes.
La bête ne semblant pas décidée à les laisser tranquille et à devoir abandonner son repas, leur petit jeu d'intimidation mutuelle risquait de se solder par un combat pour sauver -encore- leur peau. Mais Justice préférait à tout prix l'éviter autant que possible au vu des attributs de leur adversaire - et il imaginait que son camarade canidé également.

Jetant un bref coup d’œil à Roakine, Justice se mit alors à marcher lentement en cercle, au même rythme mesuré que le dent de sabre, le toisant sans cesser de gronder à travers ses crocs serrés.
D'un bref signe du museau, il intima à l'autre solitaire d'en faire de même et de tourner autour du fauve parallèlement à lui.

La stratégie était risquée.
Faire front ensemble pour constituer un bloc plus imposant pouvait décourager le félin, tout comme cela les mettait en danger de finir écrasés en même temps sous son large poitrail, chacun attrapé par une patte.
Se séparer le forcerait à choisir un élément mais laisserait l'autre libre de ses mouvements - le plus prudent selon lui.
Dans le pire des cas, l'un d'eux au moins survivrait.

Mais là encore, il n'avait jamais rencontré pareille bête et n'avait pas la moindre idée de sa façon d'agir - et de comment la contrer.

— Puta madre.

Soufflé entre ses crocs pour toute réaction face à l'apparition soudaine d'une énorme carcasse qui, si elle n'était pas sans lui rappeler un félin, ne ressemblait en rien à ce qu'il se définissait comme pouvant effectivement exister sur Terre sans que ça ne lui retourne l'esprit comme on aurait retourné une empanada. A ce niveau-là toutefois, le choc relevait presque de l'habitude, aussi l'intonation tendait-elle plus vers la lassitude que vers la réelle surprise.
Pourrait-il se passer ne serait-ce qu'une interaction avec ce mec qui n'ait été interrompue par... eh bien, par une aberration quelconque, mais systématiquement hostile ? Si l'occasion se présentait un jour, songea-t-il avec un certain détachement, il lui faudrait penser à demander à l'autre s'il faisait preuve d'autant de malchance lorsqu'il était seul que lorsque leurs routes se croisaient. Afin de savoir si l'un des deux était plus malchanceux que l'autre, ou s'ils étaient égaux sur l'échelle de la loose et qu'une fois leurs pouvoirs combinés, ils se voyaient octroyée la capacité d'atteindre les sommets stratosphériques de l'acharnement karmique.
Au final, croiser Justice, c'était un peu comme aller faire son jogging le matin dans le quartier avec un voisin. On se trouvait à l'angle de la rue, à peu près fringants, et on savait dans tous les cas qu'on allait ressortir de l'expérience essoufflés et beaucoup moins en forme. Généralement dégoulinants et sang et non de sueur, à moins que ledit jogging n'ait été interrompu par une collision quelconque avec un engin roulant.

Voici donc qu'aujourd'hui, Justice et Joaquín faisaient la connaissance non pas d'une horreur difforme venue d'un monde imbriqué à l'envers dans le leur, ni d'un arachnide géant que le hasard aurait eu la folle idée de croiser avec une plante, mais d'une espèce de gros chat qu'il espérait trop musclé pour être aussi souple que ses petits cousins. Avec des dents comme des dagues. Et une queue atrophiée des plus intrigantes.
C'était un peu la colonie de vacances, l'extase des grands espaces et la découverte d'une faune insoupçonnée. C'était Jurassic Park.
C'était sa putain d'existence depuis qu'il avait jugé opportun de venir résider sur ce continent de malheur, pourtant chaudement recommandé par sa grand-mère qui était quand même quelqu'un de censé, et le pire dans tout ça, c'est qu'il avait fini par s'y habituer.
Avec une forme de résignation qui aurait mortifié son lui plus jeune s'il avait pu assister à la scène, il coula un regard en coin à l'autre solitaire, et attendit quelques secondes qu'il se soit suffisamment avancé pour lui emboîter le pas, se maintenant à allure égale, décrivant exactement le même cercle que Justice autour du grand prédateur, les deux loups toujours face à face, leur invité au milieu.

Il émit un aboiement bref, aussi bien une menace adressée à ce dernier qu'un ordre destiné à son oiseau, qui comprit immédiatement ce qu'on attendait de lui et alla s'envoler plus haut encore qu'il ne l'était déjà, se posant sur la falaise au-dessus d'eux hors d'atteinte, mais de manière à ne rien pouvoir perdre de la scène qui semblait bien partie pour se dérouler là. A moins que l'animal n'ait réalisé qu'il ne s'attaquait pas là de simples tas de viande, mais à deux individus qui, s'ils étaient moins imposants que lui, étaient prêts à se défendre.
C'était quand même la deuxième créature anormale qu'il croisait dans ce Canyon depuis qu'il y trainait de manière quasi-quotidienne.
C'était peut-être lui qui les attirait, au final. Ou alors l'expérience était si fréquente sur ces terres qu'elle était en fait totalement naturelle, et qu'elle le surprenait juste de part sa différence avec ce à quoi il avait été habitué dans sa jeunesse. A une époque où l'Enfer, c'était les Autres, et non pas quelque démon venu tout droit de contrées surnaturelles, peut-être souterraines, dont il ne souhaitait en aucun cas vérifier l'existence.

Lui emboîtant le pas sans broncher, Roakine s’était à son tour positionné dans la démonstration de force qui s’était mise en place.
Yeux dans les yeux avec le prédateur, Justice s’appliqua à maintenir le rythme et la trajectoire, observant la forme noire de son camarade décrire pareil manège à son opposé.
Pris en tenaille entre les deux loups, le sabre n’en semblait pas pour autant intimidé. Le regard doré ne voulait pas le quitter et Justice pouvait presque y lire une certaine fierté, si tant est que pareil animal en possédait – il se trouvait néanmoins en position de force même en étant seul, et il le savait. Plus les secondes passaient, lentes et dangereuses, se balançant sur le fil de l’incertitude de l’action suivante – plus le solitaire doutait de la réussite de leur manœuvre. Car chaque instant gagné semblait plutôt profiter au félin pour observer leurs corps plus frêles que le sien, les détailler de ses iris perçants, et le décider un peu plus encore sur la voie que oui, vraiment, il allait rester ici et tenter de les tuer.

Justice ne se laissa pas flancher pour autant. Crocs découverts et muscles frémissant, il guettait les mouvements du massif ennemi.
Quand il tenterait d’envoyer l’une de ses lourdes pattes sur lui – car il avait l’air de l’observer bien plus souvent que son autre camarade canidé… Eh bien, il n’aurait qu’à se soustraire à son attaque.

Et le moment ne tarda pas à venir.

Le déclic se fit avec une certaine fluidité, quand au lieu de continuer à poser ses larges pattes l’une après l’autre dans ce cercle que mutuellement ils décrivaient le félin banda plutôt les muscles de son arrière-train. Les babines se relevèrent sur des crocs déjà démesurés et tordant son corps solide vers l’arrière, c’est vers lui qu’il bondit, toutes griffes sorties et brandies comme des sabres.
Lâchant un aboiement rauque de prévention pour Roakine, Justice relâcha toute la tension de ses muscles dans une embardée sur le côté.
Il esquiverait l’attaque, et ramènerait par la même occasion leur adversaire vers les crocs de son équipier.
Quand leur mécanique se serait enclenchée… Le puissant félidé avait beau être plus grand, plus puissant, eux avaient l’avantage d’être deux pour mener la danse.

Il suffisait de ne pas faire de faux pas.

Les griffes meurtrières filèrent au-dessus de son crâne, n'accrochant pas même un poil. Tandis que lui, d'un bref coup de crocs lancé vers le ventre crème, il pinça la peau et y arracha un bout de peau.

Un avertissement. Cela ne sera pas si facile, gros chat. T'as choisi les deux mauvais connards. Ceux qui ont pris l'habitude d'encaisser sans baisser l'échine et refuseront de crever avant toi.

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Leur manège ne parut guère impressionner l'énorme animal, qui, loin de se démonter, continua d'aller et venir, toujours aussi menaçant, toujours aussi imposant, et toujours aussi indéchiffrable.

Difficile de dire ce qui pouvait bien se passer derrière ces deux iris ambrés qui allaient de Justice à lui, puis de lui à Justice. De tous les prédateurs usuels auxquels il avait jamais pu être confrontés, c'étaient bien les félins qui déroutaient le plus Joaquín. Avec leurs courbes qui se roulaient et se déroulaient avec élégance lorsqu'ils se déplaçaient, même dans la bataille, leur vitesse et leur furtivité sensiblement plus élevées que les siennes et leurs maudites griffes rétractiles. Fier d'une force brute bien supérieure, il était toujours parvenu à se défaire de ces derniers en jouant de cette dernière, misant sur sa résistance physique pour essuyer les nombreuses estafilades et pousser lentement son ennemi à l'épuisement, le ralentissant jusqu'à ce qu'enfin l'affrontement soit équitable sur le plan de la vitesse.
Malheureusement pour lui, ce matou là était une armoire à glace, qui n'était pas sans lui rappeler certains énergumènes qu'on pouvait trouver chez lui — les fils de Daniel en premier. Ne restait plus qu'à espérer que son large gabarit le rende moins agile que ses petits cousins. Et que des fils de Daniel, il ait peut-être aussi l'intellect. Il se savait capable d'affronter un bourrin crétin, mais un bourrin malin, ça aurait été un peu trop injuste, même venant d'une Mère Nature dont il avait toujours fortement soupçonné qu'elle fasse tende à faire preuve d'un certain favoritisme lorsqu'il était question de concevoir certains individus par rapport à d'autres.

Autre fait notable, leur nouvel ami était doté d'un épais pelage, et il n'était pas certain que le climat ambiant lui soit très favorable. Un tel amas de muscles devait surchauffer rapidement. Le problème était de réussir à épuiser le sabre avant que ce dernier ne réussisse à refermer sur eux son énorme mâchoire surmontée de crocs aux dimensions tout bonnement absurdes.
Une bien belle matinée, décidément.


Comme c'était bien souvent le cas avec les félins, il suffit d'un battement de paupière pour que leur assaillant cesse de piétiner sur place et fonde tout bonnement sur Justice qui, dans un aboiement préventif, parvint à se soustraire à son attaque. Il ne fallut qu'un instant pour qu'à son tour, Joaquín se ramasse sur lui-même et se propulse sauvagement sur cette cible qui, au moins, serait plus difficile à rater qu'un puma du désert, visant l'une des pattes antérieures. Plus vite ces dernières seraient mises hors d'usage, mieux ce serait. Il n'avait pas franchement envie de perdre un oeil, ou une connerie du genre.

Le combat était désormais engagé, la machine était lancée.
Faite de trois corps en dysharmonie, qui s’entrechoquaient et s’entremêlaient au lieu de fonctionner en symphonie.
L’autre solitaire s’était jeté dans la bataille aussi vite que prévu, envoyant ses crocs sur le félin pendant que Justice coulait sous son ventre. Quand l’un lui échappait, l’autre viendrait le blesser - ainsi de suite. L’énorme félidé avait beau être plus gros... Tant qu’aucun des loups ne faisait de grossière erreur, ils demeuraient plus agiles et prompts à glisser entre ses gigantesques pattes pour ensuite se retourner et le mordre, fonctionnant dans un tandem incertain mais fort de leurs aptitudes guerrières et de leur hargne.
Ainsi que d’un semblant de complicité.

Les choses allaient vite désormais, ils n’auraient que peu le temps de souffler. Justice se retourna à peine de son esquive qu’il voyait Roakine planter ses crocs dans l’une des pattes du dent de sabre, le déséquilibrant à sa réception mais s’offrant également à une réplique immédiate de l’autre armée de griffes courbes qui vint fendre les airs pour s’abattre sur le loup.
Relâchant un nouveau grondement rauque, Justice banda les muscles pour sauter sur le dos à découvert, prêt à marquer le pelage doré de profondes entailles.

Mais s’immobilisa dans un mouvement avorté quand une voix parvint à leurs oreilles, inattendue et inconnue.

Son grognement s’étrangla dans sa gorge alors qu’il tourna vivement la tête vers l’endroit d’où étaient parvenus les quelques mots, crocs encore découverts.
Mais rien. Rien pour se montrer, à défaut de se laisser entendre. Il y avait bien une odeur, rance, qui flottait et n’était pas là avant... Mais il n’avait pas le temps d’investiguer. Ses yeux se plissèrent, cherchant de quelques mouvements frénétiques à distinguer une forme dans les rochers... Avant d’abandonner et de reporter son attention sur le fauve.
Si l’intervention mystère avait temporairement bloqué les engrenages du temps, Justice ne voulait pas donner l’avantage à leur adversaire en oubliant qu’il était à son tour de porter le prochain coup pour que puisse continuer de fonctionner leur duo de petits.

Il ne prit pas la peine de répondre, seulement de se propulser vers le corps musclé pour en atteindre la nuque, coeur battant et animé d’une vigueur presque ranimée par l’intervention.

Justice n’était pas du genre à réclamer pour recevoir de l’aide. Être capable de se débrouiller seul - c’était ce qu’on lui avait inculqué, ce qui lui avait donné le droit d’être aujourd’hui toujours en vie.
Si l’étrange présence s’était approchée pour les aider - qu’elle vienne. Qu’elle se montre, elle qui les traitait de petit mais ne se dévoilait pas.
Si elle était venue pour se moquer, les ridiculiser, pensant qu’ils ne s’en sortiraient pas vivants et venant assister à un spectacle macabre de mise à mort, espérant recevoir des supplications ?

Eh bien... Qu’elle constate donc, ô combien elle avait eu tort.

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Lorsque ses crocs rencontrèrent effectivement la peau épaisse qui protégeait la patte du félin, la déchirant sans la moindre douceur pour venir y faire perler le sang, le monde tel que le voyait Joaquín commença doucement à se teinter de pourpre. A mesure que le liquide ferreux ruisselait sur sa langue, agglutinait les poils autour de sa gueule en touffes poisseuses, la frénésie du combat le gagnait, et son champ de vision se rétrécissait étroitement.
Il vit venir le coup, mais, sachant pertinemment qu'il ne serait pas assez rapide pour l'esquiver, choisit de rester accroché là où il était, secouant une dernière fois la tête dans l'espoir de déchirer un peu plus les muscles, d'user un peu plus les tendons, de faire un peu plus de dégâts. Il se prit la patte en pleine gueule et sentir la douleur lancinante des griffes qui venaient lui entailler la joue. Quelque chose de confus, puis la sensation de son corps qui dérape et roule sur la roche. En un instant il était de nouveau sur ses pattes, pas forcément sûr de savoir comment il avait fait, pas forcément sûr de vouloir savoir, pour être tout à fait honnête. Il faisait confiance à son corps. C'était ce genre de mouvement qu'il avait fait des centaines de fois dans sa vie, qui était devenu aussi automatique et inconscient que la respiration. Sa conscience partait en lambeaux mais il n'en avait pas grand chose à faire, il gardait ce qu'il fallait de contrôle pour réfléchir un minimum à une stratégie d'attaque — c'était bien le seul genre de situation où il était capable de faire preuve d'un tant soit peu d'imagination – et adapter ses assauts à ceux de son confrère. Le reste, il le faisait à l'instinct.
Cet instinct qui l'avait conduit à blesser une femelle Etelkru lors d'une excursion en territoire ennemi bien des années lus tôt, action malheureuse ayant entraîné bien des remords pendant bien longtemps, instinct dont il avait douté, instinct dont il ne savait pas trop s'il était une bonne chose ou non, quand bien même il était l'un des fondements de son être et la seule et unique raison pour laquelle il était encore en vie à ce jour.
Instinct qu'il avait combattu.
Qu'il avait finit par accepter.
Dont il se méfiait un minimum, à présent, raison pour laquelle il veillait en ce moment précis à rester aux commandes, alors qu'il aurait été si facile de se laisser glisser dans l'ivresse de la bataille. De se mettre en retrait, et de laisser la bête en lui s'adonner gaiement à ce qu'elle faisait de mieux. La seule chose qu'elle savait faire.
Instinct qui hurlait à ses oreilles, avalant cette voix étrange qui semblait s'adresser à eux : son attention toute entière était focalisée sur leur adversaire, ce sombre inconnu qui leur proposait visiblement son aide, il ne l'entendit même pas. Tout au plus sentit-il une odeur étrange, qui mit ses sens un peu plus en alerte, et lui suggéra la possibilité d'un nouveau danger en approche, et l'enjoignit à se débarrasser de celui qu'ils affrontaient actuellement au plus vite. Voyant Justice qui avait bondit sur le dos du Sabre, vissant la nuque. Espérant voir le félin se cabrer pour tenter d'éjecter son impromptu cavalier, Joaquín partit au quart de tour, visant le dessous.
Quoi, exactement, il ne savait pas encore. Il verrait au moment de percuter.
Au minimum, il le heurterait de plein fouet et tenterait de profiter du peu d'équilibre qu'aurait potentiellement le Smilodon en se redressant pour le foutre à terre, et viser la gorge.
De manière medium, si ladite gorge se retrouvait exposée et accessible lorsque le Smilodon se redresserait, il tenterait de la chopper.
Après, si le ventre était lui-même accessible et non la gorge, ça ferait une belle opportunité aussi.
C'est avec ces trois idées en tête et l'esprit en ébullition qu'il avala en un éclair la distance qui le séparait du combat, et se propulsa joyeusement dans la mêlée, ses crocs dévoilés et avides de sang.