La voix du sang | Limule

La nuit était tombée, enfin. Bien qu'il y eut trouvé une charmante compagnie, la journée lui était tout de même paru interminable. Il savait qu'il s'infligeait seul ce supplice, celui d'attendre que le ciel ait quitté son manteau de jour pour se rendre au temple de Yurai, mais il était persuadé que c'était pour le mieux. Il avait passé de longues lunes, après sa convalescence forcée - à agir autant que faire se pouvait pour la meute, s'était appliqué à s'y trouver une place, à apprendre à connaître ses membres et à s'y intégrer pleinement. Il y avait eu comme un déclic, après sa violente mésaventure face au Monstre, qu'il ne savait pas trop expliquer. Avant cela, il était principalement l'apprenti de Volstein. Maintenant, il se sentait bien plus Nakhu. Il avait fait plus ample connaissance avec Eva, Sobieski, Raison, Crystal. Il avait continué l'apprentissage de Gloria comme il le pouvait, du mieux qu'il le pouvait surtout. Et surtout, il avait enfin révélé à Volstein le terrible secret qu'il avait porté pendant ces deux années. Il se sentait enfin lui-même, accepté pour ce qu'il était non pour ce qu'il voulait être au yeux des autres. Il savait que le moment était venu.

Étrangement, maintenant que l'heure était là, que quelques foulées suffiraient à l'emmener vers la réponse à cette question qui demeurait en suspend depuis de nombreuses lunes déjà, il lui venait l'envie de flâner, de prendre un peu de ce temps qui lui était accordé pour contempler une dernière fois comme apprenti les terres Nakhus qu'il avait tant parcourues, qu'il connaissait par coeur. Lorsqu'il sortirait de l'Eglise, tout cela serait derrière lui. Ou bien il serait disciples de Yurai et prendrait le chemin que Volstein lui destinait depuis tant de lunes. Ou bien il serait banni à jamais, contraint à l'exil sur une terre qu'il avait décidé de quitter. Alors qu'il marchait à foulées lentes entre les hautes herbes de la lisière des Champs Mystiques, il se demanda si Creek avait révélé à sa famille leur plan et rapporté la conversation qu'ils avaient eue. Il lui tardait de les revoir, après deux ans loin de la mer. Il n'avait eu quasiment aucune nouvelle si ce n'étaient des rumeurs. Il avait envie de véritables nouvelles, d'entendre des éclats de voix familiers et de sentir les odeurs chargées de sel de ceux qui avaient été ses camarades.

Un croissant de lune se dessinait dans le ciel, décolorant ses teintes de brun pour en faire de gris reflets sur son pelage. Il avança la tête basse et le regard sur ses pensées, longue silhouette dans les vagues d'herbes sombres. Ce fut un bruit qui attira son attention en premier. Le vent était dans son dos, aussi ne sentit-il pas de quoi il s'agissait. Il s'immobilisa et redressa la tête. A son cou brillait le médaillon donc Creek lui avait fait cadeau, et qu'il avait décider de porter pour cette épreuve face à Yurai. Il ne scintilla qu'un instant, d'un éclat mat, avant de se noyer à nouveau dans son épais pelage.
Ses yeux froids scrutèrent les alentours.

Croissant de lune à la lumière trop faible pour éclairé véritablement le monde, arbres sans feuilles qui étendaient des ombres menaçante au dessus des têtes, froid hivernal qui saisissait tout les êtres. Au milieu de ce monde gris, se déplaçait la silhouette d'un monstre difforme, chasseur nocturne au museau long, à l'encolure épaisse, au dos épineux mais au pattes étrangement fine. Ces terres n'avaient pas l'habitude de voir une telle créature se déplacer dans son paysage, sans doute, et pourtant, bête agile, ni les ronces, ni les buissons, ni les branches basses ne semblaient perturbée sa route. Soudainement la bête s'arrêta et releva la tête, elle se recroquevilla sur elle même avant de se détendre en direction d'un arbre, appuie sur les premières branches et elle se projeta encore plus haut, crocs étincelant sous un faible éclat lunaire, une rangée de dents d'une gueule à l'intérieur de la première avant de se refermer tel un piège meurtrier sur une masse sombre.
Le paisible silence de la nuit sombre fut rompu par le craquement des branches, l'envol d'une multitudes d'ailes paniqués et le croassement des corneilles soudainement réveillé. Elles tournoyèrent dans le ciel tel un mauvais présage avant que le groupe ne se repose plus loin, retrouvant le silence au bout de quelques secondes. Puis d'entre le monstre surgit le montre, tenant dans sa gueule le corps encore moue d'un oiseau au pelage noir, monstre qui se figea alors que des yeux brillant s'arrêtèrent sur le grand loup blanc.

Elle resta ainsi immobile, comme transformée en statue alors que la lune dévoilait petit à petit ce qui n'était finalement qu'une fausse apparence, pas de museau véritablement long, juste un crâne crocodilien, pas d'apparence épineuses et difformes, simple des ossements et des fourrures appartenant à quelqu'un d'autre et sous tout ça, une louve au  pelage clair, un blanc semblable à celui qu'elle regardait.
Elle brisa l'immobilité de la scène à défaut du silence, se penchant en avant pour faire quelques pas, mi marchant, mi bondissant comme si le sol lui brûlait les coussinets, et elle avala rapidement la distance qui la séparait du mâle pour venir le renifler de sa trop grande proximité habituelle, relevant le museau vers lui, laissant découvrir sous le crâne le visage d'une Limule adulte. Plus de rondeur enfantine du passé, plus cet air d'adolescente qui n'avait plus finie de  grandir, elle avait gagné en grâce la jeune pirate bien qu'elle ne s'en rendait pas encore vraiment compte.
De sa truffe elle chercha avant de subitement se hérisser, elle fronça les sourcils et le museau avant de décaler d'une patte quelques poils épais du grand mâle pour y dévoiler le médaillon dont elle reconnaissait l'odeur familière du seul à plusieurs mètres.

« Tu n'as pas le droit d'avoir ça ! »

Pas un bonjour, pas une salutation, aucune joie, aucune émotion de retrouvaille. Elle l'avait reconnu pourtant, son frère mais après l'avoir attendu pendant si longtemps, elle ne voulait plus véritablement, retomber sur lui.

Un vol de corneilles attira son attention sur le point où se trouvait... quelque-chose. La silhouette qui descendit du petit arbre avait une forme étrange, et il ne put s'empêcher de se crisper légèrement. Le souvenir de sa rencontre avec la Bête, aussi inattendue que terrible, restait imprimé au fer rouge dans sa mémoire. Alors qu'elle approchait, la forme se précisa à la froide lumière de l'astre de la nuit. Il s'agissait bien d'un loup, pas très grande surcroît, mais hérissé d'accessoires tirés d'autres animaux qui lui donnaient cette apparence de chimère. Des plumes, des fourrures et des pics d'os lui dessinaient une ombre monstrueuse et fascinante, qui dansait avec elle sur les hautes herbes. Cette silhouette était familière au lion blanc, et comme elle se dirigeait tout droit vers lui, il finit par identifier de traits familiers. Il n'eut de certitude que lorsqu'elle - car c'était bien une louve, et non plus une forme - s'approcha véritablement de lui, lorsqu'il put attraper ses prunelles bleues du regard, distinguer sa crinière de cheveux noirs et ses marquages si ténu dans la pénombre de la nuit, sentir son odeur si familière.
Limule.

S'il était bien une personne qu'il ne s'attendait pas à trouver ici, c'était elle. Il était si étrange de la voir dans ce décors qu'il demeura interloqué un instant, alors qu'elle rompait la dernière distance entre eux de quelques foulées souples. Peut-être était-ce une sorte de défense de son esprit, qui voulait s'assurer qu'il s'agissait de la réalité. Les oreilles redressées, une expression de surprise légère figée sur le museau, il l regarda donc avancer vers lui... Sans s'arrêter. Il recula d'un pas, sans pouvoir l'empêcher d'aller humer son pelage. Son comportement était étrange, mais le côté presque dérangeant ne parvenait pas à l'emporter sur l'émotion qui enflait dans le coeur du jeune loup. Une joie profonde et sincère, qui balaya la surprise pour illuminer son regard. Ce n'était pas un rêve, ce n'était pas l'une de ces effrayantes visions de cauchemar. L'odeur qu'il sentait était bien réelle, tout comme la sensation de son souffle qui frôlait sa pelisse blanche.

"Lili." Souffla-t-il.

Cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas prononcé son nom, et encore moins ce surnom. Il ne parlait pas beaucoup de sa famille aux Nakhus, parce qu'il n'était pas là pour révéler leurs secrets aux disciples de Yurai. Il avait choisi de ne pas e faire dans un sens, il n'avait aucune légitimité à le faire dans l'autre. Il avait déjà vaguement parlé d'elle aux loups qui désiraient savoir s'il avait des frères et soeurs, mais sans révéler son identité plus que cela. Il eut brièvement l'impression d'avoir fait un formidable bond dans le temps, de se retrouver comme lorsqu'ils étaient enfants dans les collines d'herbe sèche du centre de Morne-Oeil.

Mais ils n'étaient plus enfants, et il revint bien vit à la réalité lorsque la truffe de sa soeur heurta sans mal le médaillon caché son son pelage, et qu'il vit son échine se hérisser soudainement. Sa voix jaillit alors pour la première fois, adulte et accusatrice. Les oreilles du grand loup frémirent, légèrement en arrière, tant il ne s'attendait pas à une telle entrée en la matière. C'était Creek qui lui avait fait cadeau de ce médaillon lors de leur dernière entrevue, lui proposant implicitement de l'utiliser pour leur revenir. Ajani était déjà trop engagé sur un autre chemin, mais ce présent l'avait touché. Il éprouvait une sorte de fierté à l'idée de se présenter à Yurai en assumant pleinement cette identité qui était la sienne. Visiblement, sa soeur n'était pas du tout dans le même état d'esprit - et il était difficile de ne pas la comprendre.

Sa réaction répondait plus ou moins à son interrogation : visiblement, Creek n'avait pas encore parlé de lui aux pirates. Cela faisait pourtant de nombreuses lunes, durant lesquelles il s'était passé bien des choses. Une pensée effrayante traversa son esprit : et si la Bête avait attaqué les Raeders également ? Si c'était pour cela que son mentor n'avait pu leur dire ? Il chassa cette idée, même si les images de la chose qui n'était pas loup continuaient à danser quelque-part dans son encéphale. Il finit par faire un nouveau pas de recul, non pas pour exprimer de la peur mais simplement pour pouvoir faire face à la louve de neige sans se tordre le cou vers le bas, comme lorsqu'elle avait le nez dans son pelage.

"C'est un cadeau." Répondit-il doucement en désignant le médaillon de la patte.

Il ne le portait pas pour la protection qu'il offrait - d'ailleurs il ne savait même pas s'il était efficace, offert ainsi par Creek sans autre forme de procès - mais simplement pour ce qu'il signifiait à ses yeux.

"Que fais-tu ici ?" Ajouta-t-il finalement, sans animosité. "Morne-Oeil est à l'autre bout du continent."

Il était inutile de préciser que les meutes n'apprécieraient certainement pas de savoir qu'une pirate avait joyeusement traversé l'ensemble de leur territoire pour se rendre jusque là. Chez les Nakhus, elle ne risquait pas grand chose - à l'exception d'une éventuelle attaque de monstre - mais elle était sûrement passée par les terres des belliqueux Etelkrus, s'il se rappelait bien de la géographie des lieux. Il n'était pas sorti de ces terres depuis si longtemps.

Ses oreilles tressaillirent à l'entente de son surnom. Elle n'avait pas envie de l'entendre, pas avec cette voix là en tout cas... bien qu'elle était plus forte et plus masculine que dans ses souvenirs d'enfant. Limule laissa le grand blanc reculer alors qu'elle, elle se laissa tomber sur son arrière train, continuant à garder un visage froncé mais trop forcé. La louve blanche n'avait pas l'habitude d'adopter ce genre d'expression trop longtemps, elle commençait à avoir mal aux sourcils mais elle ne voulait pas que son frère se croit pardonner.

« Tu n'as pas le droit de recevoir ce genre de cadeau, en plus Creek a perdu le siens, un jour il est rentré sans et... » Elle se stoppa quelques secondes, faisant soudainement le lien entre les deux. « Hééé ! » Elle lança un regard noir au loup blanc.

Elle prit un nouvel air renfrogné, mais cette fois-ci plus vexée par cette sensation d'avoir été roulée dans la farine que parce qu'elle revoyait son frère contre lequel elle restait toujours relativement mécontente. Cependant, elle arrêta ses grimaces quand le grand loup blanc lui demanda ce qu'elle faisait ici, prenant un air plus sérieux.

« Morne-oeil ne fait pas parti du Continent »

Certes ça revenait au même, toujours autant de distance, mais Limule n'avait pas l'impression d'avoir parcouru tant de chemin que ça, elle n'avait pas non plus traversé monts et vallées. Tout ce que l'Océan touchait, les Raeders pouvait l'atteindre et il léchait les plages jusque proche d'ici bien qu'elle s'était enfoncé plus dans les terres ensuite. Oui que faisait-elle ici véritablement ?

« Peut-être que je suis venu chercher le médaillon qui manque à l'Océan. Ils appartiennent aux Raeders. » Elle plissa les yeux. « Je le sais. »

Elle se releva et elle glisse comme un serpent ou ces agiles prédateurs marin autour du mâle avant de s'arrêter à nouveau juste sous sa truffe qu'elle chercha à frôler bien qu'elle devait pour ça tendre au maximum ses pattes pour être un minimum à hauteur convenable bien qu'elle resta trop petite, ses  yeux bleus dans les siens. Peut-être remarquera-t-il, ce petit plus qui n'était pas là avant, peut-être qu'il ne le verra pas, Limule l'ignorait presque elle même.

« Tu as déjà essayé de les tuer une fois n'est-ce pas ? Ces monstres qui dorment au fond de toi. » Et elle recula à nouveau de quelques pas. « Et tu t'apprêtes à réussir cette fois-ci non ? Il est furieux, l'Océan mais il sait depuis longtemps que tu lui as échappé. »

Elle haussa les épaules et soudainement se détendit, elle tourna les talons au grand mâle blanc pour aller retourner auprès de l'oiseau tué qu'elle avait délaissé derrière elle.

« Mais je pense qu'il s'en ait toujours douté que tu ne reviendrais pas. Je suis probablement là pour embêter les corneilles. »

Et elle ramassa sa proie.

Finalement, elle s'éloigna pour se laisser tomber assis, la mine fermée. Visiblement, Creek avait été un peu cachottier au sujet de la perte de son médaillon. D'une certaine manière, c'était peut-être pour lui la seule façon de le lui donner. Il faisait peu de doute que les autres Raeders auraient été bien plus réticent que cela à lui donner ce présent, protection qu'il ne méritait pas à leurs yeux car il les avait trahi en rejoignant les Nakhus. Ajani ne sut trop que répondre à cette affirmation, son regard clair fiché sur sa soeur. Il ne portait pas la responsabilité de ce présent - ou peut-être aurait-il dû considérer qu'il n'avait pas le droit de l'accepter - aussi ne se sentit-il pas attaqué par cet air outré qu'elle afficha soudain. En revanche, on pouvait supposer qu'un certain loup noir en entendrait parler lorsqu'elle retournerait sur Morne-Oeil.

La réponse suivante fusa du tac-au-tac, déniant nettement toute affiliation de Morne-Oeil à ce vaste espace qu'on appelait le Continent. Drôle d'ironie lorsqu'on y pensait, car ce que l'on appelait le continent comprenait en réalité plus d'Îles que le territoire des pirates. Chaque meute avait la sienne d'ailleurs, et les pirates ne l'ignoraient pas : ils avaient visité chacune d'entre elles à la recherche des coeurs. L'Île Abysse des Etelkrus. L'Île aux Roses des Lazulis. L'Île Fantôme des Nakhus. Et l'Île de Morne-Oeil des Raeders. La pirate se redressa vivement, pour dessiner autour de lui un tour complet. Il ne s'était pas assis, et se contenta de son côté de redresser légèrement le cou, décontenancé par cette attitude. Une constatation lui picota le coeur : celle qu'il ne la connaissait plus. Il était illusoire, bien-sûr, de s'imaginer que rien n'aurait changé. Il en était parfaitement conscient. Mais ce dont il avait moins conscience, c'est de s'être forgé durant ces longues lunes une image idéalisée de Limule, cultivant les meilleurs souvenirs et chassant ceux qui l'étaient moins. La confrontation avec la réalité était plus douloureuse qu'il ne le croyait. Un doute commença à faire son petit bout de son chemin dans son esprit, sans qu'il ne le formule encore en pensée. Pouvait-elle le comprendre ?

Elle se ficha de nouveau devant lui, leurs truffes à un souffle l'une de l'autre. Il ne sut que lire dans son regard, incapable de discerner quelle émotion l'habitait exactement. Etait-ce de la colère ? De la déception ? Une sorte de fièvre flamboyante dont il ignorait l'origine ? Elle lui parla de monstres tapis dans son esprit, et il rabattit les oreilles. Ses monstres à lui étaient constitués de doutes et d'incertitudes, de visages flous qui lui demandaient toujours la même chose : faire un choix. La seule manière de les combattre qu'il avait était de se convaincre qu'il avait pris les bonnes décisions quand il le fallait... Mais ce n'était pas un combat facile. Faire face à Limule ce soir-là faisait remonter en lui l'interrogation principale de son existence à ce jour : avait-il eu raison de suivre Volstein et de débuter cette nouvelle vie chez les Nakhus. Il était convaincu qu'il s'agissait de la bonne décision, toutefois les pensées noires tapies dans son esprit se jetèrent sur l'occasion pour lui murmurer que s'il était resté, il l'aurait vue grandir, devenir cette louve qu'elle était aujourd'hui. Qu'ils se seraient compris.

Lui faisait-il cet effet, lui aussi ? Celui d'être un étranger, d'avoir été trop longtemps séparés pour que ne reste autre chose que les souvenirs et les liens du sang ? C'était rattrapable, bien-sûr. Qu'étaient deux années dans une vie entière. Pour lui, c'était à la fois bien peu, et énormément. Les deux années décisives de son existence. Avant qu'il ne réponde, la petite louve s'était déjà éloignée, pour retourner près de l'oiseau mort au sol.

"Est-ce que toi, tu en as douté ?" Répondit-il simplement en s'asseyant devant elle.

Elle avait visiblement plus d'amertume sur le coeur que lui, il aurait donc été mal avisé de sa part d'aller dans la démonstration de ce qu'il ressentait. La joie s'effaçait petit à petit face à une sorte de tristesse, ou de nostalgie, il ne savait pas trop.

Elle faisait dos à son frère et la question de celui-ci la stoppa net dans geste, la gueule entre-ouverte au dessus du corps de l'oiseau.

« J'ai espéré pendant longtemps que tu reviendrais. Tout les jours, je guettais l'horizon. »

La louve blanche se retourna, faisant face au grand mâle mais sur son visage, aucune expression, pas de tristesse, pas de colère, pas de mimique qui lui étaient habituelles, juste un air neutre et froid dans cette nuit d'hiver, son souffle s'échappant de sa gueule en une colonne de fumée blanchie par le  croissant de lune, ses yeux bleus brillant presque dans la nuit sous son masque.

« Les autres disaient que j'étais en colère, ou déçue, ou encore pleins d'autre mots pour justifier la même chose. Je sais la reconnaître, la tristesse quand c'est la véritable raison. »

A son tour, elle s'assit, restant séparer de quelques mètres du mâle, ne tentant pas de le rapprocher encore une fois. Elle ne parlait jamais, d'aussi loin à quelqu'un d'autres, sauf lorsque le terrain ou la situation l'obligeait. Ce n'était pas le cas ici cependant.
Un instant elle regarda les étoiles dans le ciel avant de les effacer toute d'un coup en soufflant une colonne d'air blanc dessus bien qu'elle s'évapora  rapidement. La louve blanche redescendit son regard vers le mâle.

« Mais j'ai fini par l'apprendre, tu ne reviendrais pas et c'est comme ça que les choses doivent être. C'est pour l'équilibre du monde. »

Elle se releva, et revint quelques pas vers lui à nouveau, devant rapidement relever le museau pour toujours garder ses yeux en face d'elle. Sur son visage, toujours une expression neutre, quoique peut-être plus sévère que précédemment.

« Probablement que si ça n'avait pas été dans ce sens là, l'autre se serait produit, inévitablement. Personnellement, je préfère comme ça, je suis certaine de préféré les monstres aux dieux. » Elle se stoppa. « Nous sommes le Frère et la Soeur, le Mâle et la Femelle, le Grand et le Petit et la nuit, je le sais, je deviens noire alors que tu restes blanc. Nous sommes chacun l'opposition et probablement à cause de ça, il était nécessaire qu'on soit les orateurs de l'une et l'autre force. »

« Au fond de nous, il y a toujours eu l'Océan et le Continent. Nous étions les deux mais nous étions également aucun, il fallait choisir, on a choisi. Je suis la fille de l'Océan et toi tu es devenu le fils de la Terre. Je suis en train de devenir Maître des rituels, je ressens l'ombre noire des abysse résonner avec mon cœur et je l'entends qui me parle. Toi ton rôle, c'est de voir le soleil dans le ciel, je suis sûre qu'une place importante t'attends à ses côtés. »

Finalement, après son  discours, Limule finit par enfin lâcher un sourire à son frère, ce sourire qu'elle portait depuis son enfance, celui que Morne-oeil lui connaissait.

« Alors je veux bien te pardonner, parce que c'est important que les choses se passent ainsi. »

Elle pointa ses oreilles vers lui, reprenant un instant cet air sérieux.

« Mais tu n'es plus Raeders. L'Océan n'est pas très content, il a toujours été possessif mais je pense qu'il comprend alors il ne veut rien de toi en retour. Tu es devenu son ennemi cependant, c'est comme ça, dans l'opposition qui maintient le monde, chacun se confronte à l'autre pour sa propre survie et ainsi, personne n'oublie sa propre existence. Tu dois rendre ce que tu ne peux pas avoir. Nous ne pouvons pas porter la lumière, tu ne peux pas porter l'ombre. »

Il ne resta pas bien longtemps, son sourire, rapidement, l'air froid et neutre de Limule le chassa. Elle n'était pas la sœur en cette nuit fraîche d'hiver, elle avait été envoyé, elle en était persuadé. La louve blanche fut insensible aux compliments et aux aveux. Elle pardonnait à grand mâle blanc parce que c'était dans l'ordre des choses, parce que l'équilibre du monde avait eu besoin de se maintenir, parce qu'elle écoutait les murmures de l'Océan mais elle avait cessé de l'aimer, ce frère qui n'en était plus vraiment un.

« Je ne sais pas si l'Océan est chanceux ou si c'est moi qui vit trop prêt des monstres mais toi, tu ne dois pas oublier. Tu n'es plus l'Océan et poissons qui dorment au fond de toi sont presque déjà mort. »

Elle recula, s'éloignant du loup blanc alors que ses yeux bleus brillaient encore sous le crâne du crocodile.

« Mais si tu fais la promesse que tu rapporteras ce qui lui appartient, je suppose qu'il n'y a pas d'inconvénient à te laisser le médaillon un peu plus longtemps. »

Elle n'aimait pas cette idée, et elle savait très bien pourquoi. Dans son cœur, demeurait le souvenir de la blessure, elle avait du mal à lui accorder à nouveau sa confiance mais peut-être qu'Ajani en avait véritablement besoin, pour comprendre ce qu'il n'était plus.

« Si tu mens, il sera furieux. Ce qui est en nombre limité devient un trésor précieux. »

Un coffre qui se vide bien plus rapidement qu'il ne se remplie, perdre un médaillon, c'était emprisonner un futur Raeders sur l'île... ou l'inciter à partir. Au delà de cela, Limule connaissait très bien ces histoires qu'on racontait aux louveteaux, celles qui disaient que l'Océan prenait ce qui vous était le plus cher.
La louve blanche n'ajouta rien cependant, elle ramassa simplement définitivement la corneille qu'elle avait tué avant de se retourner une dernière fois vers son frère. Pas de bonne chance, pas d'au revoir, un simple signe de tête, le crane du crocodile lui retombant sur le front dans le même mouvement puis elle s'en alla en quelques bonds, avalée par la nuit. Elle avait dit ce qu'il y avait à dire et elle ne cherchait pas plus, ne voulait pas savoir ce qu'il devenait concrètement, comment il allait. Elle ne voulait pas non plus qu'il lui demande également, ça faisait longtemps que l'un ne savait plus rien de l'autre. Trop longtemps.