Le long des frontières [Libre]

Lui qui n'avait jamais connu la neige dans sa jeunesse, sur les terres désolées et sèches qui n'avaient de cesse d'être balayées par des vents agressifs tantôt chauds et tantôt glacials, il était désormais coutumier des intenses chutes de neige qui rythmaient l'hiver en ce pays.

Elles rendaient sa progression plus lente, plus malhabile, ses pas moins sûrs sur les roches des Monts Célestes qu'il avait pourtant appris à connaître. Après avoir passé tant d'années sous terre, il s'était établi à la frontière avec les cieux.
Une décision qu'il regrettait presque, maintenant qu'il subissait la mauvaise saison. Il l'avait senti venir et s'était préparé tant bien que mal, sans pour autant s'inquiéter particulièrement. A défaut d'être un bon chasseur, il était un invétéré survivant et s'était plus ou moins habitué à accepter son côté charognard -non pas qu'il en soit particulièrement fier, mais force était de constater qu'il n'était pas parvenu à suffisamment dompter la faune locale pour se nourrir exclusivement de proies fraîches et vives. Sur les hautes montagnes, l'hiver s'abattait sans pitié ni considération sur les âmes esseulées qui en peuplaient les contreforts et se cachaient dans les recoins. Mais la plupart de ses habitants avaient évolué dans la bonne direction pour survivre aux températures extrêmes et au temps qui était tout sauf clément -tandis que lui, loup des volcans, n'avait pas un pelage suffisamment épais pour résister longtemps à ce froid glacial.
Il avait longuement hésité à rejoindre des terres plus chaudes, mais elles étaient inconfortablement proches des terres de ces loups agressifs. Et il n'était pas d'humeur à la confrontation, lui qui se terrait depuis des semaines à la suite des évènements avec la Bête.

Dans son retranchement, il avait peu à peu rejoint des altitudes moins sévères. A chaque jour qui passait, à chaque degré qui se perdait, il descendait un peu plus loin le long des flancs de la montagne, ombre silencieuse et observatrice.
Jusqu'à arriver à ses quartiers actuels, pour le moment suffisamment préservés des intempéries pour le garder dans une fraîcheur présente mais pas encore critique.

Et aujourd'hui, le mâle noir avait faim.
Émergeant des broussailles chargées des flocons tombés la veille, sa truffe engourdie levée vers les cieux gris pour humer l'air, il se dirigea lentement le long d'un chemin escarpé, prenant gare à ne pas se laisser piéger par le sol qui devenait souvent traître.
Ses griffes d'argent cliquetaient par moment sur la roche à découvert, mais la plupart du temps le son se retrouvait absorbé par le tapis de mousses et de neige. En réalité, c'était en suivant ce schéma qu'il parvenait à abattre les quelques proies qui lui permettaient de temps en temps de profiter d'un vrai repas chaud. Longeant une corniche en profitant de ce silence relatif qu'il gagnait en camouflant le son métallique de ses griffes, il lui arrivait parfois de croiser la route d'une proie engourdie par le froid qui se reposait, en contrebas, inattentive à ce qui arrivait par les hauteurs. A la manière d'un de ces faucons qu'il avait vu opérer de nombreuses fois, il se ramassait alors pour fondre sur l'impertinent.
Et lovée dans la neige, ses plumes duveteuses soulevées par le vent dont la blancheur se confondait avec l'univers monochromatique des alentours, une grasse perdrix demeurait immobile à quelques mètres de lui.
Justice se tendit, retenant son souffle. Ses pupilles s’étrécirent, et il entendit presque ses entrailles se tordre sous l'appel de la nourriture fraîche. Il ne mangeait clairement pas à sa faim, et il avait les crocs.

Ses muscles se crispèrent un instant, d'un bref coup d’œil il analysa sa trajectoire et mesura avec précision les quelques ultimes pas qu'il fit pour le rapprocher de l'endroit parfait pour frapper. Immobile durant quelques secondes, il entendit seulement le vent siffler à ses oreilles, la morsure du froid s'attaquant désagréablement à ses oreilles fines.
Il sentit les dites oreilles pivoter vers l'arrière au même moment où ses muscles raidis se relâchaient pour bondir et que la perdrix, affolée par le même bruit qu'il venait de capter; se mit à agiter subitement ses ailes pour s'envoler.
Gueule entre-ouverte sur des crocs à demi découverts, échine hérissée d'une excitation qui venait de se muer en frustration, Justice regarda un instant l'oiseau s'éloigner à grands battements d'ailes dans le ciel d'un blanc lumineux. Un pincement serra ses entrailles vides qui hurlaient à leur façon leur désespoir de ce repas qui s'envolait loin de ses mâchoires.

Un grondement sourd secoua sa poitrine, et ses oreilles se plaquèrent sur sa nuque tandis qu'il faisait volte-face pour aller dans la direction de la voix qui avait brisé le silence.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour découvrir le coupable au détour d'un sentier, en arrêt et visiblement confus -au point de s'être mis à aboyer son mécontentement, troublant la quiétude des lieux.
Justice s'immobilisa, se tenant droit sur son promontoire, fixant de ses traits tirés l'inconnu qui se trouvait un peu plus loin en contrebas. A voir ce pelage sombre aux nuances de brun, ces yeux jaunes vif et la chevelure noire striée de rouge, il avait cru un instant que ce solitaire à plumes de la Savane et lui se retrouveraient à nouveau. Mais il était apparu rapidement qu'il ne s'agissait pas du même individu. Et celui-ci avait l'art de rentrer en matière, en faisant fuir la seule proie qu'il avait croisé en plusieurs jours.

Sa truffe huma l'air lorsqu'une brise poussa le vent dans sa direction, inspirant les quelques odeurs amenées par l'étranger.
Des odeurs exotiques et lointaines, comme celles qu'il avait lui-même rapporté ici un jour, en arrivant dans ces mêmes montagnes.

Ses yeux crépusculaires se plissèrent, et il pencha légèrement la tête sur le côté, ne quittant pas le mâle brun de ses pupilles inquisitrices passant sur chacun de ses poils, chacune de ses cicatrices. Le mâle était jeune, mais il avait vécu, lui aussi.
Ses oreilles se pointèrent encore davantage vers lui et sa voix rauque résonna finalement, sourde de n'avoir parlé durant des semaines, ponctuée des accents comme métalliques qui en soulignaient les syllabes.
Il ne contint pas son irritation, en toisant ce jeune inconnu qui n'avait pas choisi une arrivée discrète en ces terres.

— T'es nouveau. Il faudra être plus discret.

Il avait probablement déjà remarqué qu'il suivait des territoires marqués, sans quoi il ne serait probablement pas venu jusqu'ici pour progresser le loin des terres. Mais il ne savait peut-être pas dans quel genre de pays il s'embarquait.

C’est un regard plutôt impassible qui croisa le sien en réponse à ses mots.
Cela ne le surprit pas outre-mesure —à vrai dire, il n’en attendait pas moins d’un jeune qui, comme lui auparavant, semblait avoir parcouru milles lieues pour s’échouer ici. Aux cicatrices qui trouaient son pelage sombre et épais, il avait probablement vécu un certain nombre de choses sur son chemin, ou bien de là où il venait.
Justice avait tendance à s’intéresser à ce genre d’individus. De la même manière que pour l’autre solitaire noir et rouge à l’accent prononcé, il était avide d’entendre des histoires provenant de bouts du monde qu’il n’atteindrait probablement jamais. La diversité des peuples de leur espèce semblait... vertigineuse.
Le jeune inconnu réagit d’une manière qu’il qualifierait de plutôt positive à ses paroles, et une de ses oreilles s’agita légèrement en acceptation de et aveu. Il n’irait pas jusqu’à parler d’excuse —pourquoi voudrait-il des excuses, de toute manière ? Ils étaient des loups, vivant leur vie comme bon leur semblait en tentant de tirer le meilleur parti de l’environnement. Finalement, sa remarque était plutôt une sorte de prévention à son égard. S’il voulait ne pas se retrouver immédiatement dans le conflit avec les membres sensibles qui peuplaient la meute la plus proche, il lui faudrait apprendre à se fondre comme une ombre dans leur sillage, fantôme qui les narguait sans se laisser attraper.
En plus de cela, ils étaient également des solitaires, et n’avaient par définition de compte à rendre à personne ici bas. Enfin, presque.

L’absence de la perdrix entre ses mâchoires le frustrait, mais il trouverait toujours autre chose à se mettre sous les crocs.

— Le nouveau a sans nul doute des choses a apprendre

D’un bond souple, Justice quitta son promontoire et atterrit non loin du jeune à la crête rouge. Il s’approcha sans gêne et en silence, faisant quelques pas mesurés autour de l’avant-main de l’étranger pour l’inspecter, humer ses odeurs, jauger sa force, arrêtant finalement son regard dans les yeux dorés du jeune pour les fixer durant de longues secondes.
Puis il cligna des paupières et fit finalement un pas en arrière, son rite d’observation accompli.

— Comme nous tous. Ces terres sont... étranges.

La fin de sa phrase se termina dans un grondement sombre et quelque peu amer, ses yeux allant se perdre au même moment vers le panorama qu’ils avaient depuis les montagnes. D’ici, les étendues multiples des terres environnantes prenaient une teinte légèrement bleutée, et des nuages lourds de neige et de pluie glacée avançaient paresseusement comme de grandes caravanes ne s’arrêtant jamais. Il se demandait toujours si la faculté des évènements à toujours dégénérer était réellement spécifique à ce bout de continent, ou si il y avait d’autre lieux gorgés de phénomènes tout aussi spectaculaires ou morbides.
Après tout, vu la tête de certains étrangers, il n’était pas impossible que par-delà les frontières il y ait encore bien d’autres fantasmagories qu’il ne pouvait même pas commencer à peindre en pensée.
En revanche, le nouveau, avec son apparence somme toute banale, faisant probablement partie de ceux qui, comme lui, n’avaient jamais été confrontés à ce genre de magie et se retrouvaient passablement démunis devant le réel qui semblait parfois se tordre et se distendre.

L'intérêt que prit le nouvel arrivant pour l'étrangeté du lieu était compréhensible. Il en avait fait de même au début, avant de comprendre à quel point les choses pouvaient dégénérer. Lui qui avait déjà été surpris de voir la présence d'artefact lumineux contenant une mystérieuse magie visiblement régis par des dieux un peu trop réels ne s'était pas attendu à ce qu'une anomalie de la nature -une de plus parmi les nombreux hybrides plus ou moins réussis qu'il avait pu voir- vienne s'en prendre à lui pour l'envoyer dans une dimension parallèle à ce monde.
Le jeune à la crête rouge soupira puis enchaîna sur ses propres observations.

— J'ai cru comprendre qu'il y a plusieurs clans dont j'ignore le nom, une histoire de dieux et des... pirates ? En l'état c'est a dormir debout.

Justice détacha son regard du paysage qui s'apprêtait à se couvrir de blanc d'ici peu, lorsque les nuages se seraient déchirés pour déverser la tempête qu'ils contenaient. Le visage du brun était marqué d'un sourire et ses yeux posés sur lui semblaient attendre quelque chose de sa part. Il ne perdrait rien à l'informer du peu qu'il connaissait des terres - ou du moins, du peu qu'il en comprenait réellement. Quand on venait d'un monde où seules la brutalité et l'intimidation se liaient en un langage sans équivoque, croiser la route d'une meute d'adorateurs pacifiques rentrait déjà dans la définition de l'étrange mais c'était bien loin d'être le pire.
Quant aux dits pirates... Il ne connaissait pas grand chose d'eux, mis à part qu'ils vivaient isolés sur une île dans l'océan et qu'ils voyaient rarement l'ombre de l'un d'entre eux sur le continent qu'ils semblaient tant détester. Des loups marins, là où lui évitait de fréquenter les grandes étendues d'eau - il n'était pas prêt d'apprendre à les connaître davantage.
Non, depuis les montagnes, il avait bien meilleure vue sur la belliqueuse meute du Sud.

— Il y a parfois des monstres. Et des loups étranges -comme des hybrides. Et nombreux sont ceux qui vénèrent des entités qui offrent un pouvoir à travers un... objet coloré.

Voilà un résumé clair de son ressenti et de ses observations jusque-là au sujet de l'étrangeté des lieux.
Il fit quelques pas en direction du jeune mâle, mettant le panorama dans son dos pour revenir sur le chemin de caillasses et se diriger vers un morceau de falaise un peu plus loin dont la vue plongeait sur une partie différente du territoire, plus enclavée. Il scruta les ombres et les pans de brume qui s'y accrochaient paresseusement, s'attendant presque à voir une silhouette s'y découper. De ce côté s'étendait le territoire de la meute aux membres peu... accueillants, dont l'un des passages souterrains pour rejoindre les falaises littorales passait non loin de leur emplacement actuel.

— Le territoire de la meute la plus agressive s'étend au bas des montagnes. Je ne te conseille pas de t'y aventurer... Seul.

Cela voulait dire ce qu'il choisirait d'entendre.
Justice n'était pas leur chien de garde qui repousserait quiconque s'intéresserait à eux, ni un ennemi qui encouragerait à y semer le trouble- pour le moment. Les rencontres qu'il avait eu avec les membres du clan avaient été mitigées, aucune ne se terminant cependant sur un échange de coups de crocs et de griffes, mais il avait bien compris qu'eux solitaires n'étaient pas les bienvenus.
Alors si ce jeune mâle désirait y faire un passage, au moins était-il prévenu de l'endroit où il posait les pattes. Et s'il cherchait l'adrénaline et avait le sang chaud, et bien... Autant qu'il se trouve un partenaire pour tenter de faire le poids face aux patrouilles.

Ou bien encore il pouvait se faire ami de l'un d'entre eux pour traverser leurs frontières comme une ombre.