Peut-être que les mots prononcés par ces fils de personne avaient résonné plus fort que prévu.
Peut-être avaient-ils heurté une corde sensible d’une flèche cruelle et aiguisée, bien qu’elle n’en ait rien laissé paraître.
Mais loin de l’abattre ils avaient ravivé quelque chose. Comme un sentiment d’urgence. De cet échange enflammé d’une frontière à une autre s’étaient allumées des braises, braises sur lesquelles elle avait soufflé. Et une flamme avait renaquis.
Trop longtemps elle s’était laissée aller maintenant, trop longtemps avait-elle mis certaines choses de côté, les oubliant presque par facilité. Mais ce n’était pas ainsi qu’elle gagnerait les nombreuses batailles qui l’attendaient - tant envers elle-même dans l’arène de son propre esprit qu’avec les autres.
A commencer par ces quelques Etelkrus qui se prenaient pour bien plus qu’ils n’étaient et se permettaient de gaspiller des mots sans savoir.

Longtemps Mildred avait fui cette confrontation. Car elle ne se sentait pas encore digne. Mais aujourd’hui avait sonné le glas.
Aujourd’hui, Mildred marcherait sur l’Île aux Roses en conquérante à nouveau, pas en ombre un peu sauvage cherchant à regagner sa place. Si les ronces avaient disparu pour céder place au renouveau de la beauté de leur foyer, elle aussi laisserait derrière elle les vestiges abîmés du passé.
Puisqu’elle n’arrivait plus à le réparer, elle le jetterait aux flammes et reconstruirait du neuf en allant de l’avant. Du moins essaierait-elle.

Et la première étape pour cela était de rejoindre les rangs de la seule divinité à qui son coeur avait vraiment appartenu.

Discrète et silencieuse elle traversa les herbes folles, se dirigeant tout droit vers la silhouette imposante du nouveau temple de Moiro. Combien de fois ces derniers mois était-elle passée à côté, depuis son retour, l’observant avec l’admiration du travail accompli et de celle qui l’habitait, mais trop intimidée et inaccomplie pour se sentir apte à lui adresser la parole ?
Elle lui devait pourtant tellement de choses. Remerciement et allégeance.
Avec souplesse elle commença à gravir les marches, à petits bonds précis qui à mesure qu’elle montait gagnaient en vigueur et en intensité. Elle s’efforçait de ne plus vaciller, de ne plus avoir peur.
Avant de pénétrer dans la somptueuse demeure, Mildred s’assura d’être seule d’un regard rapide et circulaire. Ce moment lui appartenait à elle et à Moiro uniquement.

Et quand elle fut certaine d’être bel et bien la seule âme ici présente sous le regard omniscient de la Déesse... Elle s’avança à pas lents et mesurés dans l’enceinte aux reflets de roses, couleur qui avait baigné sa vie et son enfance.
Ses pattes la menèrent jusque devant la fontaine où elle se tint droite, croisant le regard figé dans la pierre des statues de tigre.
Quelques secondes de silence, une profonde inspiration... Il fallait se lancer.

— Grande déesse Moiro, je vous prie d’accepter ma présence et d’excuser mes fautes et le retard que j’ai pris à me présenter face à vous.

Voilà un premier poids qui quittait sa poitrine, que d’avoir enfin exprimé ce regret qui la rongeait. La Tigresse l’avait aidée, et Mildred ne s’était jamais adressée à elle en personne pour l’en remercier. Une pointe de honte la transperça de nouveau et elle dut se pincer les babines pour ne pas baisser les yeux ou la tête.
Devant Moiro elle laisserait couler tout ce qu’elle avait sur le coeur pour en expier la faiblesse - mais il était hors de question de ne plus l’affronter, de se montrer encore sous le jour pitoyable d’une enfant qui n’avait pas appris à maîtriser ses craintes et à corriger ses erreurs. Si la Déesse réagissait par la colère, Mildred se devait de l’affronter en face. Face à Moiro elle devait déployer les mêmes efforts que face à sa mère.
Avec en plus toute l’honnêteté qu’elle devait à l’Immortelle et qui de toute façon connaissait déjà tout d’elle.
Mais prononcer les mots... C’était un combat qu’elle se devait de mener.

— En vérité j’avais honte. Honte de n’avoir rien accompli quand ma famille sans moi devait lutter pour survivre et se libérer, honte d’avoir été victime de doutes lors du temps passé chez les Etelkrus... Honte d’ainsi me présenter à vous alors que je ne m’en pensais pas digne.

Elle marqua une pause, réprimant un léger tremblement. Ces doutes avaient été nombreux, mais elle considéra qu’il n’était pas nécessaire de détailler celui qui l’avait le plus embarrassée, celui qui concernait le plus la Tigresse. La brève attirance qu’elle avait ressenti pour une autre qu’elle, pour une soeur d’une meute ennemie, Dairo la Renarde.
Passant une langue sur ses babines, Mildred se relança pour poursuivre.

— Alors j’ai tenté de d’abord me rendre plus forte avant de me présenter à vous, de me prouver à moi-même que je valais encore quelque chose, que ma place restait auprès de ma famille et que je vous méritais. Mais j’ai perdu des combats, j’ai empiré la situation. J’avais à chaque pas l’impression de m’éloigner plus encore de votre chemin.

Cette fois-ci c’est un soupir qui franchit ses babines.
Avant que son regard ne se fasse plus acéré et que la pointe discrète d’un sourire ne relève ses commissures.

— Mais j’ai fini par comprendre que fuir votre regard ne m’aiderait pas à me redresser, bien au contraire. Pourquoi agir ainsi et retarder ma venue, quand bien même je savais que j’étais née sous votre signe et que mon coeur vous appartient depuis toujours ? C’est avec vous que je dois avancer. Dès maintenant.

Un pas supplémentaire la rapprocha du rebord de la fontaine, qu’elle frôla de son museau qui vint s’arrêter à quelques centimètres du liquide coloré.

— Moiro, si vous m’acceptez... J’aimerais rejoindre les dignes rangs de vos disciples.

Et devenir enfin l’enfant spirituelle de la Déesse, elle qui était déjà fille biologique de sa Prêtresse.

Le temps paraissait terriblement long quand on avait pour seule réponse l’écho de sa propre respiration.
Mildred fixait successivement le liquide de la fontaine et les statues de pierre, espérant y voir quelque chose – un signe, un morceau qui s’anime, n’importe quoi. Mais rien ne venait à sa rencontre. Rien d’autre que le froid qui régnait entre les pierres en cette période de l’année où l’air était moins clément.
Puis enfin, une ondulation. Comme une vague remuant l’espace et le temps, une lueur rose éclairant soudainement son pelage. Mildred sentit son cœur bondir puis battre un peu plus vite, excitation et angoisse se mêlant dans une danse endiablée, ne pouvant retenir le sourire un peu béat qui étira ses lèvres. Moiro était venue !
Mais elle sentait pourtant quelque chose qui clochait, dans cette sobriété qui ne lui ressemblait pas, dans cette façon froide et implacable de juste la contempler comme l’une des tâches sur son sol.

Puis la Déesse commença à parler, et les lances de glace percèrent sa poitrine pour s’enfoncer dans son cœur, l’une après l’autre.
Mildred se revit jeune louveteau, réprimandée parfois par celle qui était la plus importante à ses yeux. Elle se rappelait la honte et la déception qu’elle ressentait à ces moments, l’envie de s’écraser sous terre et de fermer les yeux en se cachant parmi les buissons épineux des rosiers pour ne plus jamais les rouvrir, souhaitant presque qu’elle n’ait jamais existé si c’était pour ainsi décevoir.
Là, c’était pire.
Mildred se recroquevilla, tressaillant sous l’effet conjugué de la température qui dégringolait et des mots glaçants de la Tigresse. Elle sentait sa gorge se nouer, les larmes monter – mais il était impensable de les laisser s’échapper.
Elle ne pouvait qu’accepter le déluge qui s’abattait sur elle.

Et bien que cruels, bien que dévastateurs… Chaque mot s’inscrivait en elle comme une vérité, venait se loger au fond de ses plus noires pensées pour y trouver un écho dans sa propre considération d’elle-même. Comment ne pas la croire, de toute façon ? Moiro savait. Moiro ne pouvait que parler des mots vrais.
Et la vérité est blessante, hein, Mildred ? Tu ne brilles d’aucune flamme. Tu n’es plus que terne solitaire, sans intérêt, même la Déesse qui avait veillé sur ta famille ne veut plus de toi.

La jeune louve déglutit difficilement, ne relevant timidement la tête qu’après que de longues secondes se soient écoulées depuis la fin de la divine sentence.
Elle se crut incapable de parler tant elle s’étranglait, mais ses mots parvinrent quand même à sortir.

— O-Oui, Moiro. Je suis désolée d’avoir failli de votre chemin. Je ferai… De mon mieux.

Son dernier effort fut d’empêcher les tremblements de sa voix de prendre le dessus, pour ne pas tomber plus bas qu’elle n’était déjà rendue.
Et puis, avec une courbette précipitée et maladroite, Mildred fit volte-face et s’enfuit du temple.

Une fois passée l’encadrement de pierre elle parvint à inspirer une douloureuse goulée d’air, clignant des yeux, ne parvenant plus à contenir les larmes qui commencèrent à rouler le long de ses joues.
Ses yeux flous s’assurèrent tout de même de lui offrir une voie libre – et longeant les murs, l’échine basse, la louve s’échappa hors de la vue de toute âme, fut-elle mortelle ou immortelle.

Mais rien ne pourrait jamais la cacher du regard des Dieux.