Ta dernière demeure.

Il avait froid.
La nuit régnait déjà à son arrivée au cimetière. Lanterne à la flamme inutile et cape doublée vaine pour retenir sa chaleur, il avait laissé ses empruntes sur la route enneigée, et des petits bouts de lui. Mais aller plus vite ? Jamais. Impure aurait été seulement la pensée de se presser. Cela aurait été commettre une hérésie ; il aurait pu abîmer. Sacrilège.

Son exigence lui réclamait la perfection déjà d'habitude.
Avec elle oh... elle était obligatoire, un minimum.
Quand il acheva son oeuvre, au prix d'encore plusieurs heures dans le cimetière, il posa enfin le marteau et le burin. Il l'avait hissée avec la dextérité de l'expérience et la patience de l'âge. Celle fois, il étendit son corps avec la douceur incalculable de l'amour, et la précaution infinie de la peine. Il replaça parfaitement ses cheveux, et l'entoura de son linceul de tissu précieux. C'est seulement là qu'il sortit et souffla pour que son pouvoir ramène la terre. Il plaça enfin le socle de pierre et put observer le monument qu'il avait forgé. La pierre la plus fine trouvable dans leurs lieux, façonnée pour donner une croix aux bouts courbes. Aux structures tournants en torsades et arabesques impossibles à voir de loin, mais remplies de détails une fois admirées de plus près. Son nom à la forme manuscrite fait de boucles et de décorations florales, trônait au milieu de la sculpture.
Elle était dans l'un des plus beaux coins du cimetière. Auprès d'un arbre qui donnait quelques fleurs, de jolies feuilles, et ne périssait pas l'hiver. Mais surtout, elle était aux côtés de sa mère, Romance.

"Elle méritait un coin 'peu moins moche," se cita-t-il lui-même.

Il passa sa patte sur la pierre à cette phrase et enfin, enfin, s'autorisa à pleurer.

Un vent se souleva en bourrasques diaphanes et balaya la neige pour ne laisser plus que l'herbe morte apparaître. Il coula sur le sol et laissa dans son sillon pour rapporter du vert dans ce tableau de blanc et bleu, une végétation naissante. Des fleurs et quelques plantes grimpantes qui entourèrent petit à petit la tombe, l'habillèrent quand sa gorge à lui se serrait. Myosotis, bleuets, chrysanthèmes... Elles s'épanouirent, déroulant leurs tiges et leurs branches, s'accrochant à la pierre et prenant racine dans le sol autour.

Quand il leva la gueule vers le ciel pour expier ses sanglots et les confier à la lune intime qui veillait en secret depuis sa venue, le tourbillon blanc se mua en onde et en brume. Le sol se tordit dans une illusion aquatique, comme un étang miroir tout autour de lui, qui se mit à crépiter de ronds s'agrandissant et se mêlant entre eux. Une pluie inexistante qui perturbait la réflexion des étoiles. Les bras de la brume entourèrent la surface factice, empêchant de voir à plus de quelques pas autour comme lors des pires jours dans le cimetière.

Il avait promis qu'il laisserait éclater sa faculté et ses émotions.
Pas trop longtemps.

Quand le calme revint et que son glowstick cessa de crépiter, quand le sol redevint ce qu'il était réellement, Casto baissa la tête. Il reprit son souffle, la sclère rougie de ces précipitations. Il put cependant admirrer les fleurs qui avaient été laissées, bien réelles elles. Une expiration longue, et il se pencha pour les sentir. Il caressa en derniers du bout de son museau les bleuets qui allaient si bien à Karigan.
Son regard tomba finalement sur deux autres fleurs non notées auparavant.
Deux boutons d'or. Comme ses yeux.
Il se sentit enfin apaisé.

Il hocha la tête et prononça.

"Ta dernière demeure."

Son dernier présent.
Pour celle qu'il avait aimé.

Ses yeux oscillaient à droite, à gauche, passaient d'une image à l'autre sans jamais se focaliser vraiment sur ce qu'il y avait en face d'elle. Son combat contre le cerf n'avait pas réussi à la départir entièrement de cette mélancolie qui l'avait prise, depuis le soir de la cérémonie. Ça avait aidé, oui, mais ça n'était pas assez. Y aurait-il un jour un assez ? Elle se sentait.

Un peu seule.

La douce chaleur de Nocera et Sobieski, qu'elle côtoyait la plupart du temps, n'avait pas réussi à chasser le vide laissé par l'omniprésence silencieuse mais rassurante de Volstein, le sourire délicat de sa grise fille. Tout était amplifié par l'air morose qui s'était abattu sur le clan.

Eva en était venu à regretter les fêtes organisées dans son clan au départ de l'un des leurs. Ils se retrouvaient, disaient adieu à celui qui partait, puis festoyaient des heures durant pour tenter d'effacer la peine et le trou laissé par le départ d'un membre chéri. Ca ne chassait jamais les ondes bleues sombres de la tristesse qui prenait les coeurs, mais restait associé à ce départ un moment de partage et de retrouvaille, rares en ces familles désagrégées.

Ici, le départ n'était que tristesse. Et Eva avait bien du mal à s'en accommoder. La douceur du départ des loups ne comblait pas ce vide laissé derrière eux. Ces derniers jours elle avait fait forte figure face aux autres membres du clan, puis s'était isolée à son habitude pour relâcher sa peine sous forme de millier de larmes et en hurlant à la lune. Puis elle s'était mise à marcher, comme une âme en peine, ne retrouvant le sourire qu'en croisant ceux qu'elle aimait, pour leur offrir le visage d'une force tranquille.

Sa famille lui manquait. Elle lui envoyait des lettres, avec le concours des loups sachant écrire, profitant d'un messager assez zélé pour venir jusqu'ici. Mais il lui manquaient tellement... Des années qu'elle ne les avait pas vu. Sa mère. Son père. Son frère. Ses oncles, tantes et cousins. Elle passait tout son temps avec eux, autrefois. Il n'était pas un jour sans qu'on parlât d'aller voir l'un, ou l'autre.

Maintenant, elle avait une nouvelle famille. Mais l'autre lui manquait, trou immense dans l'océan de sa vie que rien ne voulait jamais refermer.

Alors, aujourd'hui comme un autre jour, elle se rendait au cimetière. La première fois, c'était en échappant au Monstre. La seconde, quand elle avait croisé Ajani. La troisième pour croiser Horus.

Et cette fois, qu'y trouverait-elle ? Une petite partie d'elle, minuscule, espérait y trouver Kerguelen devant la tombe d'Annah, comme si elle n'attendait que la venue d'un Nakhu pour venir la chercher. Et puis, à penser à Kerguelen, ses pensées dérivaient vers Gloria. Que devenait le petit dragon qui ne pouvait voler ? Elle ne l'avait pas même vue à la cérémonie... Ajani pourrait probablement la renseigner. Mais en ce moment, il était fort occupé à mettre en ordre les affaires du clan.

Elle soupira.

Devant elle, les portes du cimetière se dressaient, hautes et imposantes. Eva poussa du bout du museau l'un des artefact en fer forgé, et pénétra dans les allées sombres. Tout de suite, son attention fut attirée par un déferlement de couleurs et de contraste dans l'un des coins du cimetière qu'elle ne connaissait pas encore. Elle hésita. Elle avait encore des douleurs assez vives, notamment à son épaule, de ses échanges avec le cerf. Mais comme disent les anglais, curiosity killed the cat, et s'il y avait un motto qui signerait probablement sa perte, c'était celui là. Eva commença à diriger ses pas vers la source des perturbations.

Plus elle avançait, plus le paysage se sublimait sous ses yeux. Le sol devenait plus souple, les fleurs plus nombreuses et colorées, le vent plus léger, se faisant caresse dans les rémiges de la l'aviaire.

Soudain, les manifestations cessèrent.

Et lorsqu'Eva arriva à l'épicentre de tout cela, une tombe.

La plus belle tombe qu'elle n'ait jamais vu, riche et somptueuse sans être ostentatoire. Devant, un loup, qu'elle reconnut instantanément.

Boite à Clou.

Son coeur se serra.

Lui aussi, venait de perdre quelque chose aujourd'hui. Lui aussi, rejoignait le cortège de ceux qui avaient laissé au passé un bout de leur âme. Elle ne le connaissait pas beaucoup. Comme tous les Nakhus, elle l'avait déjà vu, mais n'avait jamais eu l'occasion d'échanger avec lui. Son air rude, pataud, n'encourageait pas la prise de contact. Il était le père de la grande alpha Anette, ça, elle le savait.

Mais à cet instant, il n'était qu'une âme fendue.

Eva s'approcha de quelques pas encore, et se coucha à même le sol. Elle sentait que tout ce qui l'entourait était le fruit du loup blanc et crème. Tout cet... Hommage. La louve bicolore posa sa tête sur ses pattes, ramassée sur elle-même. Malgré elle, la vision de ce loup, devant cette tombe qu'il venait de creuser, qu'il venait de créer avec tant de passion et en laissant éclater une telle violence de sentiment,

la vision de ce loup

Lui tira quelques larmes.

Elle ne chercha pas à les sécher, les laissa rouler sur ses joues et tomber au sol pour alimenter les myosotis et les chrysanthèmes. Elle voulait dire quelque chose, n'importe quoi, qui pusse aider le vieux loup, mais rien ne venait. Elle finit par murmurer, simple filet virevoltant entre les tombes :

Je suis désolée pour toi. Que son âme vole jusqu'aux cieux et visite les allées infinies de nuages.

Il y eu quelqu'un, quelqu'un de doux.
Il lui semblait l'avoir vu chez les Nakhus, de toute façon elle portait leur couleur violette. Assez drôle que la louve pie soit chez la corneille, nota son esprit épuisé. Il ne rit qu'intérieurement mais l'effet fut presque le même. Ce qui sembla le tirer de sa fatigue furent les émotions en face de lui. La vision de son intelligence avait changé depuis Chatouille, et il se sentit capable de comprendre qu'elle était... touchée. Ça lui parut étrange et pourtant... doux.

Un instant un peu incongru avec une inconnue.
Qui le rappela à la chaleur des vivants.

Il n'aurait jamais pensé ainsi toucher. Ce fut bienfaiteur, une connexion rendue plus facile par leurs âmes mises à nu dans une situation universelle qui ne manquait jamais de trancher les cœurs. Un miroir à sa peine, un éclat de compassion si pur. Cette réaction avait les propriétés de points de sutures, une aide qui ne remplacerait pas le temps mais serait immense. Il espéra sincèrement que la louve garderait toujours cette lumière en elle.

Doucement, il posa une patte sur les épaules de l'ailée.

"Merci."

Il sourit, un peu.

"Elle est en paix, et j'lui ai fait une belle fin, c'tout c'qui m'importe."

Il reposa les yeux sur la tombe et sentit son sourire s'élargir.
Oui, il se sentait apaisé.

Il s'était laissé vivre l'émotion, c'était important. Et il avait accomplit ce qu'il avait voulu avec ce dernier tribut.
Une belle fin. Pour pouvoir être heureux à nouveau.

Elle sentit corps et âme du loup bicolore revenir vers elle, une chaleur qui irradiait dans ses os et chassait les quelques larmes qui s'étaient écrasées au sol. Elle s'essuya du revers de sa patte, refusant de les voir cristalliser de froid. Eva se redressa à demi, et le contact de la patte sur son épaule la fit frémir.

C'était un loup bas sur pattes, trapu, mais massif et solide. Un loup en qui, elle le sentait, on pouvait avoir confiance en cas de besoin. Un loup qui en a vu des vertes, des pas mures. Un loup habitué à porter en terre les âmes des vivants, à garder les mémoires, à côtoyer le deuil. Eva secoua la tête. La gorge nouée.

Elle ne trouvait pas quoi lui répondre. C'était tellement douloureux. Cette petite boule, dans son ventre, qui l'empêchait de parler, de trouver les mots justes, mais surtout de les vocaliser.

Mais la chaleur du loup crème finit par chasser cette sensation. La souffler comme la flamme d'une bougie.

Pas aujourd'hui non, pas encore. Bientôt, peut être.

Eva se redressa finalement. Sa voix n'était toujours qu'un murmure, et elle baissait la tête à mi-hauteur, se sentant un peu effrontée de dire cela, mais elle le pensait elle voulait que le loup l'entende :

Tu les guides tous avec justesse dans la fin. Merci pour ça.

C'était important pour elle, et elle respectait d'autant plus son activité qu'elle se savait bien incapable de la mener. Elle n'en aurait jamais la force, submergée en permanence par tout ce qui l'entourait. Elle inspira un peu plus et relâcha finalement son pouvoir.

Elle s'en était bien gardée jusque là, pour ne pas soigner ses plaies faites lors de son affrontement avec le cerf. Mais à cet instant, tout ça n'avait plus d'importance. Si elle pouvait aider à chasser les dernières réminiscences de tristesse qui flottaient sur le cimetière, alors elle ferait. Elle laissa les environs être envahis de cette onde de douceur et de chaleur, et un long instant passer avant de reprendre la parole.

Puis-je t'accompagner hors du cimetière, ou souhaites-tu la veiller encore ?

Elle savait que chacun traitait le sujet à sa convenance, que la compagnie n'était pas toujours de mise, mais que parfois elle aidait.

Dans tous les cas, c'était toujours difficile.

Un peu plus de douceur, de la part de la louve oiseau.
Un peu luciole dans la nuit. Elle remplaçait la lanterne inutile qu'il avait ramené, guide pour lui quand il l'avait été pour les autres. Il ne rit pas plus à ses remerciements qu'à sa proposition de le raccompagner, se sentit juste content de ne pas être seul. Alors, loin de ses bougonnements habituels, avec un léger sourire, il hocha la tête.

Il ramassa sa lanterne, son écharpe qu'il ré-enfila.
Et observa Eva, d'autant plus calmé par la vague qu'elle relâchait.

"Allons-y."

Autrefois, il avait ramené une louve grise et timide.
Aujourd'hui, il se ferait escorté.

Pour son plus grand plaisir.

[conclu pour moi ]