Ratatouille ✡ Anita

Pour bien débuter la journée, Anita avait passé une partie de sa matinée dehors, juste à l’extérieur de la grande entrée du Castel, gueule ouverte pour laisser les flocons se poser sur sa langue longue et rose.

Ce petit jeu l’amusait beaucoup et elle trouvait que la neige qui tombait le matin était meilleure à manger que celle du soir. De temps en temps, Anette venait la chercher et la distrayait pour un moment, lui répétant que cela n’était pas bon pour son estomac et qu’elle risquait d’avoir mal au ventre, mais elle avait tendance à souvent y retourner malgré tout, avide de se forger ses propres expériences, aussi menues soient-elles à son âge.
En tout cas, elle n’avait toujours pas eu mal au ventre.

Un peu plus tard, elle avait appris que les chasses aux rats qui étaient organisées depuis quelques jours étaient toujours d’actualité. Chouette ! Elle qui pensait avoir loupé l’activité !
Elle avait galopé aux côtés d’Anette pour lui communiquer sa joie, même si elle voyait bien qu’elle était un peu occupée avec des devoirs de reine. Anita était jeune mais percevait déjà comment faire plaisir à ceux qui constituaient son petit monde, et rien ne l’emplissait davantage de joie que de voir une lumière d’amour s’allumer dans les yeux sombres de sa mère. Peu importe à quel moment de la journée ou de la nuit ils la dérangeait, elle semblait toujours aussi heureuse de les voir même après un mois en leur compagnie.

Un mois ! Un mois déjà !
Anita voyait à peine le temps passer tant chaque jour était intense et complet. Aujourd’hui ne dérogerait pas à la règle. On lui avait dit qu’elle ferait équipe avec le fils de Pepper, l’autre reine, l’amie de Maman Anette -mais pas vraiment celle de Maman Sheina, bien qu’on ne lui ait pas clairement dit, elle l’avait plutôt compris. Elle avait hâte de voir son fils, qui était un peu plus âgé qu’elle et sa fratrie, mais avec qui elle pensait néanmoins bien s’amuser.
Présentement elle courrait dans les boyaux de roche qui serpentaient dans le morceau de montagne qu’était le Grand Castel, laissant résonner le cliquetis infini de ses petites griffes tapant le sol à un rythme rapide et régulier.
Quand elle déboucha dans la salle infestée qu’ils avaient pour mission de secourir, il l’attendait déjà, la fixant d’un intense regard rubis. Il y eut également un mouvement sur le sol, fin et longiligne, et Anita ne sut plus tellement où donner de la tête ni dans quel ordre trier ces deux informations de la plus grande importance -son nouveau compagnon de jeu était face à elle, et une chose inconnue qui avait glissé par terre s’était éclipsé sur son côté droit. Ses oreilles de chauve-souris semblèrent pointer successivement d’un côté et de l’autre, avant qu’elle ne bondisse finalement en direction du mur, un éclat curieux et excité dans le regard.
Elle ne vit d’abord rien, mais de légères ultrasons vinrent s’échapper de sa gorge par réflexe. Elle ne savait pas trop comment elle faisait, elle savait juste que ça aussi, c’était un truc de chauve-souris, et c’était bien pratique parce que parfois elle trouvait des insectes super rares qui s’étaient cachés et qu’elle n’aurait pas trouver sans cela. C’était un mode de perception que n’avaient pas les autres, elle l’avait compris rapidement, et elle avait du mal à l’expliquer dans des termes qu’ils pourraient saisir -comment décrire une sensation que les autres n’avaient pas, de toute manière ?
Les ondes rebondirent dans l’espace et revinrent vers elle, lui chuchotant une configuration des trous du mur qui s’imprima sans délai dans son cerveau.

Là, il était là !
Elle sut immédiatement vers quel creux de la roche se pencher et sans faute, un serpent noir et luisant s’y était recroquevillé, enroulé sur lui-même et la fixant de ses yeux noirs.
Anita poussa un glapissement de joie.

— WAA ! Un serpent ! Trop bien ! Tu l’as eu où ? Il s’appelle comment ?

Tout cela sans quitter des yeux la petite créature retranchée dans l’ombre. Elle observa le détail de ses écailles, la langue rose qui parfois quittait en silence la forteresse de sa tête et y rentrait aussitôt, la façon dont le corps souple et encore maigre était lové en épousant parfaitement les aspérités de la roche. Elle était un peu jalouse, pour le coup. Elle n’avait vu que très peu de serpents, dans le marais, et la plupart étaient loin ou ne voulaient de toute manière pas s’approcher d’elle -de toute façon, maman Sheina lui avait interdit de les toucher car certains pouvaient la mordre et la tuer, elle disait.
Elle en avait été très déçue, mais comme elle n’avait pas envie de mourir tout de suite, elle faisait attention.

Elle finit par arracher ses yeux mauves à l'observation du petit serpent, le laissant tranquille pour aller se planter devant le louveteau plus âgé, sa queue se balançant derrière elle en un rythme allègre et régulier. Elle avait envie de s'approcher encore plus de son visage pour mieux se plonger dans ses yeux au si joli rouge décoré d'une étoile, mais elle demeura à une distance polie d'une dizaine de centimètres de sa truffe, fixant un regard pétillant sur lui.

— Et toi, c'est quoi ton nom ? Moi, c'est Anita !

Sa voix fluette et enjouée mena la danse, curieuse et sans gêne. Elle ne savait pas trop pourquoi sa Maman Anette ne lui avait pas donné son nom quand elle avait demandé en le voyant de loin, un jour pas si vieux, se tenir près de sa mère l'Alpha Pepper. Elle lui avait répondu quelque chose comme pourquoi ne pas aller lui demander toi-même ?
Mais quand elle s'était apprêtée à faire volte-face pour s'exécuter, le drôle de duo s'était volatilisé.

Aujourd'hui, il ne pourrait pas lui échapper !
Elle était tant subjuguée par son envie de découvrir ce futur compagnon de jeu qu'elle en oubliait presque la mission qui les réunissait ici.

Le serpent s’appelait Serpent ?
Elle resta légèrement incrédule au début, puis eut finalement un sourire entendu. Pourquoi pas ! C’était mignon, d’une certaine façon. Original sans l’être. En fait, personne n’aurait pensé à nommer quelque chose par le même nom qui y était déjà attribué, alors au moins, son petit compagnon reptilien aurait un nom hors du commun… En quelque sorte.

Elle vit les yeux rubis osciller quelques instants et il reprit la parole pour lâcher un simple mot.

— Désastre.

Désastre ? C’est quoi, qu'est-ce qui est un désastre ?
Anita fronça brièvement les sourcils, saisie par l’incompréhension et sa gueule s’entrouvrit pour enquiller une question, mais elle s’interrompit au moment où une première syllabe allait sauter hors de sa gueule et ses yeux mauves s’arrondirent légèrement sous l’effet de l’incrédulité.
C’était son nom ! Elle avait demandé son nom, et il avait répondu Désastre. Elle fit la moue et fronça légèrement le museau, contrariée. Elle comprenait un peu mieux pourquoi sa mère n’avait pas voulu lui dire son nom, au début.

— Oh.

Elle s’apprêtait à enchaîner le fil de ses pensées quand elle remarqua l’autre louveteau se tordit un peu le cou vers l’arrière, comme pour mettre un peu plus de distance entre leurs deux visages, comme s’iul n’était pas tout à fait à l’aise avec la proximité de son museau. Elle n’y avait pas pensé, après tout, elle passait son temps collée à sa famille, elle n’avait pas pensé qu’elle serait encore trop proche !
D’un mouvement souple elle se recula légèrement avec un léger sourire d’excuse sur les lèvres. Anita était déjà douce malgré son jeune âge, et Anita était un curseur qui se régulait selon les autres.

— Mais tu peux dire Daisy.

Alors lui aussi, il n’aimait pas trop son prénom, si elle pouvait en choisir un autre ? Il s’était déjà détourné et lui demande si elle venait pour attraper des rats, mais la petite louve n’avait pas dit son dernier mot, et ne voulait pas conclure le sujet aussi rapidement.
Elle fit un pas vers lui pour capter son regard à nouveau, faisant de son mieux pour ne pas l’envahir cependant, et se place face à lui en remuant doucement sa longue queue lisse.

— C’est pas un très beau nom, Désastre. Pourquoi on t’as appelé comme ça ?

Davantage qu’un jugement ou une critique, c’était une réelle interrogation qui faisait pencher sa tête sur le côté, une lueur d’inquiétude se reflétant dans ses prunelles vives. Est-ce qu’il était heureux de ce nom, lui ? Elle réfléchit un court instant, et de nouveau lui offrit un sourire sincère.

— Moi, je vais t’appeler Dez. Ça te va super bien !

Laissant un instant ses sentiments incontrôlable d’enfants reprendre le dessus et chasser brièvement ses précautions, elle franchit la distance qui les séparait d’un chassé agile pour aller presser sa truffe contre celle de l’autre louveteau, avant de se reculer aussi vite qu’elle n’était apparue, une lueur espiègle dans les iris.
Relevant le postérieur et étirant ses pattes au sol, elle commença à s’échauffer par petits bonds, prête à finalement reporter son attention sur la raison de leur présence. Anita était déjà très agile pour son âge, et elle attrapait plein d’insectes dans les herbes et dans les marais ! Mais elle les tuait rarement, préférant plutôt s’émerveiller de leurs mouvements. Alors elle n’avait jamais vraiment chassé pour de vrai, pas pour se nourrir, pas pour remplir une mission.

— Montre-moi où ils sont ! Je suis sûre qu’on va en attraper plein, on va faire une super équipe !

Et Anita se mit à bondir plusieurs fois sur le côté, faisant des allers-retours, échauffant ses muscles qui ne demandaient qu’à courir et se détendre avec Dez.

Anita était heureuse, d’avoir vu une petite lueur se réchauffer au fond des yeux rubis.
Anita était heureuse, que son nom personnel lui plaise aussi.
Anita était heureuse, si pour un petit instant il pouvait ne plus tirer une tête aussi dépitée qu’auparavant.

Elle était restée pensive de son explication sur son nom, mais elle la gardait dans un coin de sa tête, pour plus tard. La petite louve n’était pas comme Narcy qui prenait tout et démêlait tout sur l’instant même, prenant pour activité prioritaire et à part entière de s’attaquer à chaque information qu’il trouvait pour l’analyser, et en faire le sujet de conversation. Quand Narcy vous trouvait quelque chose, il ne vous lâchait pas vraiment avant d’être allé au bout des choses. Elle, elle préférait laisser infuser. Elle écoutait de ses deux grandes oreilles attentives, elle réfléchissait quelques instants, puis elle mettait de côté pour y penser en arrière-tâche. Et en attendant que le processus se fasse, elle laissant ses muscles se détendre pour propulser son corps dans des courses folles.

Ce qu’ils s’apprêtaient à faire maintenant !
Elle voyait le gris et blanc s’échauffer à son tour, laissant l’adrénaline gagner peu à peu ses muscles et les préparer à leur petite chasse. Il confirma qu’ils feraient une super équipe, ce qui ne put que la faire rayonner de son plus grand sourire. Et il lui demanda si elle s’était déjà entraînée, ce à quoi elle hocha vigoureusement la tête.

— Je sais attraper toutes les bestioles du marais ! J’ai jamais essayé les rats, mais ça doit être pareil !


Ses mamans disaient souvent qu’il y avait forcément quelque chose dans lequel on était bon et fort, même meilleur que les autres. Et que faire cette chose aussi nous rendait la plupart du temps heureux. Anita avait su très vite ce qui la rendait heureuse -elle n’avait pas eu à chercher bien loin, son corps avait été façonné pour.
Elle se demandait dans quoi s’épanouissait Dez tandis qu’elle le suivait vers le garde-manger -non sans avoir jeté un rapide coup d’oeil en arrière à leur départ pour voir si peut-être Serpent ne les suivrait pas- , son regard mauve posé dans son dos et leurs deux queues battant la mesure de leur pas, détaillant son corps qui lui aussi avait l’air plutôt taillé pour l’exercice physique. De toute façon, vu sa maman à lui, c’était pas étonnant qu’il ait l’air en forme et pas raplapla.
Ils débouchèrent dans l’endroit où leur mission d’agent spécial les attendait, une grotte comme tant d’autres au Castel, à l’exception que dans celle-ci flottaient les fumets âpres et alléchants des vivres conservées pour la rude saison - et dans l’obscurité ambiante, mêlées aux lueurs rougeoyantes des torches qui faisaient s’étirer et danser les ombres, d’innombrables formes se détachaient sur les murs de pierre en un spectacle hypnotique.
Elle entendit Dez souffler, elle le voyait déjà prêt à bondir, contrairement à elle qui, s’émerveillant de tout, s’était figée quelques instants sur la pointe de ses pattes fines pour observer le cinéma d’ombres et de lumières qui s’offrait à eux.

Il s’élança.

Et elle resta là aussi immobile à le fixer, voulant d’abord le voir en action avant de se mettre elle aussi à la tâche. Bouche bée, elle voyait les rats voler sous les coups qui pleuvaient de sa part, des coups vifs et rapides qui frappaient juste. Sa gueule entrouverte restait fendue d’un large sourire impressionné, ses yeux pétillants ne lâchant pas le moindre fragment d’action devant ce nouvel acteur qui était entré en scène à son tour dans le spectacle et qui créait un sacré remue-ménage dans la tranquillité des rongeurs intrusifs. Si elle avait été un rat, elle ne se serait pas non plus attendue à ce qu’un loup encore si petit débarque pour les déloger si férocement !
Dez en brisa un, puis deux, puis quatre, tout s’accélérait comme un manège, pourtant elle n’en perdait pas une miette, et soudain Dez avait fait volte-face, et avant même qu’elle n’ait eu le temps de comprendre un gros rat volait dans sa direction dans une liberté toute nouvelle pour lui.

Les réflexes reptiliens et primitifs se mirent en place sans même qu’on le leur demande. De siège passager à conducteur en un instant, la marche à suivre s’enclencha d’elle-même avec une fluidité étonnante.
Ses pupilles s’étrécirent pour verrouiller la cible, les synapses envoyèrent leurs décharges électriques pour réveiller la vivacité de son corps qui était fait pour ça, fait pour chasser dans la nuit, fait pour attraper les proies, fait pour ne laisser passer à côté d’elle aucun autre être volant, elle qui appelait à la fois les gênes des chauve-souris et du loup.
Le temps qui semble s’être étiré à l’infini la laisse apercevoir les lèvres de Dez qui forment deux mots derrière le rat qui se rapproche en gros plan. Les images se découpaient en séquence.

Pour toi.

Ses pattes arrières se détendirent sans qu’elle n’ait besoin de commander quoique ce soit. Elle se sentit s’élever dans les airs, pratiquement au ralenti même si elle savait que tout allait en réalité très vite. La trajectoire de la cible était haute. Mais elle était légère.
Elle tendit une patte aux longues griffes recourbées, prête à faucher la cible en plein vol, comme tous les papillons et toutes les libellules qu’elle avait l’habitude de surprendre près de la demeure de Kiro.

Et comme dans une chorégraphie synchronisée , la pointe de ses doigts entrèrent en contact avec le contact avec la vermine au moment exact où le corps mou pouvait venir se lover contre sa patte, s'y emboîter parfaitement.

Une fois l'objectif accompli, le temps sembla reprendre son cours en un léger claquement. Les choses se remirent à fonctionner à leur rythme habituel, tout s'accéléra. Son corps agile se tordit sur lui-même pour reprendre la direction du sol après sa voltige en haute altitude. Sous sa patte, le corps meurtri du petit rat qu'elle avait cueilli en plein vol. Elle souffla de satisfaction, sa longue queue dressée décrivant un arc-de-cercle au-dessus de sa tête tandis qu'elle adressait encore un autre sourire radieux à Dez, fière de ne pas avoir gâché son travail.
Désormais, il fallait qu'elle trouve ses propres rats !

Mas elle avait beau bondir d'un bout à l'autre de la salle en tentant de se rendre impressionnante , sautant derrière chaque ombre qui filait et étendant ses pattes à leur suite, poussant tantôt des feulements guerriers, tantôt des éclats de rire ravis, elle ne parvenait pas à refermer ses griffes sur la queue des malfaiteurs.
Leur morphologie était si différente des bêtes qu'elle pourchassait habituellement ! La longue queue rose et glabre des rongeurs s'agitait toujours dans une direction qu'elle n'arrivait pas à prévoir. Il lui faudrait encore un peu d'entraînement avant de s'habituer à ce nouveau type de proie.
Une petite mine de frustration fronça son museau quand un énième rat se joua d'elle et s'extirpa d'un bond peu gracieux hors de la trajectoire de sa patte qui s'abattait vivement de part et d'autre des petits fuyards. Encore raté ! Peut-être qu'il y avait une technique spéciale pour les rats que Dez connaissait et elle non, peut-être qu'il ne fallait pas faire pareil que quand on voulait jouer avec les libellules et les grenouilles.
Se retournant vers son camarade, elle trépigna sur place et s'exclama d'une voix forte.

— Finalement, c'est pas vraiment pareil ! Tu veux pas me montrer comment tu les attrapes ?!

Parce que si c'était que lui qui les tuait tous, c'était pas juste, et même si ses mamans étaient toujours fières d'eux, ce serait quand même un peu la honte.

Elle avait remarqué un changement d’attitude chez son compagnon de chasse, et elle ne pouvait pas être plus ravie. Dez semblait s’amuser avec elle !
Elle avait remarqué le sourire qu’il avait rendu, lorsqu’elle avait touché sa cible et exécuté sa pirouette. Elle n’avait pas gâché ses efforts et pas déçu ses attentes. A deux, ils seraient les Pourfendeurs de Rats.

Et il accepta de venir l’aider, accédant à sa demande. Un sourire léger gravé aux lèvres, elle l’observa s’approcher de sa démarche féline pour venir se placer à ses côtés. Il débuta les explications et aussitôt la petite louve fut couchée face à lui, son corps replié comme un ressort qui n’attendrait qu’une simple pression pour bondir de nouveau. Et elle qui savait être si énergique et enthousiaste, elle qu’on pourrait croire hyperactive en ne lui coulant qu’un bref regard en coin au détour d’un chemin, elle qui semblait quelques instants plus tôt ne pas savoir s’arrêter de bouger et de bondir en tous sens se fit alors immobilité parfaite. Ses oreilles aux contours si particuliers étaient dressées dans une direction unique, braquées sur son camarade, ses yeux mauves grand ouverts qui absorbaient toute la lumière et toutes les images n’en clignait presque plus, le sourire lui-même s’était figé en une ligne plus neutre.
Entièrement concentrée, entièrement silencieuse, toute son attention était désormais uniquement vouée à Dez et à ses mots qu’elle absorbait. La petite Anita était avide de savoir autant que d’exercice physique et elle savait quand presser le bouton pause. Elle n’en louperait pas une miette.

Parfois, elle hochait discrètement la tête d’un geste vif pour affirmer qu’elle comprenait. Ses narines frémissaient sous l’excitation contenue qui au fur-et-à-mesure montait en elle, développait ses ramifications depuis sa tête jusqu’au bout de ses pattes qui à leur tour se mirent à faire danser le bout de ses griffes –elle n’avait qu’une hâte, mettre la théorie à exécution.
Elle ne fait pas attention, elle, à sa voix un peu lasse, car elle n’en juge pas les intonations. Elle reste juste absorbée par ce regard rubis et par ses gestes brefs.
Le gris et blanc finit son explication et d’un geste l’invita à le suivre vers une paroi, pour se cacher au plus près des envahisseurs, leur souffle s’engouffrant pratiquement dans leurs cachettes. Anita détendit ses muscles et bondit à sa suite – elle était fébrile, elle ne voulait plus rater !

Elle avait tout compris, elle avait tout écouté. Maintenant, il fallait mettre la pratique à l’exécution de la théorie.

Elle demeura silencieuse, tapie dans les ténèbres, la forme de son corps souple épousant au mieux les aspérités de leur terrain. Elle était une prédatrice qui frapperait juste. Elle était l’enfant de Kiro, une future suiveuse de l’Anaconda !
Elle perçut à peine l’ombre d’un mouvement et elle n’hésita pas une seconde. Vive et précise, la petite louve se jeta en avant avec toute l’énergie qu’elle était capable de déployer –et là, sous ses pattes, elle le sentit. Le corps mou, encore chaud et tremblant, qui hurlait de couinements paniqués. Elle ne réfléchit pas non plus pour la suite : se fondant dans l’image mentale de Dez en pleine action, elle jeta son encolure de l’avant et d’un coup de ses crocs pointus c’en fut fini du rongeur.

Il y eut une seconde de réalisation tout en silence et en souffle coupé.

Puis une tornade beige rayée de gris qui tournoyait sur elle-même pour se retourner vers l’autre louveteau, surexcitée.

— J’ai réussi ! J’en ai eu un, Dez ! Tu m’as trop bien appris !

Et sa queue rendue folle n’en cessait plus de s’agiter pour communiquer son plaisir.

Dez semblait fier d'elle. Fier également de sa fonction de mentor correctement rempli. Son visage s'était une nouvelle fois allumé, à la grande joie d'Anita qui aimait voir fleurir les sourires sur les lèvres de ceux qui l'entourait. A commencer d'abord par sa famille, dont l'amour l'avait baignée depuis les premières secondes, puis ensuite les autres. Elle ne comprenait pas -encore- que Dez puisse paraître si maussade.
Il était tellement plus intéressant quand ce regard rubis étincelait d'une lueur amusée !

Elle écouta ses mots avec fierté, son corps entier étiré de long en large par la joie, recevant et acceptant le compliment avec cet air humble et agréable qui était le sien. Anita avait beau donner toujours donner le meilleur d'elle-même, elle n'était pas une enfant prompt à une compétition néfaste, celle qui brisait les cœurs et les espoirs. Elle préférait tirer de l'avant ceux qui étaient derrière elle, et attendait des autres qu'ils en fassent de même si c'était à son tour d'être à la traine. Il n'y avait pas de honte à avoir, pas de rancune à exploiter. Seulement des progrès à faire, de l'écoute envers soi-même et les autres. On ne pouvait que s'améliorer si on y donnait le temps et les efforts.
Elle l'observa se retourner pour se concentrer de nouveau sur la tâche qui leur avait été confiée avec un sourire et s'apprêta à faire de même. Elle fit un demi-tour pour aller coller sa truffe au sol, émettant de temps en temps quelques ultrasons qu'elle ne contrôlait même pas tant l'usage de ce don pour l'aider dans ses recherches lui était devenu aussi familier que l'odorat pour humer l'odeur des rats.

Elle était dos à dos avec Désastre, leurs croupes se touchant presque, quand l'Autre était apparu. Elle n'en avait pas vu la silhouette biscornue et les yeux étourdissants au moment où lui venait tout juste de poser le regard dessus.
Elle eut juste le réflexe d'esquiver le choc avec Dez quand celui-ci fit soudainement un bond en arrière. Elle crut tout d'abord à un jeu qu'il voulait engager et sa longue queue se mit à s'agiter par défi, un large sourire se dessinant sur sa gueule, mais elle se figea à son tour quand elle entendit un crissement métallique dans l'atmosphère qui se transformait pour se changer en mots. Des mots qui provenaient d'un autre monde.

Vous vous amusez bien ?

Le frisson qui la parcourut était froid, inhabituel, déplaisant. Elle qui n'avait jamais été confrontée à l'hostilité savait pourtant, instinctivement, ô combien cette voix-là n'était pas sincère, n'était pas là pour leur bien ni s'enquérir de leur jeu. Ces choses-là étaient viscérales. Elle s'était alors retournée d'un bond, le sourire enjoué et joueur fanant face à la silhouette inquiétante qui se découpait dans les ténèbres.
Elle vit que Dez s'était placé entre eux, la bloquait contre une paroi en reculant encore un peu tandis que lui devenait bouclier de chair et muraille de sa présence, mâle un peu plus âgé qu'il était et qui se sentait obligé de protéger sa cadette. Elle tendit néanmoins l'encolure vers la créature, effrayée par l'incongru sans être paniquée de la nouveauté, pour tenter de mieux le voir. Elle aussi captivée par ces yeux multicolores qui n'ont de cesse de tournoyer sur eux-mêmes.

— Il n'a pas le droit d'être ici.

Ses yeux quittèrent brièvement le spectre d'ombre pour revenir sur Dez et elle se contenta d'acquiescer d'un bref geste du menton. Effectivement, il n'avait pas le droit de venir les déranger comme ça, et leurs mamans à tous les deux -donc ça faisait déjà trois mamans en colère, seraient très mécontentes de sa présence. Les choses allaient très mal se passer pour lui.
La simple pensée de ce trio invincible de mères prêtes à tout pour leur progéniture suffit à ragaillardir son esprit d'enfant, malgré la peur qui les saisissait, malgré les mots suivants qu'il profère et qui sonnent comme des menaces. Son petit museau s'était alors froncé, un air revêche qui se voulait brave et effrayant avait plissé ses yeux, et elle avait été sur le point de répliquer à la Vilaine Créature des Ténèbres quelque chose du goût de "tu ferais mieux de partir tout de suite et de surveiller ton cul de pignouf merdeux de mauviette, sinon nos mamans elles vont te tuer et on pourra plus rien pour toi". Et elle espérait que les quelques insultes glanées chez son papy allaient avoir l'effet de force escompté pour repousser l'envahisseur.
Elle avait été sur le point également, au moment où elle allait balancer ces mots, de sortir légèrement de l'ombre pour se placer aux côtés de Dez. Pas pour défier son désir de protection, seulement car elle aussi ne désirait pas le laisser prendre en charge tout le poids du monde sur ses épaules. Elle était encore petite, Anita ; et être une si petite louve confrontée à un si grand danger insoupçonné pouvait provoquer des réactions contradictoires. Celle de vouloir rester cachée en attendant que le cauchemar passe contre les prémices d'un futur caractère qui, plus tard, ferait d'elle une louve brave qui ne reculait pas face aux épreuves, une louve qui n'abandonnait pas les côtés des siens, une louve qui n'avait pas froid aux yeux et serait capable d'affronter ce que la vie mettait sur sa route.

Mais peu importait tout ce qui pouvait défiler dans l'esprit de la jeune fille d'Anette à ce moment, car toute cette bravade fut interrompue d'un coup sec quand elle remarqua la tête de Dez, ses pattes tremblantes, son regard erratique. L'expression de défi se délita pour devenir inquiétude, et elle en oublia presque la présence même de l'ombre qui avait causé tout cela pour reporter toute son attention sur celui qu'elle considérait déjà comme un ami.

—Ca va pas, Dez ?...

Sa voix n'était qu'un couinement soucieux car malgré la puissance du son sourd qui émanait de son corps, ce son qu'il propulsait contre le Monstre pour le faire disparaître, elle pouvait bien voir qu'il se ne se sentait pas très bien, qu'il n'était pas aussi serein, et toutes les émotions qu'elle voyait dans ses yeux furieux et dans ce corps tremblant l'ébranlaient et la révoltaient.
Elle darda son regard sur le monstre, sifflant entre ses crocs, sa longue queue claquant dans les airs et sa langue rose passant rapidement devant son museau. Peut-être que si elle se faisait paraître comme un serpent, il ne s'approcherait pas d'eux ! Tout le monde avait peur de se faire mordre par les crochets d'un serpent. Sheina lui avait dit, et c'était également pour ça que Kiro l'Anaconda était craint lui aussi, et qu'il était un autre emblème de force.

Il fallut à peine une seconde pour faire voler en éclats cette nouvelle attitude, quand la petite louve sentit une douleur vive et soudaine envahir sa patte. Elle la rétracta avec un jappement et comprit qu'elle avait été mordue à la trace rouge imprimée sous son poignet, tandis que plus loin retournait dans les ténèbres l'ombre sournoise de l'un des rongeurs.
Elle lécha d'un air peiné sa blessure mais déjà, à son tour, le monde commençait à changer, son corps commençait à faiblir. Ses membres si agiles ne semblaient plus autant à-même qu'auparavant à la porter, la grotte au sol de roche familier devenait mou et traître et parfois, plafond et sol s'inversaient dans une danse fantasmagorique à laquelle elle ne comprenait rien.
Elle ne fut pas aussi forte et résistante que le tenace Désastre, la petite Anita. Son corps juvénile fortement frappé par la fièvre tangua quelques instants, lutta en quelques pas de voltige pour se maintenir debout mais échoua.
Elle ne perdit cependant pas connaissance -pas encore, s'accrochant à la lumière, s'accrochant à la silhouette de son camarade, s'efforçant de rester présente, rampant au sol pour se rapprocher de Dez et ne pas abandonner ses côtés. Sa longue queue qui n'était plus si agile vint s'enrouler autour de leurs deux corps comme un cercle protecteur que ne pourraient franchir les esprits du Mal.
Mais ses yeux violets étaient lourds, si lourds...

"Il... Il ne grogne jamais."

Après cette phrase, tout n'est plus qu'un grand brouillard.
Non, c'est brûlant.

Un incendie.

Son esprit est immédiatement emporté, et elle sent la déflagration briser les vannes de leur lien. Elles s'ouvrent à leur plein potentiel ; elle n'est même pas sûre de qui ressent quoi la première. Par le lien, par son propre instinct, elle visualise Désastre, puis ses propres enfants tour à tour. Elle les imagine blessés, ensanglantés, malades, perdus, tristes.

Le feu monte dans son cœur, insoutenable. Il lui arrache un hurlement, qui déchire sa trachée et fait trembler son palais. Il n'a l'avantage que compléter celui de Pepper, de permettre de former les notes rauques d'un duo funèbre. Un chant qui promet la mort pour les traîtres, annonce le courroux de leur êtres, préviens de la furie qui va apparaître. Son cerveau embrasé lui ordonne de détruire, d'anéantir, et elle ne demande qu'à lui obéir. Elle doit décoller de ce sol trop lointain de la menace, pour ça. Alors elle se jette à la suite de la bleue, et sent son glowstick se mettre à crépiter du rouge de l'incendie qu'elle prépare.

Elle plie le sol sous ses pattes.
Laisse une traînée de fumée et de cratères.

Il y a bien Désastre, et sa fille. Et Anette découvre l'apparence de cet esprit, celui qui a répandu le mal, et elle le découvre, continue de le faire. Les enfants sont chancelants, accrochés l'un à l'autre pour se maintenir à flot et appeler ; ils épuisent leurs courage pour faire face. C'est de l'huile jetée sur elle. Un carburant qui va aller nourrir les flammes qui la pourlèchent de toute part, les décupler. Elle va faire briller la rage dans cet océan de misère.

Elle va déclencher un brasier.

L'attaque de Pepper, elle ne la voit pas ; elle la vit. Les mêmes muscles se tendent, des soubresauts les agitent, sa gorge se tord quand sa comparse hurle. Elle se projette, investie, pour se retenir. Car elle canalise, elle prends d'immenses bouffées d'oxygène pour éventer le feu, l'augmenter toujours un peu plus. Elle n'est plus qu'énergie pure, qu'elle va rediriger.

Dé pouvoir.

"Ne t'en fais pas Anita, maman est là," annonce-t-elle pour sa fille.

Et la colère se déchaîne.

La fournaise naît des torches qu'elle déloge des murs et répands sur le sol. Son glowstick s'en mêle pour teinter le monde de rouge. Ses muscles se contractent, vocifèrent presque sous la contrainte qu'elle leur impose. Mais lentement la roche craque, se fissure pendant qu'elle doit exhaler une complainte de souffrance. Plus les parois se tordent, se froissent, plus le piège se referme. Plus elle rugit sa douleur, plus elle saigne du nez, plus la pierre lui obéit jusqu'à enfin s'extirper de leurs positions d'origine.
Elle a mal, l'effort est atroce.
Mais cela n'égalera pas ce qu'elle lui infligera.
Deux pans qui arrivent à toute vitesse, vers là où l'esprit se tient désormais. Pour l'écraser au mieux, au pire l'entourer et l'emprisonner avec le feu à ses pieds. Pour avoir humilié Pepper. Pour avoir touché Désastre. Pour avoir effleuré Anita... Il aura alors une prison personnelle, sur mesure après examen de ses crimes sous toutes les coutures.

Qu'il périsse en enfer.

Il continue de rire, cet esprit mauvais, il continue de rire d'eux et ça lui hérisse le poil.
Mais Anita ne pouvait plus rien faire, elle le sentait bien. Chaque tentative de se remettre sur ses pattes se soldait en un long tremblement froid - tous ses muscles étaient vidés de leur force.
A ses côtés Dez tenait bon, elle le voyait du coin de l’œil ; tâche blanche et grise teintée de rouge, toujours dressé face au spectre qui les narguait et dont la voix résonnait dans les couloirs. Le grondement ne cessait pas.
Au contraire, il s’amplifiait.
Il gagna en puissance durant de longues secondes à mesure qu'une cavalcade se rapprochait, immense et impressionnante, explosant à ses oreilles comme un concert - dans ce monde gagné par la fièvre tout semblait si éclatant et exubérant, surchargeant ses sens et l'obligeant à plaquer ses longues oreilles contre sa nuque. Mais elle ne ferma pas les yeux pour autant.
Elle voulait les voir, ses héroïnes qui s'apprêtaient à surgir du couloir, car elle les reconnaissait. Et un sourire soulagé commença à poindre sur ses lèvres. Maman Anette et Tante Pepper chasseraient le cauchemar et bientôt tout serait fini, tout reviendrait à la normale ; comme lors de ces nuits sans sommeil où les mauvais rêves venaient les déranger mais étaient apaisés d'une simple lèche et d'un câlin.
Pepper fut la première à se jeter vers l'ennemi avec un hurlement de rage, coup de tonnerre secouant les pierres.

C'est le moment que choisit Désastre pour s'effondrer à ses côtés et dans un spasme réflexe elle resserra encore davantage le cercle que formait sa longue queue autour de lui pour ne pas qu'il soit seul, si bien que leurs queues finirent entremêlées, l'une au-dessus de l'autre.

L'instant d'après, ce fut au tour d'Anette de débarquer dans son sillon, entourée d'un tourbillon de flammes rougeoyantes qui ont la couleur de sa colère -du moins c'est ce qu'Anita semblait voir à travers sa vue brouillée. Elle lui cria des mots d'amour, des mots qui rassuraient, des mots qui ne firent que grandir son sourire.
Ses paupières étaient si lourdes...
La suite se fit aquarelle de couleurs floues et de bruits dissonants, la pierre se détachait et le feu explosait, le spectre qui disparaissait.

Sa voix qu'elle entendait revenir alors pourtant qu'il venait de se dissoudre en des paillettes.
La dernière chose qu'elle vit avant que l'obscurité ne s'empare d'elle fut ses yeux en tourbillon qui s'étaient soudain retourné sur elle, sur eux, braqués comme des projecteurs.
Ils lui arrachèrent un dernier et faible jappement de protestation.

Anette ne peut qu'accompagner Pepper dans son mouvement quand l'Autre s'approche des enfants. Le feu brûle encore, en elle comme autour avec les torches ; l'ennemi n'a pas été anéanti. L'effort aurait pu être loué, mais il a échoué, et elle en serre les dents à s'en faire mal. Elle ne veut se blesser plus qu'elle ne l'est, le sang affluant encore via sa truffe, alors elle ne mord la joue.

Le mal de tête l'empêche de prononcer le nom de sa fille, alors elle laisse 'Per parler pour elles. Elle s'enroule avec toute la douceur du monde et en ignorant ses propres spasmes, autour de sa fille. Sa joue se colle à son minuscule front pour écouter le souffle, sentir la fièvre. Elle aurait préféré que son esprit soit encore emporté par la rage ; il baigne plutôt dans l'inquiétude et la défaite. Le goût est amer sur sa langue.

Elle puise, en accord avec Blue, dans la détermination, pour balayer cette saveur.
Pour se relever et mettre le corps de son enfant sur son dos, et écouter, approuver, les dernières paroles chargées des certitudes que les plus fervents croyants délivrent. Son propre corps ne laisse plus de cratères, mais de la haine distillée dans un peu d'espoir. Celui du rétablissement et que cette situation ne de reproduirais pas.

Les mères protégeront.
Les enfants s'en sortiront.