Elle avait quitté le Dédale ce matin, profitant qu'on ne la surveillait pas - enfin ! - pour étirer ses muscles gourds et trouver la sortie. Elle avait l'impression d'avoir en permanence quelqu'un sur le dos, que ce soit Ajani, Sobieski, Nocera, Octavia... Elle les aimait, elle les aimait vraiment très fort, mais c'était devenu insupportable : elle avait besoin d'air, elle avait besoin de ciel bleu, elle avait besoin de sentir le soleil sur son dos, ce qu'il restait de ses ailes, besoin de fouler la terre et parcourir le monde. Sinon, elle allait devenir malade.

Alors elle avait saisi la première occasion venue, serrant les dents, étouffant son envie de hurler et cracher ses poumons, ses muscles froids de n'avoir bougé ces derniers jours se rappelant à elle. Mais au moindre bruit, quelqu'un débarquerait, et ça elle ne pouvait pas se le permettre.

La vue de la sortie de la grotte avait déjà été un premier soulagement - elle en aurait pleuré de joie. Enfin ! Que tout ceci lui avait manqué... Ca n'avait été que quelques jours, mais c'était déjà bien trop. Eva avait soupiré d'aise, avant de se mettre en route pour la vallée des murmures, visant de ses babines le temple de la déesse. Son pas était presque régulier, bien que très boiteux. Elle profitait de ses anti-douleurs et en appréciait la protection relative - sinon, elle n'aurait peut-être jamais pu partir. Elle les bénissait.

Et elle avait marché, marché, appréciant le paysage, les oiseaux gazouillants, cerfs et daims sautillant à son passage, même pas effrayé de sa présence, de toute façon, inoffensive. C'est aux deux-tiers du chemin vers le temple que c'était devenu plus difficile. Sa respiration s'était faite moins régulière, elle avait chaud et froid en même temps, le sol sous ses pattes était dur.

Elle s'était arrêtée pour faire une pause.

Ressasser ses pensées noires.

Elle s'était faite détruire par la louve crocodile. En moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, cette dernière lui avait arraché la moitié de ses plumes, lui avait presque démis l'épaule, était passée à deux doigts de lui ôter la vie. Elle l'avait réduite à l'état de chaires sanguinolentes, agonisant à demi sur la plage, sable, sang, douleur et folie dans le corps. Réduite à rien.

Incapable de se défendre. Incapable de se battre.

Incapable même de s'enfuir.

Rien.

C'était frustrant, tellement frustrant ! Elle ne se souvenait du trajet du retour que par flashs approximatifs, ayant perdu bien trop de sang, son cerveau éteint pour bloquer la douleur. Incapable, cette fois, de chasser la violence, incapable, de faire usage de ce don que lui avait donné Yurai. Confié.

A quoi, toutes ces belles paroles à son temple, avaient-elles bien pu servir, si à la moindre épreuve elle se retrouvait... Incapable.

Elle soupira, et se coucha sur le sol tapissé de feuilles mortes et de mousse. C'était le début du printemps, la chute du dôme Lazulis, qu'elle attendait depuis des mois, ne signait pas comme elle le pensait instant de liesse. Elle, qui avait hâte d'enfin pouvoir découvrir leurs terres ! Voilà qu'elle se retrouvait coincée, bloquée au sol, sa voilure déchiquetée et réduite à un amas inutile, dur à porter. Elle replia ses pattes avant et posa son front sur le sol de terre meuble.

La douleur, sur son corps, l'aidait à rester éveillée, à ne pas sombrer dans des cauchemars où les crocs de la louve brune dansaient entre les doigts des Monstres de l'En-Dessous. Ils étaient revenus, lors de sa convalescence, plus puissants que jamais, pour lui rappeler encore une fois la futilité de son existence. Elle se redressa à demi, retomba sur le sol heureusement meuble.

Oof.

Elle gronda, fronça les sourcils, et poussa d'un coup sec, étouffant un gémissement, pour se redresser complètement.

Enfin. Elle pouvait repartir.

Le reste du trajet lui prit autant de temps que le début, malgré la distance à parcourir moindre. Elle s'arrêtait souvent, regardant sous prétexte de leur beauté les oiseaux batifolant dans les branches. Pour, en réalité, reposer ses membres fatigués.

Jamais, elle n'eut un regret, ni l'idée de repartir en arrière. Le chemin du retour serait tout aussi long, mais tout, plutôt que de retourner dans la grotte loin du soleil. Elle se sentait mourir à petit feu, là bas. Et puis, elle souhaitait atteindre sa destination, et cette dernière n'était plus si loin...

Un soupir de soulagement, encore un autre, lui échappa lorsque l'ombre du temple de la Corneille se découpa dans la plaine. Elle continua à marcher d'un pas égal, incapable de se hâter, vers l'entrée du temple. En gravir les marches fut difficile, mais pas insurmontable, et c'est somme toute dans un meilleur état que la dernière fois, car pansée, qu'elle vint s'asseoir devant la fontaine de la Déesse.

Elle releva la tête, la contempla.

Déesse Yurai...

Elle eut un petit rire, un peu gêné, un peu frustré aussi.

Je n'ai pas été une très bonne disciple.

Elle secoua doucement la tête, fatiguée, avant de se coucher en chien.

A la première confrontation, j'ai montré les dents, j'ai répliqué à l'agressivité par l'agressivité.

Elle fit la moue.

Je n'ai pas réussi à me servir de votre don. Par trois fois, j'ai tenté de l'invoquer, et par trois fois j'ai échoué.

Elle posa la tête sur ses pattes, sa respiration se calmant peu à peu, son corps récupérant de l'effort fourni.

Je suis désolée.

Le ton n'était ni triste, ni larmoyant. Elle n'attendait pas pardon, rien, elle était...

Juste désolée.

[Se passe juste avant la réapparition de Kerguelen]

Le grand loup avait eu de quoi so'ccuper ce jour-là, et c'était plutôt une bonne chose. Après avoir commencé la journée par une partie de chasse de bon matin, qui lui avait permis de partager avec ses camarades présents au dédale quelques proies fraîchement attrapées, il avait prêté patte forte à ceux qui s'affairaient à préparer de quoi faire une jolie cérémonie pour Yurai. Chaque jour, les choses avançaient un peu plus, sous la supervision de Crystal et la sienne, plus effacée. Il avait volontairement laissé à la Couturière  la responsabilité de cette petite fête, ne souhaitant pas se mettre en avant dans toutes les actions de la meute. Il l'avait déjà bien fait en devenant tout simplement Oracle, et avec ce premier discours qui s'était mieux passé que ce qu'il aurait pu être. Les Nakhus étaient un peuple calme, réfléchi, tolérant et souples. ils acceptaient sans peine les nouvelles idées, et même si la mention de l'utilisation de la violence comme légitime défense avait hérissé les poils de Raison, personne n'avait trop levé la voix à ce sujet. Les expéditions des ambassadeurs se préparaient pour leur départ après la fête... Et le lin blanc n'avait toujours pas trouvé le temps de rendre visite à Sobieski pour lui demander deux faveurs, celle de l'accompagner, et une autre idée qui lui trottait dans la tête depuis quelques temps.

Il avait profité d'être à proximité des Champs Mystiques en aidant à vérifier la bonne pousse des plantes médicinales du jardin d'Hanna pour faire un détour jusqu'à leur zone plus vierge et moins fertile, qu'il souhaitait voir devenir un lieu dédié à la formation des jeunes. Il y avait réfléchi, et en était venu à se dire qu'un terrain d'entraînement était en effet une idée un peu réductrice de ce qu'il avait en tête. Il y avait un vaste espace de terre qui serait propice à leurs entraînements - qu'il continuait de juger nécessaire - en revanche il se demandait qu'il était possible d'aménager légèrement les alentours pour y créer des lieux ombragés auprès des rochers et des arbres, afin de pouvoir leur enseigner égalemetn l'histoire, répondre aux questions qu'ils se posaient, discuter simplement en partageant des opinions car c'était ainsi que lui avait touché du doigt le concept de sagesse et l'ouverture d'esprit. Or, il trouvait cela triste de se confiner à la Bibliothèque pour cela, alors qu'ils possédaient de si jolies terres. Il était resté un long moment immobile face à cet endroit-là, méditant sur les possibilité d'avenir, avant de rebrousser chemin.

Le soleil était haut dans le ciel lorsqu'il prit finalement la direction de l'Eglise. Il ignorait si ses camarades avaient déjà commencé à s'affairer dans sa décoration - il avait un fort doute à ce sujet, lorsqu'il les avait quittés ils commençaient seulement à collecter et mettre de côté ce qui ornerait le lieu sacré - mais cette question s'évapora lorsqu'il flaira une piste familière, sur la route du temple de Yurai. Ses oreilles se redressèrent légèrement de surprise. Eva ? Dehors ? Depuis l'incident qui avait eu lieu avec Safran, elle n'était pas sortie du dédale. Son état de santé était extrêmement critique lorsqu'il l'avait ramenée, et il ne cachait pas avoir eu l'une des plus grandes peur de sa vie. Lorqu'il y repensait, un frisson courait le long de son échine, tant la sensation était encore présent et terrifiante. Il se rappelait chaque foulée alors qu'elle se trouvait sur son dos, la distance qui lui avait paru infinie jusqu'aux terres Nakhus, le hurlement rauque qu'il avait lancé lorsque le Dédale avait été à portée de voix. Fort heureusement, elle avait pu être prise en charge et avait fini par commencer une convalescence qui s'annonçait longue, mais dont elle sortirait vivante. Il allait la voir chaque jour, parfois pour discuter, parfois pour lui apporter une proie ou simplement lui tenir compagnie. Son esprit était sans cesse tiraillé entre l'envie de rester près d'elle, cette louve si précieuse à ses yeux, pour être certain qu'elle ne disparaîtrait pas, et l'impression qu'il avait de se montrer presque trop envahissant.

Il en était maintenant certain : il n'avait jamais ressenti pour personne ce qu'il éprouvait à son égard. Un attachement fort, une complicité qui lui faisait apprécier chacun des moments qu'ils passaient ensemble - à l'exception peut-être de ceux où elle manquait de se faire dévorer -, et ce sentiment de manque lorsqu'il ne la voyait plus pendant longtemps. Eva était un esprit vagabond, nomade, il lui arrivait de s'absenter pendant de longues journées, de partir à tire-d'aile explorer le continent. Il ne pouvait que la regarder s'envoler, lourde silhouette clouée au sol, et espérer qu'il ne lui arrive rien. Avec ce qui s'était passé, il redoutait le moment où elle serait à nouveau libre de s'en aller à gauche et à droite comme bon lui semblerait. Il s'en était fallu de si peu pour qu'elle n'y survive pas. S'il n'avait pas décidé de se rendre à l'Atoll, s'il avait fait ne serait-ce que le moindre petit détour... Son sang se glaçait à cette simple pensée. Simplement sentir son odeur, savoir qu'elle était à proximité, changeait légèremetn l'état dans lequel il se trouvait. Il avait beau être inquiet, il ne pouvait empêcher ce petit frisson, cette ombre de sourire qui lui plissait les babines, cette lueur qui s'allumait dans ses prunelles claires. La voir était toujours une perspective des plus merveilleuses.

Il continua donc son chemin, et la certitude qu'il allait trouver la louve ailée au bout de ce dernier s'installa dans son esprit. Un part de lui-même était heureux de savoir qu'elle avait trouvé la force de sortir du Dédale dans lequel elle était immobilisée - plus ou moins de bon gré - depuis son retour. Même si ce n'était pas forcément très prudent, c'était sans doute bon signe. Elle avait la volonté de sortir, de retrouver le dehors, de faire des choses. Il se souvenait sa propres convalescence, lorsque la Bête l'avait profondément blessé, et il avait été vraiment heureux lorsqu'on lui avait enfin permis de remettre les pattes dehors. Il atteignit bientôt le perron de l'Eglise aux Corneilles, et à peine en eut-il franchi le seuil que son regard tomba sur la forme allongée au sol, devant la statue de la déesse. Il sembla durant un instant ressentir l'aura de Yurai elle-même, emplissant son temple de sa présence, puis l'impression disparut aussi vite qu'elle était venue.

Il s'arrêta à l'entrée et laissa filer un instant de silence. La lumière du dehors, de ce soleil qui brillait de plus en plus haut dans le ciel, frappait les dalles de pierre et dessinait dessus un motif lumineux et allongé, qui touchait à peine le bout des ailes abîmées de la louve. Le reste de sa silhouette était éclairé par la lumière violacée de la fontaine devant laquelle elle se trouvait. Son coeur se serra légèrement, comme à chaque fois qu'il la voyait ainsi. De larges marques striaient ses flancs, ses épaules, tout son corps aux endroits où ses blessures s'étaient enfin refermées - ou presque. Il lui manquait une grande partie de ses plumes, et ses ailes paraissaient bien plus lourde, bien moins tenues comme si elles ne pesaient rien, d'auparavant. Pourrait-elle guérir et redevenir aussi légère et libre ? Bien que cela signifiait pouvoir à nouveau s'en aller seule et loin de lui, il priait chaque jour Yurai pour que ce fut le cas.

Il finit par s'approcher à pas lents, cliquetis de griffes sur la pierre, et s'arrêta à côté d'elle. Il eut un salut pour la statue devant eux, adressant une muette prière à la déesse, puis se tourna vers la louve et dit simplement :

"Si tu préfères, je peux te laisser seule et revenir plus tard."

Il ne voulait pas la déranger, peut-être était-elle venue ici pour profiter d'un peu de calme. Il se garda de lui demander comment elle se sentait, pour ne pas être la dixième personne à le lui demander ce jour-là, même s'il était évident qu'il s'en inquiétait.

C'est avec une curiosité teintée d'une bouffée d'excitation qu'elle vit la pierre se veinurer de pourpre et d'argent, se fendre et se tordre jusqu'à prendre cette texture organique et vaporeuse si caractéristique des dieux. Elle ne s'attendait pas vraiment à la voir apparaître, là, devant elle, simplement heureuse de sortir et de pouvoir s'adresser à sa statue. Mais elle était, Eva s'en rendait de plus en plus compte, très attachée à ses disciples et à l'écoute de leurs demandes. Elle fut touchée, qu'elle prenne de son temps et le lui accorde, malgré sa jeunesse dans la meute, malgré... Tout.

Son coeur battait à tout rompre, et lorsque les mots de la déesse se firent durs il loupa un battement. Et aux phrases qui suivirent, Eva ne put s'empêcher de rire. Enfin. Un rire léger, doux, libérateur, gêné aussi. Elle qui venait devant la déesse mettre son coeur à nu comme elle le faisait autrefois dans la solitude des airs, forêts ou montagnes, voilà qu'on lui répondait et la tançait de telles pensées. La prochaine fois, au lieu d'embêter la déesse pourpre, elle se confierait à quelqu'un d'autre, pour ne pas embêter être si important inutilement ! Mais n'était-elle pas trop heureuse d'être là pour faire ça ?

Je vous aime et j'ai foi en vous. Faites en de même et aimez-vous.

Le coeur d'Eva débordait d'émoi. C'était là les paroles que devait offrir disciple à son dieu, pas l'inverse ! Et pourtant... La louve bicolore ne pouvait ôter ce stupide sourire qui menaçait de la déborder et éclater autour d'elle. Ses réflexions personnelles s'étaient transformées en ode à la joie de la Déesse Corneille pour ses disciples. Le souffle de la Corneille l'engloba, chaleureux et doux, très semblable à celui qu'elle libérait à travers son glowstick, douce présence de la déesse à ses côtés. Elle sentit un petit picotement dans ses ailes qui la fit grimacer un instant, avant qu'elle ne remarque au sein des trous plumeux des minuscules mais vaillantes résurrections. Le sourire d'Eva, s'il pouvait s'amplifier, lui mangerait entièrement le visage. C'était la partie la plus difficile de la repousse - mais aussi la plus aléatoire. Elle s'était résignée à ne plus voler avant de longs mois, peut-être des années.

Plus que de l'espoir, c'était un apaisement que lui amenait la déesse violette. Eva ne murmura que quelques mots :

Puisse votre lumière nous porter loin, et éclairer le monde.

Depuis quand, était-elle si dévote, elle qui riait des dieux des aviaires et ne les prenait que pour des ramassis poétiques et doux à l'oreille sans réelle implication dans le monde commun ?

Depuis, peut-être, que son coeur lui répondait lorsqu'elle lui parlait.

Le cliquetis, sur la pierre, la fit se tourner à demi, se tordant le cou pour éviter d'avoir à bouger son corps qui reposait sur la pierre et se délectait de son immobilité. Quelqu'un arrivait ! Son humeur, améliorée par son escapade, venait d'être portée au plus haut de l'intervention de la déesse Violette. Qui que ce soit approchant serait reçu avec ces honneurs !

Et son regard accrocha l'épaisse crinière blanche et les yeux pâles d'Ajani. Eva ne se gêna pas pour le héler, alors qu'il approchait :

Ajaniiiii !

Sa longue queue blanche, encore douloureuse à sa base, s'agita joyeusement à son extrémité, boa de plumes et de poils trainant lascivement au sol. Elle n'était qu'un gosse, lâché à lui-même dans le vaste monde. Innocente, ses yeux parcourant tout le spectre de la joie et de l'expressivité au contact des Nakhus. Ils faisaient ressortir ce qu'il y avait de meilleur en elle, cachaient toutes ces faces qu'elle n'appréciait pas chez elle. Il était si simple, d'être bon, entouré des Nakhus ! Et Ajani ne faisait pas exception. Elle adorait disserter avec le grand loup blanc, qui, souvent, avait des points de vue bien différents des siens. C'était toujours intéressant.

A ses paroles, elle s'esclaffa :

Que tu es bête. Mais peut-être souhaitais tu voir Yurai ?

En effet, elle était quand même en train de squatter le temple de la déesse, et elle n'était pas seule ici à apprécier ses conseils et son aura chaleureuse.

Il se détendit lorsqu'elle rit à ses propos, avec la certitude que sa venue n'était pas aussi dérangeant qu'il l'aurait cru. Peut-être était-il bête en effet d'avoir cru un instant que ce qui s'était passé pouvait avoir cassé quelque-chose de très profond en la louve bicolore, cassé son sourire joyeux et ses mimiques heureuses, sa joie de vivre et son allant. Elle paraissait d'ailleurs être bien mieux ici qu'elle ne l'était enfermée au Dédale. Etait-ce l'aura de Yurai, qu'il avait sentie en s'approchant, ou simplement la liberté retrouvée ? Que que ce fut, il en était rassuré. Et lorsqu'elle sous-entendit à son tour que sa présence était peut-être de trop, il répondit :

"Je suis venu sans trop d'intentions, j'avais besoin de réfléchir, et le trajet m'a permis de le faire. J'en ai profité pour venir voir Yurai et Kerguelen, mais nous pouvons les visiter ensemble."

Ils étaient d'ailleurs déjà entrain de le faire. Même si elle ne se montrait pas physiquement, Ajani était convaincu que la Corneille était toujours plus ou moins présente dans l'enceinte de son Eglise, comme si les corneilles qui coassaient ou froissaient leurs plumes au-dessus de la porte étaient ses yeux plus que ses enfants. Il avait relevé les yeux en parlant de la fille de Volstein, pour laisser ses prunelles se perdre dans les volutes colorées qui tapissaient le plafond. C'était comme un arc-en-ciel qui se serait tordu et plié pour entrer dans l'Eglise et y faire poindre toutes ses couleurs. Les arabesques étaient parfois floues, parfois d'une netteté terrible et se découpaient sur les hautes colonnes et les arches en y projetant leurs teintes. Il en émanait une lumière irréelle, une aura colorée qui donnait au lieu une ambiance plus mystique encore - si cela était possible. Chaque jour en la voyant, l'Oracle lui adressait une parole, une pensée, autant pour elle que pour lui-même se convaincre qu'elle était bien là, qu'il ne devait pas se montrer triste ou trop abattu car elle était loin d'avoir disparu. Et au contraire, elle avait besoin qu'on lui montre qu'elle était toujours là pour eux, qu'ils lui transmettent de l'amour et de la joie. Et il espérait ainsi qu'elle leur revienne un jour des bras de la Corneille.

Ses prunelles finirent par redescendre pour chercher le regard doré d'Eva.

"J'ai demandé à Sobieski de m'accompagner sur Morne-Oeil." Lança-t-il doucement.

Il ne savait pas si le petit loup le lui avait dit déjà - c'était fort probable, puisqu'il passait également beaucoup de temps avec elle - mais il trouvait important de lui dire également même si c'était le cas. Après tout, c'était elle qui lui avait conseillé de manière insistante de ne pas y aller seul, et il ne doutait pas qu'après sa mésaventure avec Safran, elle se serait plus farouchement opposée encore à ce qu'il s'en aille sans accompagnateur. Même si dans les faits, sa présence avait eu l'effet escompté et permis de stopper l'affrontement qui avait lieu. Une métaphore ironique de la manière dont il aurait aimé se voir, comme Oracle Nakhu et ancien Raeder. Celui qui calmerait les tensions et la haine irrationnelle qui habitait les esprits des uns et des autres. Mais il y avait encore tant de chemin à faire, autant du côté de l'un que de l'autre, avant d'arriver à cet idéal. Il espérait réellement que la réunion des meutes permettrait de calmer les tensions, ou à défaut lui permettrait d'identifier un peu mieux ce qui animait les uns et les autres. Ce serait toujours un bon point de départ.

"Que s'est-il passé avec Safran ?" Finit-il par demander, et son regard se teinta d'inquiétude.

Il avait un petit espoir qu'elles aient discuté, peut-être que sa demi-soeur aie cherché à la provoquer d'une quelconque manière, que Safran ne l'aie justement pas attaquée comme elle aurait attaqué un poisson ou un cerf. Il avait conscience que celle dont il se souvenait n'existait probablement plus, et que celle qu'il avait connue n'était déjà pas tendre. Mais si elle considérait ses semblables comme des proies, cela mettait considérablement à mal toutes ses potentielles tentatives de fraterniser un tant soit peu avec son ancien clan.

Eva n'avait pas violemment vécu sa rencontre avec Safran. Psychiquement. Bon, elle avait souffert de son incapacité à se défendre, et de sa frustration à ne pouvoir activer le don de Yurai. C'avait été un échec dans sa quête personnelle d'amélioration. Elle voulait augmenter son indépendance, son efficacité. Elle ne voulait plus être une proie.

Parce que les aviaires, soyons francs, n'étaient pas aussi élevés dans la chaîne alimentaire que les loups qui maîtrisaient la terre. Leurs os étaient plus fragile, leur corps plus léger, leur musculature délicate et pas du tout taillée pour le combat. Et c'était renforcé par des années, des dizaines et des centaines d'années de culture pacifique. Son peuple n'était bon qu'à chasser les petites proies et se nourrir d'insectes, ils avaient perdu leur grandeur passée de chasseurs des cieux et terrestres, cette ambivalence qui avait pu être un avantage formidable, et qui finalement n'était devenu qu'une évolution, avec ses avantages et ses inconvénients. Mais était-ce un mal, en ce monde régi par l'équilibre ?

Aux paroles d'Ajani, Eva reporta son attention sur l'aurore boréale qui flottait délicatement dans les airs. Elle s'y était... Habitué. C'était horrible, de dire ça peut-être, mais la peine et l'amertume avaient laissé place à la patience et la considération. Kerguelen était là, elle attendait, et bientôt elle le sentait elle reviendrait parmi eux.

Sentant le loup blanc qui cherchait son regard, elle reporta son attention sur ce dernier. Sa phrase déclencha plusieurs émotions chez elle. Déjà, elle fut touchée. Parce qu'elle savait bien que c'était à cause d'elle, qu'il avait entrepris cette démarche. Parce qu'il voulait y aller seul, et qu'elle avait insisté. La peur, ensuite - Bibi, chez les pirates ? Non ! Mais en même temps... Son sourire éclata, doux, sur ses babines :

Je suis contente. Je sais que tu feras attention à lui, et lui à toi. Tu ne le mettras pas en danger... Et tu ne te mettras pas en danger inutilement. C'est une bonne nouvelle.

Elle allait avoir peur pour deux, mais était persuadée que du bon pouvait en sortir. Et qu'être deux pourrait motiver des prises de décision plus... éclairées. Mesurées. On ne fait pas les mêmes choses lorsqu'on est responsable aussi d'un autre que soi - et Eva, si elle ne le savait pas encore, s'en rendrait compte bien assez tôt. Sa question, sur Safran, était beaucoup plus délicate. Eva ne répondit pas tout de suite. Elle laissa son regard trainer sur l'aurore boréale de Kerguelen qui flottait au plafond pour apaiser son esprit. Elle soupira, cherchant les mots, et se laissa aller.

Elle roula sur le côté, passant sur le flanc et surtout réduisant l'espace qui la séparait du grand loup blanc jusqu'à le combler. Elle s'était habituée à la présence d'Ajani, recherchait sa compagnie et leurs discussions toujours pleines de sens. C'était donc tout naturellement que, replongeant dans ses habitudes, elle s'était faite plus proche et tactile avec lui, comme elle l'était déjà avec Sobieski, Nocera, Octavia et d'autres. C'était différent dans le sens où le grand loup blanc répondait bien mais était rarement proactif de ce genre d'unitiatives, et elle ne souhaitait pas non plus le gêner. Chacun sa bulle personnelle, qu'il n'aimait pas se faire envahir. Eva sourit doucement, allongée presque sur le dos et contemplant le loup blanc du sol. Sa voix était douce, et mesurée.

Elle est un individu sauvage, guidé par ses pulsions. Bien moins agréable à converser que la petite Ann ou le jeune Barthélémy. Même Tatch fut plus courtois.

Elle souriait.

A travers ces mots, elle voulait quelque part lui dire, très simplement : je ne pense pas qu'elle reflète ce que sont les Raeders. Et, mine de rien, à force de se balader sur le continent, elle croisait du monde !

Elle n'en voulait pas vraiment à Safran. Elle la... Prenait en pitié. C'était une âme sauvage, qui n'avait plus de loup que le nom. Fixée sur un loup à la lumière bleue qu'elle cherchait envers et contre tout, elle ne se laissait plus toucher par ce qui l'entourait. Elle était une coquille fermée, hermétiquement, aux autres. Eva pensait bien qu'elle avait besoin d'aide, mais aussi qu'elle n'était pas la personne qui le lui apporterait. Alors, elle ne se morfondrait ni de cette tâche, ni de ce que la louve crocodile représentait. Elle ne pouvait qu'accepter ce qu'elle était, et vivre avec.

Faire plus attention, lorsqu'elle longerait la plage.

Peut-être, aussi, son esprit effectuait-il un certain blocage. L'obligeant à ne pas penser à cet instant, à cette mort qu'elle avait frôlé. L'obligeant à se focaliser sur ce qu'il en restait : cette vie, qu'elle avait gardé, dont elle débordait. D'ailleurs...

Je ne t'ai même pas remercié. Pour m'avoir sauvé la vie.

Eva, à cet instant, depuis cet accident, prenait le pli de savourer cette offrande de vie plutôt que de ressasser cette scène.

Merci, Ajani ! Un jour ou l'autre, je m'acquitterai de cette dette.

C'était un fait. Pas même une question.

Il répondit à son sourire par un semblable, doux et sincère, et répondit :

"Nous reviendrons tous les deux sains et saufs, et j'espère porteurs de bonnes nouvelles."

Il la vit réfléchir, rester sans parler un moment lorsqu'il posa sa seconde question, mais ne s'en offensa pas le moins du monde. Le silence qui tomba n'était pas lourd, il était sans brusquerie, propice à la réflexion, marquait un instant de complicité qui n'avait pas besoin que des mots soient sans cesse échangés. Quelque-chose qui le caractérisait bien, même si la louve bicolore avait en général tendance à le rendre plus bavard que coutume. Plus souriant aussi. Plus heureux. Il se coucha à son tour, dans un bruissement de fourrure et de cheveux épais, pour ne pas rester seul debout à côté d'elle allongée. Malgré sa mésaventure avec la Bête, il continuait à se sentir absolument en sécurité dans l'enceinte de l'Eglise, et ne craignait pas de ne pas être prêt à tout instant à bander ses muscles et bondit sur quelque danger que ce fut. Il laissa ses yeux se perdre dans la lumière violacée de la fontaine, qui dessinait des arrêtes lumineuses et acérées sur les objets alentours, sur le dessous du museau de la statue qui la surplombait, sur la margelle qui l'entourait, sur les hautes colonnes. Son aura touchait les deux figures de pierre des précédents Oracles, les auréolant de sa lumière. Ajani s'était souvent posé la question, depuis la mort de Volstein et la disparition de Kerguelen, de ce qui arrivait après la vie. Les Raeders croyaient que l'on rejoignait l'Océan à jamais. Et pour ce qui était des continentaux... Il n'était pas bien sûr. Il n'avait abordé le sujet avec personne, pas même avec feu son grand-oncle lorsqu'il avait perdu sa compagne. Peut-être cela aurait-il été déplacé. Désormais il était trop tard pour le savoir.

Il ne s'attendait pas au contact qui suivit, mais la surprise fut brève. Il s'était lui aussi fait au caractère tactile d'Eva, et ne pouvait nier qu'il appréciait cette proximité, bien qu'il fut difficile d'exprimer ce qu'elle provoquait en lui. Que des choses positives, c'était ce qui importait. Son sourire s'élargit imperceptiblement lorsqu'elle se colla contre lui, ses yeux se plissèrent un peu en une extension de ce sourire. Durant un instant, le temps parut se figer, comme si une bulle s'était dessinée autour d'eux et rien que pour eux. L'impression fut brève, le temps d'un battement de coeur, d'un battement de paupières, mais elle grava cet instant dans sa mémoire à côté des souvenir précieux qu'il avait. Et beaucoup d'entre eux impliquaient la louve ailée qui se trouvait à ses côtés.

Il tourna la tête pour la regarder alors qu'elle reprenait finalement la parole, pour lui parler de Safran mais aussi des autres Raeders. Elle en avait rencontrés beaucoup au cours de ses expéditions, si l'on en croyait ses dires, et en connaissait même que lui ne saurait connaître. Tatch fut le seul nom qui lui dit quelque-chose, l'un des trois frères, le Maître des Rituels. Celui-là même qui avait sacrifié tous ses loups au nom de l'océan, dans une nuit dont l'image ne s'effacera jamais de l'esprit du loup blanc. La lune luisante, tout ce sang, l'apparition de Ceto. Il était plus jeune alors, et déjà plein de doutes. S'il avait su ce vers quoi tout cela l'aurait mené, il n'en aurait eu aucun, songea-t-il avec une nostalgie teintée d'amusement. Il avait longtemps eu l'impression que ses choix ne mèneraient qu'à des regrets, mais cette impression n'avait rien de vrai. Il avait fini par accepter chacune des conséquences de ses actes et de ses décisions, parce que quoi qu'il choisisse, il y aurait toujours de bonnes et de mauvais conséquences.

"Qui sont Ann et Barthélémy ?" Demanda-t-il doucement.

Il était inutile de faire semblant de les connaître, de connaître tous deux qui vivaient sur Morne-Oeil encore. Presque trois années s'étaient écoulées depuis son départ, et la vie là-bas ne s'était pas arrêtée. Il savait qu'en se rendant là-bas avec Sobieski, il se prendrait comme un coup de patte dans le museau le temps écoulé depuis qu'il était parti, mais il espérait pouvoir supporter ce moment et cette réalité aussi bien que possible. Il aurait le petit loup rose sur qui veiller, et cela faisait une excellente motivation à se montrer digne, calme, réfléchi et réactif à tout ce qui se passerait lors de leur expédition.

C'était presque amusant de voir Eva sourire en parlant des Raeders, et cela faisait naître en lui un espoir peut-être empoisonné, mais à cet instant si doux. Il savait Eva très ouverte d'esprit, mais le fait qu'elle se soit rendue compte par elle-même que les pirates n'étaient pas les monstres que les récits et les loups décrivaient lui donnait bon espoir que d'autres loups soient capables de faire de même. Il était peut-être possible encore de réparer les pots cassés, de panser les plaies que chacun avait fait à l'autre. Il avait si fort envie d'y croire.

Il redressa légèrement les oreilles de surprise lorsqu'elle le remercia. Il n'attendait pas de remerciement, parce que lui-même se sentait empli de gratitude en voyant qu'elle allait bien, qu'elle en était ressortie en vie. Il ne savait pas exactement qui remercier, le destin, la chance, Yurai, Eva elle-même qui s'était battue pour remonter la pente. Mais il ne se sentait pas légitime pour accepter des remerciements, ou même qu'elle aie l'impression d'avoir une dette envers lui. Une dette.

"Tu es en vie, c'est tout ce qui importe. Et cela me suffit. Je n'attends rien en retour... Quelle idée."

Il rit doucement, en soufflant par le nez, à la fois heureux, attristé, sans trop savoir quelle émotion il était supposé ressentir à ce moment-là. Il finit par bouger légèrement et poser la tête sur le cou de la louve, le museau dans le pelage de son poitrail, et fermer les yeux pour murmurer :

"J'ai eu si peur de te perdre, Eva. Je n'ai jamais eu si peur de toute ma vie."

https://youtu.be/0GYvLyfa0Lg

Son éternel sourire ne la quittait pas. Il faisait bon être ici. De sa voix chantante, elle reprit :

Ann est une petite louve noire avec des milliers de breloques, Barthélémy a un pelage ombre et violacé. De petits pirates en devenir ! Si je te disais que j'ai rencontré le second en pleine rencontre secrète avec une Etelkru, tu ne me croirais pas. Peut-être grandiront-ils différents de leurs parents - parfois, une génération est nécessaire à aller de l'avant.

Oups, était-ce un secret ? Trop tard. Elle forçait un peu le trait. Un tout petit peu. Mais sans vouloir faire naître un espoir fou dans l'esprit du grand loup blanc, elle avait aussi envie de lui faire plaisir, qu'il soit... Heureux. C'était un chemin long et délicat qu'il souhaitait emprunter, que de réunir deux meutes aux moeurs si différentes. L'une, régie par l'Océan, et l'autre par Yurai. L'une portée par la liberté et l'indépendance, l'autre pas la bonté et la foi. Si on le lui avait demandé, deux ans plus tôt, Eva n'aurait jamais misé choisir la seconde.

Et pourtant. Mais elle n'avait jamais eu le sentiment de perdre quelque chose, en intégrant cette meute. Au contraire. Elle avait tant gagné. Tant de camarades, tant d'amis, tant d'instants précieux, tant de journées formidables. Tant d'expériences, aussi. Pas toutes agréables. Mais toutes constructives.

Lorsqu'Ajani chassa ses paroles, elle rit doucement :

J'imagine bien, que tu ne reconnais pas cette dette ! Mais ça ne l'effacera pas.

Et puis, de toute façon, quelle importance que de prétexter une dette, quand elle était déjà prête à se damner sans concessions ? C'était une farce, qu'elle jouait selon les règles, invoquant des palabres venus de générations passées.

Quand le loup blanc glissa son énorme tête dans son cou, elle frémit, surprise. Ce contact n'était pas si différent de tout ceux qu'ils avaient eu jusque là. Mais était-ce l'instant, le cadre, ou simplement la discussion qui s'y prêtait ? Il était plus intime. Eclairé de ses paroles dramatiques, mais touchantes. Un instant, elle resta interdite, figée, arrêtée en plein mouvement les pattes perdues vers le ciel, par cette attention si délicate et intense à laquelle elle ne s'attendait pas.

Pour une fois dans sa vie, elle ne savait pas comment réagir.

Son murmure la caressa comme une brise d'été, douce et chaude. Faisant naître un fourmillement délicat dans ses plumes, bien plus agréables que les prémices de repousse offertes par Yurai.

Elle choisit, comme à son habitude, de répondre sur un ton léger et amusé, un peu piquant :

Un grand loup comme toi, qui a déjà affronté les Choses et la haine des Etelkrus ?

Néanmoins, elle referma l'une de ses pattes sur son col de fourrure, la perdant à demi dans la fontaine de ses cheveux.

Son odeur était douce, à la fois familière et presque enivrante lorsqu'ils avaient cette proximité. Les paupières closes, il eut l'impression de ressentir bien ce que ses autres sens lui décrivaient. Le frisson léger qui accueillit son étreinte. Les notes mélodieuses de sa voix lorsqu'elle lui répondit. Le poids léger, si léger, de sa patte sur son cou lorsqu'elle rompit son immobilité pour répondre à son geste à lui. Un sourire étira ses babines à ce qu'elle lui dit. En effet, il avait déjà eu quelques frayeurs marquantes au cours de sa vie, et la Bête en faisait clairement partie. Les images de ce qu'il avait vécu aux côtés de Moineau et Kerguelen ne cesseraient jamais de le hanter, d'autant plus maintenant qu'elles avaient toutes les deux quitté sa vie. Mais ce n'était pas la même chose, pas la même peur. Peut-être la seule différence avait été qu'il n'avait pas eu peur pour elle, lorsque la Bête les avait attaqués, sans distinction de meute, d'âge, de rang. Plus forte que tous, contrairement à Safran qui n'était, malgré on apparence bestiale, qu'un loup. Elle était sans nul doute bien moins dangereuse, malgré l'air féroce qu'elle avait et une grande maîtrise des techniques de combat. Et pourtant c'était elle qu'il avait vue sur le point de tuer Eva, avec le même dédain que l'on tue un repas. Et c'était cette scène qui avait fait naître en lui cette peur viscérale, inexplicable, d'une existence sans la louve bicolore à ses côtés. Son sourire était toujours porteur d'une sorte de tristesse émue.

"Je me suis vu un instant devoir vivre sans toi à mes côtés." Il savait qu'il était maladroit dans ses mots, et qu'à tout moment il pouvait franchir les barrières du ridicule. Mais elle lui donnait envie d'ouvrir un peu plus la porte de ses pensées, de ce qu'il avait au fond de son coeur. "Et cette idée... Je crois qu'elle m'est insupportable."

Il se demanda s'il devait se sentir profondément égoïste, à dire cela comme s'il n'avait agi que dans son propre intérêt. C'en fut presque au point qu'il regretta ses paroles immédiatement, mais elles étaient dites. C'était peut-être mieux que de ne rien dire du tout. Il se sentait lourdaud, bête à ne pas savoir exprimer comme d'autre avec de belles paroles aux senteurs poétiques ce qu'il ressentait à son égard. Ce n'était pas faute d'avoir lu des livres dans lesquels les héros en faisaient usage pourtant, maintenant qu'il devenait chaque jour un peu meilleur dans ce domaine et qu'il pouvait sans peine déchiffrer les plus longs récits. Peut-être était-ce simplement dans sa nature, de ne pas savoir faire mille et unes fioritures, et de simplement aller à l'essentiel.

Il ouvrit les yeux et redressa légèrement la tête pour chercher son regard. Leurs pelages se frôlaient encore, et il avait noyé les épaules abîmées de la louve dans le flot de ses longues mèches blanches. Prunelles bleues dans l'or des siennes, il sentit son coeur battre un peu plus fort, envahi d'une drôle de sensation. Comme si rien d'autre n'importait à cet instant que cette étreinte, que ce contact si doux et si précieux, après qu'elle aie failli disparaître à jamais. Ses yeux bien souvent froids étaient chargés d'une émotion qu'on leur voyait peu, et il sentit sa gorge se serrer légèrement.

"Je sais que mes mots sont maladroits pour te dire à quel point tu comptes pour moi, Eva. J'en suis vraiment désolé." Souffla-t-il. "Mais je souhaitais... Je souhaitais que tu le saches."

Bien-sûr que ce la crevait les yeux, qu'il éprouvait à l'égard de ce joli brin de louve les frissons de l'amour. Il l'aimait plus que quiconque, et d'un amour qui allait bien plus loin que la simple bonne amitié qu'ils entretenaient aux yeux des autres, et même à leurs propres yeux quelques années auparavant. Il n'avait pas vécu dans une famille où l'on se disait qu'on s'aimait, jamais. Il avait vu Volstein et Hanna, mais peut-être trop pudique alors, il n'avait jamais posé de questions sur ce qu'ils pouvaient bien se dire, comment ils se parlaient autrement qu'avec des gestes tendres de ce qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. Il ne savait pas comment le faire, comment ne pas tourner ça en ridicule, parce que c'était si important pour lui. La frustration aurait pu lui donner envie de pleurer, s'il n'était pas si heureux de se trouver entre les pattes de la louve ailée à cet instant.

Le museau perdu dans son col, les premiers mots d'Ajani lui parvinrent étouffés. Cela suffit, cependant, à faire battre son cœur plus vite. Bien plus vite. Tambour de chair et de sang qui voulait percer sa cage thoracique pour s'envoler. Elle ne pouvait nier avoir compris, enfin, ce qu'il tentait de lui dire. Elle ne pouvait, sous couvert d'humour, repousser son attitude dans la case d'une bonne et franche amitié. Le doute n'avait plus sa place. Son corps la brûlait. Ses joues. Ses oreilles. Ses pattes.

Plus précisément, toutes les portions de sa peau en contact avec le grand loup blanc lui donnaient l'impression de s'embraser. C'était un feu mordant, qui lui dévorait le corps. Les mèches d'Ajani traçaient des chemins de braise dans son cou, entre ses plumes. Quelques mots avaient suffi pour changer entièrement la perception qu'elle avait du grand loup blanc. Du monde. Ca n'était pas désagréable. Mais c'était...

Nouveau.

Eva ne s'était jamais intéressée aux autres de cette façon. Tous n'étaient que des amis qui n'attendaient qu'à être connus, aidés, et apaisés. Elle voyait chacun avec la même candeur, la même distance, la même franchise. Si elle avait toujours eu des relations plus ou moins poussées avec ses pairs, jamais encore son regard ne s'était départi de l'innocence de l'enfance. Elle était, à jamais, un louvette parcourant le monde des adultes.

Etait.

Avait été.

Avant que le grand loup blanc ne lui ouvre son coeur.

Lorsque ce dernier releva le museau pour ficher ses yeux dans les siens, Eva se sentit rougir. Elle sentit ses joues prendre feu. Il était si proche. N'en avait-il pas conscience ? Ne le ressentait-il pas ? Ou au contraire le ressentait-il depuis toujours, vivait-il avec cette sensation, cette brûlure qui lui mangeait les tripes en permanence ? Peut-on vivre ainsi ? Ou au bout d'un moment se consume-t-on entièrement en ne laissant derrière soi que cendres et charbon ? Elle avait envie de disparaître sous terre. De se cacher. De réfléchir, de comprendre ce qu'il lui arrivait, ce que son corps lui disait, ce que sa tête comprenait. Tout ça. Ajani voulait... Il voulait...

Que voulait-il exactement ?

Elle savait ce qu'elle voulait. Là. Maintenant. Elle voulait suivre les impulsions qui traversaient son corps, noyer son visage dans la soie des cheveux de ce géant de papier, serrer ses pattes autour de son cou, s'enivrer de ses fragrances encore salées du monde des pirates. Elle voulait que le monde s'arrête de tourner, là, un instant, pour qu'elle puisse se baigner à s'en rendre ivre dans les émotions que provoquaient chez elle ce grand loup maladroit. Elle voulait sourire bêtement jusqu'à ce qu'il le remarque, rougir à chaque regard qu'il lui lancerait, frémir des contacts de son corps. Ressentir ce flot de sensations nouvelles dont quelques mots avaient abattu la digue. Elle voulait continuer à vivre, forte de ces nouvelles connaissances, de cette nouvelle curiosité.

Mais lui, que voulait-il ?

Etait-ce pris de ce même désir, ce même besoin, qu'il lui ouvrait son coeur ? Ou voulait-il la retenir, l'attacher à lui, la lier à son histoire pour qu'elle ne puisse plus jamais s'en dépêtrer ? Déjà, elle se sentait attirée à travers ce lien qu'il avait si habilement noué de ses mots, de ses phrases, de son regard océan avec lequel il l'observait, de cette candeur dont il faisait preuve en permanence, de son air grave, de ses discussions douces et emplies de curiosité, de cette manière qu'il avait de l'observer...

De l'observer.

Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps, avait-elle été si aveugle ?

Son flot de pensées s'interrompit, aussi brutalement qu'il était naît. Elle revint à la réalité à laquelle elle faisait faux-bond depuis de trop longues secondes maintenant, replongea ses yeux dans les billes cobalt d'Ajani, et son coeur de nouveau fit un bond dans sa poitrine, l'attaqua à la gorge, l'empêchant de respirer, si lourd. Un frémissement la prit, de son torse jusqu'au bout de ses pattes, de ses ailes, et elle se sentit rougir encore plus violemment alors qu'elle détournait le regard, incapable de supporter plus avant cette proximité.

Incapable de le supporter sans y céder.

De ses pattes, elle se cacha le museau, timide, sachant pertinemment qu'elle était aussi lisible qu'un libre ouvert, ses babines étirées en un sourire nerveux mais ineffaçable, ses oreilles pointées vers l'arrière. Son regard, fixant le vide.

Comment pouvait-il encore l'étreindre, alors qu'elle sentait son propre corps la brûler ?

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Il y eut un instant où leurs regards se croisèrent, se mêlèrent et s'entremêlèrent, avant qu'elle ne détourne le sien et se couvre le museau de ses pattes dans une adorable mimique. Chaque jour, elle le charmait un peu plus par toutes ces qualités qu'il lui voyait, parce qu'il ne lui trouvait pas de défaut. Certes, elle ne le ménageait pas toujours, mais il en ressortait toujours plus sage, toujours plus heureux, toujours avec cette douce impatience de leur prochaine rencontre. Alors que le temps se refermait autour d'eux, cessait de s'écouler, que toute la réalité s'effaçait pour ne laisser que sa silhouette gracieuse dans la lumière du jour naissant, il se sentit emporté. Son coeur battait la chamade, et tout son être soudain ne désirait plus que prolonger cette étreinte qui avait pris une dimension bien plus... passionnée. Les émotions qui tempêtaient dans son esprit ne voulaient se calmer, voulaient abattre la raison qui le poussait à se poser tant de questions pour lui faire simplement vivre cet instant.

You have my heart
And we'll never be worlds apart

Avec délicatesse, il avança son museau vers le sien et repoussa l'une de ses pattes, mêlant leurs souffles dans une proximité que cette fois-ci ils n'avaient encore jamais eue. Un frisson le parcourut, alors qu'il prenait conscience de chaque parcelle de son pelage en contact avec la louve. Un frisson brûlant et délicieux à la fois, inconnu et tentateur, qui donnait tant envie de laisser parler l'instinct plutôt que l'esprit. Il frôla son museau du sien, ignorant la pensée qui se demandait quel chemin il prenait en agissant ainsi. Quelles en seraient les conséquences. Ce que cela pouvait signifier. Le rideau de ses cheveux qui glissèrent cachèrent leurs visages de la lumière du dehors, comme s'ils refermaient autour d'eux le cocon d'un secret. L'apaisement qui était maître de lui un moment auparavant, tandis qu'il se laissait aller à un contact doux et simple, s'en était allé, avait laissé la place à quelque-chose d'autre, quelque-chose de nouveau.

You'll still be my star
Baby, 'cause in the dark
You can't see shiny cars
And that's when you need me there
With you, I'll always share

Il n'avait pas peur de ce qui se passait. La seule crainte qui l'habitait encore était celle qui l'habiterait sans doute toujours : celle de faire naître dans les yeux dorés d'Eva la crainte, la peur, le dégoût ou quelque forme de désarroi que ce soit. Autour de son cou, perdu dans entre leurs pelages qui se mélangeaient, la lumière de son glowstick pulsait, rendant contagieuses ces émotions qui habitaient ses froides prunelles. Il ne chercha pas de mots pour cet instant, parce qu'il n'eut pas l'impression qu'il y en avait. Ils parlaient beaucoup, tous les deux, mais ils savaient aussi comprendre plus que les mots lorsque la situation le leur imposait, lorsqu'ils n'étaient pas assez pour décrire ou exprimer. Aucun murmure n'aurait pu retranscrire la tempête à l'intérieur de lui, la tempête délicieuse qui s'en venait en balayant tout le reste.

Because
When the sun shine, we shine together
Told you I'll be here forever
Said I'll always be your friend
Took an oath, I'ma stick it out to the end

Son regard, ce sourire sur ce visage qui n'était plus grave, toute son attitude l'invitait à partager avce lui cette valse indescriptible. A se laisser emporter tous les deux par ce qui se lisait dans leurs yeux, autant l'un que l'autre, par ce qui brûlait leurs corps et consumait la raison. Il ne voulait pas la brusquer, ne voulait pas qu'elle regrette quoi que ce soit, alors il lui laisa l'initiative, sans douter une seule seconde qu'elle ne sache interpréter ce qu'il voulait à cet instant. Il était si près d'être certain qu'elle voulait la même chose, il suffisait d'une pichenette pour balayer ce doute. Son souffle faisait onduler de manière infine le pelage fin de son cou. L'émotion faisait briller ses yeux d'un éclat sans pareil. Elle était si belle.
Il l'aimait tant, sans jamais l'avoir dit.

Now that it's raining more than ever
Know that we'll still have each other
You can stand under my umbrella

Lorsqu'il s'approcha encore pour venir chasser ces pattes dont elle se protégeait, bien maigrement, elle frissonna. Sans apporter la moindre résistance. Ses griffes glissèrent, en réponse, le long de sa truffe, de son museau, de sa pommette, avant de se noyer définitivement dans sa crinière. Et leurs babines, si proches qu'elle sentait leurs souffles se mêler pour ne former plus qu'un. Elle combla le vide qui les séparait et que seule une feuille pourrait prétendre remplir, pour que leurs truffes se heurtent avec toute la délicatesse du monde.

Un nouveau frisson, qui la dévore.

Les longs rideaux immaculés réduisirent son monde, leur monde, à cette bulle qu'ils occupaient. Une bulle délicate et chaleureuse. Brûlante et passionnée. Une bulle emplie de leurs souffles, consumée de la chaleur de leurs corps déjà si proches, vibrant des mots que leurs coeurs proféraient, leurs langues bien trop démunies pour les trouver. Son poil, déjà épais, bouffait curieusement sur son col, lui donnant un effet déplumé cocasse. Et ses joues, carmins de ne pouvoir plus rougir, brûlaient.

Elle ajouta à la bulle en enveloppant le grand mâle blanc de ses ailes clairsemées, l'enfermant avec elle à son tour. Parce qu'à cet instant, il était sien. Elle avait tous les droits, et tous les devoirs envers lui.

C'est à cet instant que les ondes la frappèrent, sans qu'elle ne s'en rende compte.

Son coeur s'emballa de nouveau. Plus fort encore. Etait-ce possible ? Eva lentement passa une seconde patte autour du cou du grand mâle blanc et l'attira à elle, l'incitait à réduire cet espace qu'ils avaient créé, pour mieux le consommer. Elle releva la tête, et leurs fronts se touchèrent sans que leurs truffes ne se quittent. Sur le visage d'Eva, un sourire avait prit place, décidé à ne jamais la quitter. Si l'instant d'avant l'avait noyé sous les réflexions, il n'en était plus question à présent. Plus question que de sourire, bêtement, et de s'aimer.

Toutes les barrières étaient abattues, ne restaient que deux coeurs mis à nu, qui dialoguaient l'un avec l'autre sans se soucier des héritages, sans se soucier des usages. D'un langage qui avait traversé les âges, traversé le temps, pour se retrouver en chacun, à ce instant précis, lorsqu'ils communiaient.

Elle fut prise d'un rire doux, incontrôlable, consécration de tout ce qu'elle voulait lui dire, lui partager, un rire qu'elle ne put ni ne voulut retenir, alors qu'elle l'attirait un peu plus à elle encore, pour se noyer entièrement dans son odeur, dans l'empreinte de son corps, dans tout ce qu'il était.

Heureuse, tout simplement.




Seule Yurai pourrait retranscrire les mots qu'elle lui glissa à l'oreille, ce qu'il lui répondit, les regards qu'ils échangèrent, ou la danse qu'ils menèrent ce jour là.

Mais fort serait celui, ou celle, qui lui tirerait cette information.