Elles s’étaient mises d’accord et elles devaient le faire. Pour le bien de Dez.

Mais Anita devait avouer qu’elle avait sacrément le TRAC. Bien plus que ce qu’elle n’aurait cru.
Elle se tenait là, devant le grand arbre, sachant pertinemment qu’une fois qu’elle se serait faufilée sous les racines et qu’elle aurait commencé à ramper vers ce trou béant elle déboucherait dans l’antre de l’Anaconda.
Elle n’avait qu’à s’avancer. Elle savait que Kiro était gentil. Maman Sheina le décrivait affectueusement comme un grand enfant. Alors logiquement, il devait bien s’entendre avec les autres enfants, non ? Mais ça restait tout de même un Dieu ! Si jamais il ne lui répondait pas, ce serait un peu la honte, alors que même Floyd avait réussi à faire venir Aka, Alexandrine et lui s’en étaient suffisamment vantés. Et c’était justement vers Aka qu’Axie avait filé de nouveau lorsqu’elles s’étaient séparées ce matin, gonflées à bloc par la motivation et l’envie d’accomplir leur mission.

Et elle l’était toujours, à ne pas s’y méprendre !
Elle se tenait fière, avec l’offrande qu’elle avait apportée pour Kiro – un petit colibri jaune aux plumes chatoyantes. Elle ne l’avait pas tué, bien-sûr. Il était bien trop joli pour cela, bien trop délicat, bien trop précieux. Elle était parvenue à le coincer sous une patte légère, encadré par une prison de griffes, puis l’avait serrée dans son col en tissu pour qu’il y soit bien au chaud et en sécurité et qu’il ne puisse étendre ses ailes – elle avait eu de la peine à le sentir se débattre et trembler, elle en imaginait sa sœur ou sa mère être ainsi immobilisées et en était presque malade, mais la petite créature s’était rapidement apaisée.
Désormais il fallait franchir le pas. Gonfler le torse un bon coup, prétendre qu’elle était maman Sheina, la prêtresse, la conquérante de ces lieux, la messagère divine !
Quelque chose comme ça.

Anita ferma un instant les yeux et s’imprégna des sons multiples du marais, de ses odeurs familières ; inspira longuement son atmosphère humide mais chargée d’énergie. Elle resta ainsi de longues secondes, dans une sérénité complète, riche également de savoir sa mère non loin, car il était hors de question de provoquer le doute chez ceux qu’elle aimait. Quand elle rouvrit les paupières, le stress avait pratiquement quitté son corps.
Un sourire enjoué l’avait remplacé, fleurissant sur ses babines.

Anita se leva d’un bond et sans y réfléchir d’avantage, se tordit souplement pour serpenter entre les racines épaisses de l’arbre, s’engouffrant dans le tunnel souterrain qui semblait plonger tout droit jusqu’au centre de la terre – en réalité, il ne lui fallut que quelques secondes à ramper dans le sol gorgé d’eau et de mousse pour apercevoir une lumière jaunâtre qui prenait de l’ampleur et grossissait, grossissait, grossissait à chaque mètre avalé.
Elle se releva dans le modeste temple du divin, étirant tout son corps en hauteur pour en admirer la structure, les teintes si variées dans la terre argileuse qui en constituaient les fondations, les racines épaisses et tortueuses qui se tenaient la main les unes des autres pour former un gigantesque filet, cette statue de pierre taillée dont les courbes épousaient parfaitement tout le reste pour venir se refermer autour de la précieuse fontaine.
Elle admira tout cela dans le silence, bouche bée, ses grands yeux mauves pétillant d’admiration. Elle se savait ici chez elle. Elle le sentait. Pas seulement parce que sa mère était la prêtresse. Mais parce qu’il était une évidence que son corps même avait été façonné pour répondre aux attentes de ce Dieu, et que leur moral allait de pair aussi. Oui, Kiro était son Dieu, comme Aka était celui de Floyd et d’Axie, eux aussi l’avaient su instinctivement. Le sourire n’avait pas quitté ses lèvres, et si elle ressentait toujours des brefs sillons d’angoisse en son cœur ceux-là n’étaient pas suffisamment nombreux pour la détourner de l’objectif de sa venue et lui faire oublier la joie qu’elle ressentait à être ici.
Elle se demandait à quoi il ressemblerait.

Elle ouvrit timidement la gueule une première fois, la referma l’instant d’après pour se racler légèrement la gorge. Sa voix claire et aiguë semblait flotter en ce lieu –comme un genre d’écho, différent de celui du Castel, plus semblable à une brume vaporeuse un matin humide, qui irait par la suite danser contre les parois et serait absorbée par les mottes de terre.
Elle se tint droite et étirée au maximum, bandant sa stature déjà souple et solide pour se présenter sous son meilleur jour. Chaque élément de son corps était étiré à son maximum, du bout de sa queue à la pointe de sa truffe, en passant par chaque griffe de chaque doigt.

— Dieu Kiro !

Qu’il était déstabilisant de parler ainsi dans le vide ! Le clairon léger de sa voix semblait flotter autour d’elle sans savoir où aller. Elle hésita un court instant, faiblit un petit moment, puis se ressaisit à nouveau – elle fixa ses prunelles déterminées droit devant elle, dans les yeux de pierre du serpent, et elle y colla l’image de sa mère Sheina. Elle s’adresserait à elle. Ce serait plus simple ainsi. Comme une répétition.

—Hum… Excusez-moi de vous déranger, j’espère que ça vous dérange pas trop. Je m’appelle Anita, j’ai une maman qui est l’Alpha Anette, et mon autre moment c’est votre prêtresse, Sheina. Et, hum… Ma sœur Alexandrine et moi, on se parlait, et on a un ami, il s’appelle Désastre mais on trouve ça dommage alors c’est Dez, et Dez il aimerait bien un sourire de sa maman, Pepper.

Elle marqua une petite pause, réfléchissant un court instant. Elle se pencha vers la fontaine et abaissa la voix à un chuchotement pour préciser un détail sur le ton de la confidence.

— Pepper, c’est l’autre Alpha, en fait.

Bien-sûr, les mamans et les adultes avaient dit que les Dieux savaient tout. Mais cela paraissait compliqué aux yeux d’Anita de vraiment savoir TOUT, alors un petit coup de main pour se rappeler quelques trucs était peut-être bienvenu. Juste pour être surs.

— Du coup, Axie et moi, on voudrait lui faire le cadeau. Mais le problème, c’est qu’on n’est pas trop sûres de comment faire. On veut faire un spectacle, et il nous faut un cadeau pour tante Pepper, mais Pepper elle pourra pas le voir, et elle peut pas voir Dez non plus… Alors ça doit être compliqué de sourire à ce qu’on lui montre si elle sait pas ce que c’est ! Faudrait un cadeau qu’elle peut quand même profiter.

Dans sa tête, quand elle avait répété son argumentaire, ça paraissait nettement plus convaincant. Elle baissa un peu la tête, intimidée par le silence, se trouvant presque un peu sotte d’être venue demander de l’aide à Kiro, finalement. Elle se ferait peut-être disputer. Il était peut-être super occupé…
Sa queue jusque-là détendue et ondulant légèrement derrière elle vint s’enrouler autour de ses pattes en un cercle protecteur, ses yeux mauves fuirent la statue pour s’égarer sur ses pattes qui malaxaient le sol et sa voix fut réduite à un murmure gêné.

— Enfin, tu vois, quoi. Un truc comme ça.

Oups, là, elle avait carrément oublié de le vouvoyer, en plus. Si seulement il pouvait les aider et ne pas se mettre en colère !
Un faible tremblement contre son cou lui fit réaliser avec un choc qu’elle en avait oublié son offrande. D’un mouvement précipité, l’enfant écarta son col, laissant s’échapper le colibri qui s’échappa aussitôt, battant de ses ailes si rapides pour parcourir la pièce, petit point jaune se fondant parfaitement au décor. Elle ne put s’empêcher de retrouver son sourire en voyant la créature décrire de belles courbes dans le temple.

Elle le suivit des yeux tout du long, sous ses formes multiples et changeantes. Le dieu Anaconda était apparu et lui avait répondu - elle n'aurait pu être plus heureuse ! Il se mouvait, souple et insaisissable, changeait constamment d'apparence sous son regard émerveillé ; tantôt serpent, tantôt loup - quand il n'était pas un peu des deux à la fois.
Et absorbée par le spectacle dansant qu'il lui offrait elle buvait ses paroles, ses iris mauves entièrement absorbés par la présence de Kiro. Il était comme Sheina l'avait brièvement décrit. Joueur, bienveillant et malin.
Il expliqua pourquoi il ne pouvait lui fournir une réponse toute faite, pourquoi il ne suffisait pas de se contenter de la vue. Pourquoi il fallait que le cadeau parfait vienne de eux et de leur esprit, pas des pattes d'un Dieu. Un cadeau réfléchi et pensé pour Pepper telle qu'elle était, non pas telle qu'ils étaient eux.

Elle hocha la tête d'un air déterminé. Elle frémit quand le Dieu jaune s'avança pour lui rendre le colibri qui docilement s'était posé à sa commande, pour qu'elle le relâche à l'extérieur et qu'il y vive pleinement épanoui.
Puis, après une dernière parole encourageante et un clin d’œil complice, il s'évanouit.

La jeune hybride resta quelques instants immobiles et éblouie, un sourire figé sur les lèvres. L'Anaconda avait répondu à sa présence et lui avait longuement parlé, lui offrant un moment privilégiée. L'excitation et la fierté gonflaient son torse et faisaient battre son cœur à toute puissance. Il n'y avait plus trace de l'entité qu'il représentait mais elle était certaine qu'il entendrait quand même son souffle discret, empreint d'admiration et de gratitude.

— Merci, Dieu Kiro.

Elle le savait déjà avant sa venue, mais cette rencontre avait déjà confirmé cette intuition précoce.
Plus tard, quand elle serait grande, Kiro serait son dieu.

Et c'était une certitude qui resta gravée dans son esprit alors qu'elle se retournait pour prendre le chemin du retour.