Cela faisait quelques jours qu'il avait pris la parole au-devant de tous les Nakhus pour rompre le deuil maintenu pour Volstein, pour fermer doucement les yeux sur le passé et se tourner vers un avenir qu'il espérait lumineux. ce soir-là, il se sentait un peu nerveux et étrangement apaisé à la fois. La lune brillait dans un ciel dégagé, haute et ronde, immense sur la cape noire de la nuit. C'était la première fois qu'il se rendait à la source sacrée, au fond de l'Eglise, depuis qu'il avait été nommé Oracle. Depuis qu'il portait autour du cou, perdu dans ses mèches épaisses, le médaillon lumineux offert par la déesse. Il ne savait trop s'il devait appréhender ou pas, alors qu'il quittait le Sanctuaire pour sortir du Dédale et traverser les terres qui le séparaient du temple de la Corneille.

Lorsqu'il pénétra dans l'Eglise, dont le silence n'était rompu que par un battement d'ailes de temps à autres, il savait où diriger ses pas. Bien qu'il n'ait jamais eu le droit d'y entrer avec lui - et il ne l'avait jamais demandé non plus, pressentant qu'il s'agissait de quelque-chose entre la déesse et l'Oracle - Volstein lui avait précisément décrit comme accéder à cette pièce. Sa carrure lui permit tout juste d'en passer l'entrée, et il déboucha dans une sorte de petite grotte au centre de laquelle coulait une source claire et chantante. Il inspira profondément, puis s'en approcha. La lumière de la lune filtrait à travers une ouverture dans le plafond et venait jouer en ricochets argentés sur sa surface. Il baissa la tête et en lapa une gorgée. L'eau était glacée et lui picota la langue.

Il se coucha finalement, le museau sur les pattes, à demi-éclairé par la lune au-dehors. Il lui fallut un long moment avant de s'assoupir, où il resta en silence, les yeux ouverts fixés dans le vague. Il se demanda si la déesse avait vu son intervention, si elle lisait réellement au fond de lui les idées qu'il voulait porter, les espoirs qu'il voulait transmettre.
Petit à petit, la somnolence l'envahit, grande silhouette dans le silence de la nuit.

Ajani s'éveilla en un sursaut, le coeur affolé et le souffle court. Il se redressa d'un bond, alors que le sang battait à ses oreilles, et reprit peu à peu ses esprits en se rappelant où il se trouvait, et que ce qu'il venait de voir n'était qu'une vision envoyée par Yurai. Alors que sa respiration ralentissait doucement, les images qui venaient de le visiter se gravaient dans son esprit. Ainsi donc, c'était cela que les dieux envoyaient à leurs Prêtres. Il avait l'impression d'avoir fait un cauchemar, et cette sensation n'était pas sans lui rappeler les nombreuses nuits où le monde rouge était venu troubler son sommeil, rompant ses nuits de visions d'horreur. Mais ce cauchemar-là n'avait pas la même saveur. Il n'avait pas celle du passé... Etait-ce celle de l'avenir ?

Il s'ébroua doucement, le regard perdu dans l'eau qui s'écoulait avec une paix qui jurait tant avec ce qu'il venait de voir. L'image de tous ces visages familiers tremblants de terreur devant lui, impuissant, était saisissante, terrifiante, l'incarnation des doutes qu'il avait parfois et s'efforçait de chasser quant à sa place en tant qu'Oracle Nakhu. Il devait les protéger, ce peuple si précieux et qui pouvait rendre par bien des aspects le monde dans lequel ils vivaient meilleur. Et visiblement une grande menace pèserait bientôt sur eux. Cela renforça en lui l'idée qu'ils devaient se préparer autant que faire se pouvait, grâce aux nouveaux enseignements qu'ils avaient trouvés à la Bibliothèque, aux entraînements que chacun pouvait faire aux autres. Ils avaient tous des compétences très variées, et pouvaient s'entraider pour que la meute toute entière devienne douée dans tous les domaines.

Et il y avait le début de la vision... Enigmatique, comme si Yurai elle-même avait voulu le mettre en garde contre tous ces loups qu'ils accueillaient avec bienveillance et confiance. C'était pourtant là l'un des piliers du comportement des Nakhus envers l'extérieur, il ne pouvait croire que c'était là son message. Il devait trouver comment interpréter cette vision au plus vite, et il ne faisait aucun doute qu'une visite à la Bibliothèque s'imposait. Il avait déjà pour ambition d'y aller, car il avait une faveur à demander à Sobieski, mais désormais ce serait pour une autre raison et qui lui plaisait bien moins.

Ce fut donc la mine tourmentée qu'il quitta les lieux. Après s'être extirpé de la petite grotte, où il régnait soudain une atmosphère glacée, il resta un instant les yeux clos devant la statue de la déesse, pour la remercier de lui avoir transmis ce rêve et la prier de veiller sur ses camarades Nakhus. De son côté, il ferait tout son possible. Mais il espérait qu'elle le savait déjà.
Puis il s'en fut, haute silhouette blanche à la lumière de la lune.