De poils et d’écailles | Libre

Invité

Défi:

Tarko

Des grognements gutturaux résonnent dans les Plaines. Deux silhouettes entourées d’un nuage de poussière et de poils se toisent, s’affrontent et font couler le sang. À mesure que les minutes s’écoulent, il n’y a plus de doute quant à l’issue du combat. Les forces sont inégalement réparties entre les adversaires et celui qui se disait chasseur est passé au rang de proie.

***

Cela fait des jours que Tarko a quitté la Plaie du monde, des jours qu’il a faim. Sa maigreur visible à l’œil nu et son pelage sale lui donnent une bien piètre allure. Si jeûner n’est habituellement pas un problème pour le mâle, cette fois-ci, c’est différent. Ses chasses sont infructueuses et les quelques charognes sur lesquelles il s’est jeté ne lui offraient que des os à ronger. Il avait bien tenté de suivre de loin un groupe de chasseurs Etelkru dans l’espoir de pouvoir chaparder ne serait-ce qu’un petit bout de gras. Mais cette opération fut, elle aussi, un échec qui lui valut, en prime, quelques coups de crocs.

Aujourd’hui, la situation est sur le point de devenir critique. Si Tarko ne trouve pas bientôt de quoi s’alimenter, il le payera de sa vie.

La route jusqu’au Plaines Savanes fut longue. Très longue. Traverser les Champs Mystiques fut, pour le solitaire, un jeu de louveteau. Mais l’on ne pouvait pas en dire autant des Monts Célestes. Crevasses, falaises et éboulements furent le trio qui manqua, à maintes reprise, de stopper Tarko dans sa quête. Mais le loup était déterminé à ne pas laisser de sitôt sa carcasse aux vautours. Et sa récompense se trouve enfin devant lui.

Perché sur un roc, le mâle peut apercevoir la vie frémir dans les plaines. Désormais, c’est à lui de jouer pour assurer sa survie.

Aux aguets, il remarque vite les hautes herbes qui frémissent. Il y a un animal caché là-bas. Le besoin de manger est devenu bien trop fort pour prendre ses précautions. Sans attendre, le solitaire descend de son perchoir et se met en chasse. En quelques foulées il atteint sa destination. Son cœur bat la chamade. Tarko distingue entre les herbes la forme couchée sur le sol à quelques mètres de lui. Obnubilé par l’idée de manger, trop pressé de planter ses crocs dans de la chair fraîche, il s’empresse de se jeter sur l’animal qui dormait paisiblement là.

En quelques secondes Tarko se retrouve sur le dos d’un animal bien plus gros qu’il ne l’avait imaginé, bien plus fort et furieux d’avoir été dérangé ainsi. Le crocodile qui prenait un bain de soleil répliqua aussitôt à cet assaut, tournant la tête, la gueule grande ouverte, pour saisir le loup perché sur son dos. Tarko parvint à esquiver les mâchoires, en bondissant sur le côté. Mais le reptile n’avait pas l’intention d’en rester là et s’empressa d’attaquer le loup bleu et fauve. Ce dernier n’eut que quelques secondes pour passer de la surprise de sa découverte, à la crainte de se faire boulotter. Le loup mit un maximum de distance entre lui et le monstre dont la masse devait être, au bas mot, dix fois supérieure à la sienne. Il fit face au colosse d’écailles, l’échine hérissé, les oreilles rabattues en arrière, dévoilant ses crocs. Bien que la peur nouait son estomac vide, Tarko allait l’affronter, prêt à tout pour manger.

Les deux individus se toisent et se jugent. Le loup grogne, son museau est froncé, il donne des coups de dents proche du museau du crocodile pou l’intimider. Les yeux jaunes de ce dernier fixent avec insistance Tarko sans ciller. En réponse au punk, le crocodile se redresse, portant tout son poids sur ses quatre pattes, la gueule toujours ouverte. Tarko comprend vite qu’attaquer de front est inutile. Sans lâcher du regard son adversaire, le solitaire commence à lui tourner autour. Sans crier gare, il mord avec férocité l’une des pattes postérieures du reptile. Mais la peau dure du crocodile lui oppose une forte résistance. Tarko doit s’y prendre à plusieurs reprises pour parvenir enfin à percer. Le cuir. Le crocodile se débat avec vigueur. Il agite son corps musclé sur le sol pour forcer son assaillant à lâcher prise. Finalement c’est un violent coup de queue qui le libérera de cette emprise. Tarko, sonné, ne peut esquiver l’animal qui le charge et le pousse à terre. Gueule à gueule les deux prédateurs échangent coups de crocs et de griffes. Avec un avantage non négligeable pour le reptile. Ce dernier parvient à saisir l’une des pattes du loup qui gémit de douleur. Tarko se débat de toutes ses forces pour se libérer de la mâchoire du monstre.

Dans un dernier élan compulsif, le loup mord la tête du crocodile. Il parvient à crever l’œil de son adversaire qui lâche instantanément sa patte. Le solitaire réuni ses dernières forces pour tirer sur la tête de l’animal et enfoncer un peu plus ses canines dans la chair. D’un fort mouvement de la tête, le crocodile se dégage des crocs du loup et lui casse une dent. Le grand prédateur, désormais borgne, recule et s’écrase dans la poussière qui retombe lentement. Tarko observe le titan se cacher dans les hautes herbes. le souffle saccadé, le gueule ensanglantée et une patte blessée.

Il l’a vaincu.

Encore fébrile, Tarko peine à calmer l’agitation qui fait trembler tout son corps. Ce crocodile a bien faillit le tuer. Mais la blessure qu’il a reçu en retour l’achèvera probablement bientôt. Désormais, le loup n’a plus qu’à attendre sa pitance. En attendant, Tarko doit se reposer, panser ses plaies et surveiller qu’aucun prédateur ne vienne s’approprier son trophée.

Cela faisait plus d'un an qu'il n'avait pas mis les pieds dans la Savane. Pas depuis les incident de l'Upside Down.

Longtemps il avait soigneusement évité les plaines, quitte à faire de longs détours. Dardant sur elles ses yeux jaunes, de loin, guettant le moindre mouvement. La moindre ombre noire, difforme. La moindre fluctuation ou anomalie dans ce lien étrange qui semblait le connecter au monde rouge et à ceux qui avaient eu le malheur de s'y aventurer. Le moindre signe comme quoi ces choses étaient de retour.
Rien.
Avec le temps il avait fini par oublier, un peu. Sa méfiance ne s'était jamais totalement envolée et il s'était risqué à s'en approcher un peu plus, à réduire l'écart entre ces plaines de malheur et lui. Ca avait duré quelques mois.

Quelques mois et puis un beau matin il s'était dit qu'il était temps d'en finir avec ces conneries.
Il y avait pas mal de changements qui survenaient dans sa vie depuis quelques temps, et s'il enchainait d'une certaine manière les coups durs, il avait le sentiment d'être sur une pente ascendante. Peut-être était-ce dû au retour des beaux jours et de la chaleur, peut-être était-ce la crise des six ans, peut-être qu'il en avait juste marre de se dorer la pilule à rien faire et de se ramollir, il n'en savait trop rien, mais il avait décidé qu'il était grand temps pour lui de se secouer un peu. Et de revenir dans le droit chemin.
Enfin, sa conception du droit chemin.
Il était pour une fois de retour au terrier qu'il s'était creusé dans le désert. Cela faisait un moment qu'il créchait à la Passe Ventue, chaque soir dans une nouvelle grotte, et il envisageait fortement de s'y installer pour de bon : la seule chose qu'il lui manquait pour s'établir définitivement là-bas, en somme, c'était la grotte qui lui donnerait envie de ne pas chercher un autre logis le soir d'après.
Ce matin-là, il s'était donc mis en route, direction la Savane, son tout jeune oiseau fraichement apprivoisé sur les talons. Il avait marché en ligne droite, n'avait jamais ralenti, ni dévié. Et s'était engouffré dans les steppes arides sans jamais regarder derrière lui. Voilà, c'était fait.

Il avait arpenté un long moment la zone, passant même par le petit étang où l'autre solitaire et lui avaient croisé la route de la Chose, et était en passe d'évincer totalement toute crainte des lieux de son esprit lorsque quelque chose avait attiré son attention, au loin. Là-bas, à trois-cent mètres de lui peut-être, un gros nuage de poussière ainsi que des grondements. Il avait senti tout son corps se raidir instantanément. Etait-ce de retour ? Est-ce que ça allait recommencer ? Mais il n'y avait rien dans l'air qui ne soit particulièrement électrique. Pas d'odeur de charogne. Et rien dans le creux de ses côtes qui ne le glaçait tout entier. Le lien ne s'agitait pas. Ca n'avait pas de rapport.
Intrigué, il avait décidé de s'approcher au petit trot. Un jappement de douleur lui fit accélérer l'allure.
Quand il arriva quelques instants plus tard, franchissant un rideau de hautes herbes sèches, il trouva là au milieu de la poussière qui se dissipait lentement un loup couvert d'éraflure et la patte sérieusement esquintée, un crocodile mort derrière-lui. L'autre mâle, un solitaire de toute évidence, paraissait fébrile. Ce qui était compréhensible. Il fallait être passablement inconscient pour s'en prendre à ce genre d'animal, et il savait très bien de quoi il parlait, ces bestioles étaient légion dans certaines régions de son pays. Et même les plus têtes brulées et les plus audacieux ne s'aventuraient jamais à les attaquer. C'était à vrai dire surprenant que l'autre ait réussi à se le faire.

— Por qué hicis... pourquoi tu as fait ça ? demanda-t-il en haussant les sourcils.

Descendant des airs, l'oiseau qui l'accompagnait descendit en piqué pour venir se poser sur son dos, avant de jeter à son tour un regard sceptique sur l'autre.

Invité

Le bruit des herbes hautes que l’on froisse fait pivoter les oreilles du solitaire. Quelque chose approche. Tarko espère ne pas avoir à se battre à nouveau. Incapable de poser sa patte au sol la gueule douloureuse et épuisé physiquement comme mentalement, il a aucune chance. Ainsi, il reste planté là, à fixer la végétation, pour voir ce qui va en sortir. Que peut-il faire d’autre après tout ?

La réponse à sa question apparaît alors et avec elle son verdict. C’est un loup, un mâle très imposant au pelage sombre qui ne dégage pas d’agressivité. Les yeux de l’inconnu se posent sur le crocodile puis sur le jeune mâle couvert de sang. Ses quelques mots ramènent brutalement Tarko à la réalité. Dans son esprits les images défilent à une vitesse folle. Elles se mélangent pour former un souvenir flou. La réponse du solitaire est confuse. Il cherche ses mots, le museau penché vers le sol, les yeux fermés pour se concentrer un tant soit peu.

— J’avais … si faim … j’ai vu au loin … et puis … et puis …

Tarko redresse sa tête et regarde dans la direction du reptile. Il n’a pas fallut longtemps avant que ce dernier ne succombe de sa blessure. Le mâle bleu peine encore à réaliser qu’il est à l’origine de cela. Il estime avoir usé de beaucoup de chance, le crocodile était peut-être malade ou vieux.
Quoi qu’il en soit, le résultat est là. C’est invraisemblable mais il est bien là.

Tarko toujours droit sur ses quatre pattes, sens son corps atteindre ses limites. La tête commence à lui tourner et dans les secondes qui suivent, il s’écroule dans la poussière. Le mâle cherche du regard l’inconnu. C'est un oiseau qu'il voit sur son dos ou son esprit déraille ?

— S’il vous plaît …

Pour la première fois le solitaire, habitué à toujours se débrouiller seul, demande de l’aide. Mais que voulez-vous, à circonstance exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Et pour le coup, Tarko n’a pas le choix, il a besoin d’une assistance ou il n’aura même pas l’occasion de goûter à la viande de croco.

La réponse de l'autre solitaire se perdit presque dans sa gorge, et de ses quelques mots Joaquín n'en saisit réellement qu'un seul : faim.
Ses yeux observèrent plus attentivement l'autre mâle, relativement plus jeune que lui. Il voyait les côtes se dessiner et les flancs se creuser sous le poil bleu et fauve. Cela justifiait probablement qu'il soit assez désespéré pour tenter sa chance sur un crocodile. Quand bien même il se retrouvait maintenant dans un état encore plus lamentable qu'auparavant et avec un sérieux risque d'infection à la patte.

Durant ses longues années de solitude, Joaquín ne s'était jamais retrouvé dans une situation pareille, ayant très jeune appris à être capable de se débrouiller seul si besoin était, et ce en dépit d'une structure familiale solide et portée sur l'entraide, et ce, même avec un rebut de portée comme lui. Peut-être avait-il aussi eu de la chance, parvenant toujours à trouver de quoi se nourrir même dans les situations les plus ardues. Il y avait certes eu des confrontations plus sanglantes que d'autres, et ç'aurait été mentir que de dire qu'il n'avait jamais failli y passer, mais dans l'ensemble, il n'en était jamais arrivé là. Une part de lui, probablement liée à sa fierté, s'en estimait heureuse. Mais une petite voix dans sa tête lui sifflait qu'on ne pouvait jamais réellement avancer et aspirer à de grandes choses dans la vie si l'on n'avait pas touché le fond.
Quoiqu'il en soit, ses pensées prirent rapidement fin lorsque l'autre s'effondra purement et simplement dans le sable. Incapable de défendre sa proie si durement mise à terre. C'était quand même bien dommage.

Au milieu des marmonnements faibles du mâle, il distingua une demande d'aide.
Joaquín et son oiseau l'observaient, impassibles.

Et là, seul avec l'autre à sa merci au milieu de ces steppes arides, il se demanda ce que Miguel aurait fait à sa place.
La première idée qui lui vint à l'esprit était que son aïeul aurait tout simplement volé le crocodile et laissé l'autre crever là sans le moindre regard en arrière. C'était là une action digne de ce monstre qu'on lui avait décrit, et auquel on l'avait toute sa vie assimilé.
Mais une autre pensée vint s'insinuer dans son esprit. Miguel aurait aussi pu l'aider. Il semblait homme à accorder des faveurs aux plus démunis, pour peu qu'il ait été sûr que cela ait pu lui être profitable par la suite.
Et lui alors, qu'allait-il faire ?
Si quelques années plus tôt, peu après avoir débarqué ici, il aurait sans le moindre doute opté pour la première option — soyons honnêtes, ce mec risquait fortement de perdre sa patte et de crever sous peu de toute manière, donc autant ne pas gaspiller la viande et la garder pour lui, c'était après tout la loi du plus fort –, avec un certain vécu dans les pattes, un ressenti farouche adressé à une certaine meute hostile aux solitaires qui demeurait non loin de là et avec l'estomac plein — il avait mangé la veille –, il ne voyait décemment pas ce qui pouvait l'empêcher d'aider ce pauvre bougre. A part la perspective peu réjouissante d'être potentiellement considéré comme un héros en cape blanche courant les plaines pour faire triompher le bien : il n'appréciait guère l'idée qu'on ait une trop bonne opinion de lui.
Après quelques longues secondes à peser le pour et le contre, il finit par soupirer et se diriger vers le reptile d'un pas lent, enjambant sans un regard l'autre loup. La bête était trop lourde et les circonstances lui tenaient trop peu à coeur pour qu'il s'emmerde à essayer de le rapprocher de l'autre : de toute manière, extraire de la chair de sous ce cuir épais s'annonçait déjà chiant pour lui, alors il ne préférait même pas imaginer la tâche que cela pouvait représenter pour l'autre qui n'était même pas capable de tenir sur ses pattes. Il finit par se pencher et par attraper l'une des pattes du monstre, avant de se mettre à tirer dessus pour le mettre sur le dos. L'affaire n'était pas aisée et il mit un peu de temps à réussir. Après quoi il s'affaira à mordre dans la peau un peu plus tendre du ventre, jouant longuement de ses crocs pour finalement parvenir à percer la cuirasse. Cette dernière entaillée, il se mit en tête d'étendre au maximum l'incision. Puis après une rapide inspection du cadavre plongea son museau dans la plaie béante et à fouiller les entrailles jusqu'à en extraire le foie encore fumant. L'organe dans sa gueule, du sang plein la face, il revint vers l'autre loup et le laissa tomber devant lui.

— Mange.

Invité

Le souffle chaud qui s'échappe de sa gueule entre-ouverte fait tourbillonner la poussière. Son ventre se gonfle au rythme d'une respiration lente et profonde, comme s'il souhaite garder l'air aussi longtemps que possible dans ses poumons. La vie est si fragile. Ce n'est que lorsque l'on est sur le point de la perdre que l'on s'en rend vraiment compte. Jusqu'à aujourd'hui, Tarko a vécu dans l'innocence et l'ignorance. Il n'a rien accompli de notable. En fait, il s'est contenté d'être spectateur de sa propre vie et à aucun moment il n'a cherché à en devenir acteur. C'est ironique de passer à se point à côté de sa vie alors qu'on se croit plus vivant qu'un loup de meute sous prétexte qu'on se débrouille seul au quotidien. Vraiment ironique.

Le solitaire fixe l'inconnu qui semble réfléchir. Ce grand mâle a toute les raisons de ne pas entendre l’appel à l’aide. Tout d’abord, car un crocodile adulte mort et personne pour l’empêcher de se servir, c‘est une aubaine. Ensuite, car, comme Tarko, l’inconnu est un solitaire. Et ce statut n’est régit que par une seule loi : celle du plus fort. Si tu n’es pas capable de survivre, tu meurs.
Alors, que va-t-il choisir ?
Le loup se met en marche. Il enjambe le corps du jeune au pelage taché de sang sans lui jeter un regard. Tarko le voit se diriger vers le reptile. Ainsi, il a fait son choix. Le petit mâle s’attendait à cette réaction. Il tourne la tête et observe le ciel, les yeux soudain humides.
C’est une belle journée pour mourir.

À cet instant, Tarko se sent pitoyable. Toute cette énergie dépensée pour en arriver là. C’est minable. Personne ne saura, personne ne le pleurera. Et quand un autre tombera sur sa dépouille il dira qu’il n’aimerai pas être à sa place.
Tarko prend soudain conscience de la triste vérité sur sa condition. En fait, être solitaire, c’est naître paria, se battre pour survivre et mourir dans l’indifférence.
Les larmes coulent sur ses joues. Sa vue se trouble.

Une masse sombre apparaît dans son champ de vision. Il entend le bruit de quelque chose qui tombe au sol. Il sent l’odeur du fer si caractéristique. Le solitaire n’a pas besoin de voir pour comprendre ce que l’inconnu lui a apporté.

— Mange.

Ce simple mot fait vibrer les oreilles de Tarko. Il s’est trompé. Il ne va pas mourir ici. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’il l’aide ? Ça n’est pas dans l’ordre des choses. C’est invraisemblable. Aussi invraisemblable que sa victoire sur un crocodile lui susurre une petite voix dans sa tête.
Le déclic. Comme une machine éteinte que l’on branche soudain sur le courant. Dans la vie, rien n’est déterminé à l’avance. Tout dépend de nous et de nos actes. Nous avons la capacité de renverser une situation. Il est temps pour Tarko de devenir acteur de sa vie.

Devant lui se tient un loup fort, puissant, viril et mature. Tarko croyait être tout ça. Voulait être tout ça. Mais il comprend enfin qu'il n'est en réalité qu'un petit loup faible et immature. Et ça lui fou la haine. Le solitaire veut lui prouver qu'il se trompe. Qu'il n'est pas un gosse à materner qui vient de faire une bêtise. Non il est plus que ça. Il veut devenir plus que ça.

Le mâle bleu déglutit avec difficulté. Il force sur ses muscles pour se positionner allongé sur le ventre. Ensuite vient l’étape difficile. Tarko se met en appui sur ses pattes. Mais son corps a refroidi et la douleur et forte. Sa patte avant est belle et bien cassée. Inutilisable donc. Il pousse de toute ses forces pour se redresser. Ses griffes se plantent dans la terre et le sable. Tout son corps est en tension. Il tremble, il vacille et chancelle. Mais il est debout. Il regarde l'autre droit dans les yeux avant de tourner la tête en direction de la carcasse éventrée du reptile et de faire un premier pas. Puis un second. Et un troisième. Laissant le meilleur morceau que lui a grassement apporté l'inconnu. Tarko fronce les sourcils et serre les dents qui lui restent. Chaque centimètre lui tire une grimace de douleur. Quand il est enfin devant le crocodile, il penche sa tête dans la carcasse fraîche et prend de ses propres dents ce qui lui revient de droit.

De toute évidence, Joaquín était tombé sur un têtu.
De toute évidence trop fier pour accepter ce qu'il lui offrait, il vit le jeune mâle serrer les dent, puis au prix d'un effort visiblement surhumain se mettre debout, pour se diriger clopin-clopant vers le cadavre du reptile, sans daigner accorder le moindre regard ni à lui ni au foie fumant qui reposait dans la poussière. Il l'observa qui se trainait jusqu'à la carcasse, pour finalement plonger son museau dans les entrailles de la bête.
Il ne pouvait pas jeter la pierre. Il aurait sans doute fait exactement la même chose, aveuglé par cette fierté mâle qui faisait d'à peu près tous les mâles de chez lui — lui y compris, quand bien même il s'estimait un poil plus intelligent qu'eux – de sombres têtes de con. Susceptibles de voir leur orgueil meurtri pour peu qu'ils aient accepté qu'on leur vienne en aide dans un moment de faiblesse.
Tout ça il le voyait, il le comprenait. Mais il ne pouvait décemment pas le juger.
Enfin, il aurait fait pareil.
Non. Parce qu'il ne se serait pas attaqué tout seul à un putain de crocodile. En dépit d'un tempérament clairement porté sur l'autodestruction et d'actions qui flirtaient parfois — souvent ? – dangereusement avec la tentative de suicide, il n'aurait pas fait ça. Parce que les probabilités qu'il y reste étaient clairement trop élevées et qu'il espérait mourir avec un minimum de panache. Pas comme ça. Pas contre un croco. Seul dans des plaines qu'il haïssait comme la peste, dans la méconnaissance la plus totale. Sans rien laisser derrière lui, pas même quelques os. Pas même quelques plumes, sans doute. Rien qu'une vague mare de sang, et encore.
Non. Pas contre un croco. Jamais.

Il baissa les yeux vers l'organe qui attendait à ses pattes. Il n'avait pas spécialement faim mais il était hors de question de laisser ça là — et puis, contre toute attente, il n'avait jamais mangé de crocodile, alors c'était l'occasion d'essayer. Ca lui ferait toujours de la réserve en plus. Il s'allongea donc sur place, la viande entre ses pattes, et planta ses crocs dedans. Lapant le sang, songeur, goûtant du bout de la langue ces saveurs jusque là inconnues.
C'était quand même bien sa chance de tomber sur un mec à moitié mort et de bouffer le foie de son croco à sa place. Ca compensait vaguement pour ses récentes mésaventures. Cela dit rien ne lui disait que ce petit encas n'allait pas se retourner contre lui. Lui filer une maladie à la con, ou le transformer en croco-garou, quelque connerie du style. Au point où il en était ça ne l'aurait pas plus surpris que ça.
Avalant rapidement sa pitance, il tourna la tête vers le petit mâle, attelé à sa tâche. Sa patte était dans un état encore plus minable que prévu et présentait à un endroit précis un angle étrange qui n'augurait strictement rien de bon. Pas sûr que ce gosse survive, releva-t-il pour lui même en se léchant distraitement l'hémoglobine qui maculait ses babines.

— C'était quand même stupide. Attaquer cocodrilo.

Mais il fallait dire que le goût était moins amer que celui de l'iguane. Bien plus facile à tuer, mais pas forcément succulent sous la dent. A ne manger qu'en cas d'extrême nécessité. L'iguane n'était jamais un bon plan.

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Ses crocs arrachent et déchiquettent les viscères pour ensuite les engloutir. Il se sent vivant. Alors qu’il se nourrit de la chair de son adversaire, il a le sentiment d’absorber toute son énergie et sa force. Curieux parallèle.
Il mange, encore et encore sans réfléchir. Le goût est plus fort que tout ce qu’il a eu consommé jusqu’à présent, mais, au final, les saveurs importent peu. Le sang dégouline sur son poil blanc et vient se mêler au rouge de son bandana. Tout autour de lui disparaît, ne reste que sa proie et sa faim. Une voix vient percer sa bulle et le ramener à la réalité. Il se stoppe dans son action et ses oreilles se tournent vers la source du bruit. Tarko lâche le morceau sur lequel il était en train de tirer et relève la tête du ventre de l'animal. Il baisse les yeux sur sa patte en vrac.

— Très stupide. avoue-t-il à demi-mot.

Silence. Il inspire un grand coup et reprend.

— J'savais pas qu'c'était un crocodile.

Un soupçon de colère teinte sa voix. De la colère contre lui même de s'être laissé emporté par la faim. La petite voix de tout à l'heure revient. Cette fois, elle se fait moralisatrice. Tu as eu l'occasion de t'enfuir, mais tu as décidé de rester et de prendre le risque de mourir.
Tarko n'avait pas d'excuse pour ça. C'était juste une amère vérité.

— J'ai pas réfléchi.

Il se répondait, un peu honteux et toujours en colère, à lui même et à cet inconnu à l'accent prononcé. Il avait foncé tête baissé comme à son habitude. Jusqu’à quel point est-ce qu’il pourra jouer à dépasser les limites avant que cela ne lui soit fatal ? À cette vitesse il ne passera pas l’année.

Tarko se laisse tomber doucement, mais non sans une certaine lourdeur, à côté du cadavre du monstre d'écaille. Il tend sa patte cassée bien droite devant lui. C'est pas beau à voir. Comment il va faire maintenant ? Encore une fois, c'était très stupide.
Il réfléchi à ce qui va se passer ensuite et tente de faire abstraction de la douleur. Va-t-il guérir ? Va-t-il retrouver l’usage de sa patte ? Est-ce qu’il y a un risque que ça s’infecte et qu’il décède à cause d’un empoisonnement du sang ? Les questions se bousculent. les prochains jours s’annoncent compliqués.

Maintenant qu'il est repu, la fatigue tombe sur lui et pèse soudain très lourd. Il abandonne son questionnement inutile pour l’instant et cherche une position confortable pour dormir. Pas évident quand on doit garder sa patte la plus droite possible. Il trouve finalement une position qui convient un peu. Sa tête posée sur le sol il croise le regard jaune du loup allongé devant lui.

— Merci d'être resté.

C'était pas grand chose, mais c'était sincère.

Au moins, l'autre avait encore assez d'énergie pour manger. Il engloutissait littéralement les restes de son adversaire comme lui-même se serait jeté sur une bouteille de téquila si elle avait eu le malheur de croiser son chemin après toutes ces années d'abstinence forcée — la bouteille de rhum infect de la dernière fois exclue.

Il écouta la réponse et les vagues justifications du jeune mâle, impassible. Si l'argument je ne savais pas que c'était un crocodile — note à lui-même : ça se disait donc crocodile – lui parut de prime abord assez vaseux — c'était quand même assez facile à reconnaître –, après un énième coup d'oeil à l'état général du petit loup et à ses flancs bien trop creusés le fit se raviser. Il s'était peut-être jeté sur le premier truc qui bougeait. Manque de chance pour lui, il ne s'agissait pas d'un simple lézard. Au moins ça n'était pas un serpent venimeux : si l'animal était plus petit, il était probablement encore plus dangereux que son cousin à la gueule hérissée de dents.

Il fronça légèrement les sourcils en vouant l'autre mâle étendre sa patte blessée devant lui et chercher une position plus confortable. Etait-il sur le point de se taper une sieste ? Etait-ce réellement le moment ?

— Tu devrais mettre... mh... una férula sur ta patte, suggéra-t-il, ignorant les remerciements. Nettoyer et protéger pour ne pas attraper une infection.

Il ne savait pas trop ce qu'il était en train de faire. Ce n'était clairement pas son genre de se retrouver à prodiguer des conseils de base sans raison et il n'était clairement pas le père de ce gosse : ce n'était pas son job. Mais il n'avait peut-être plus de père. Ni de famille. Cela aurait pu expliquer qu'il se soit retrouvé dans un état aussi lamentable à frayer avec un crocodile dans l'espoir de se repaître de ses restes.
Il n'était pas du genre à prendre en pitié les gens. Venant d'un endroit où c'était clairement la loi du plus fort qui régissait les vies, il avait très vite appris à ignorer la détresse des gens qu'il ne connaissait pas, surtout s'il s'agissait de mâles. Mais ici, c'était un peu différent. Il y avait moins d'hostilité et il y avait surtout une meute, qui résidait non loin d'ici et qui le mettait particulièrement à cran ces derniers temps. Une meute dont la seule existence tendait à suggérer chez lui un vague devoir de solidarité avec ses confrères solitaires. Parce qu'au final, s'il était seul et sans clan, tout comme lui, alors d'une manière ou d'une autre, il était un ennemi des Etelkru. Et il aurait été dommage qu'un ennemi des Etelkrus disparaisse. Plus il y en avait, mieux c'était, selon lui.

Du reste, la vie de solitaire n'était pas faite que de liberté et d'aventures. Il fallait être capable de se débrouiller soi-même, et surtout éviter les blessures, qui pouvaient, surtout lorsqu'elles étaient du calibre de celle qu'arborait désormais l'autre, facilement être fatales. Même une simple coupure pouvait conduire à la mort pour peu qu'elle n'ait pas été traitée correctement. Il n'était pas panseur, mais étant sur les routes depuis de nombreuses années déjà, il connaissait un minimum les réflexes à avoir pour ce genre de situation. Réflexes que ne semblait pas avoir le gosse.
S'il se mettait à dormir ici, il était à la merci de tous. Il devenait une proie facile pour à peu près n'importe qui et ne pouvait même pas s'enfuir rapidement vu qu'il n'avait plus que trois pattes de fonctionnelles.
A ce rythme-là il n'allait pas faire long feu.

Invité

La fatigue est forte.
Après des journées de marche, des heures entières de chasse et un combat sans merci, le corps du loup bleu lui réclame d’urgence une pose pour recharger ses batteries. Cet irrépressible besoin de dormir passe alors avant tout le reste et inhibe toute ses autres pensées. Tant et si bien qu’il omet d’apporter les premiers soins à sa patte. Une étape, pourtant essentielle, que n’a pas oublié l’inconnu et qu’il ne tarde pas à lui rappeler.
Nettoyer, protéger, panser. Tout ça, Tarko l’a appris. Son père a veillé à ce que son unique fils soit capable de survivre le plus longtemps possible. Alors, s’il était présent, il ne serait pas fier de le voir se laisser aller de la sorte et mettre sa santé en danger inutilement. Il aurait, à coup sur, réprimé son comportement avec sévérité.
Alors, dépassant son besoin de dormir, Tarko se redresse et s’applique à nettoyer consciencieusement sa plaie comme Sciley le lui a enseigné. Sa voix grave résonne encore dans ses oreilles. Retire bien toute la merde si t’veux pas qu’ça empoisonne ton sang … Voilà comme ça … Maintenant tu prends ton bandana et tu l’noues autour d’ta plaie. Serres plus fort où ça va pas tenir ! Bien.

Tarko ajuste une dernière fois le tissus autour de sa patte. Voilà qui est mieux.
Ce foulard est la seule marque d’affection qu’il a reçu de ses parents. Un cadeau précieux et utile en cas de blessures comme celle-ci. Quand il sera en capacité de marcher sur de longues distances il retournera voir sa famille à la Plaie et s’assurer, qu’eux aussi, vont bien.
Mais avant d’envisager un quelconque voyage retour, il faut guérir. Attendre que les os se ressoudent, conserver un minimum d’activité physique pour ne pas devoir réapprendre à marcher et boiter au moindre pas. Trouver également de l’argile pour le nettoyage de sa plaie. Le solitaire se souvient de la vitesse à laquelle de cette terre lui a permis de cicatrisé lorsqu’il a perdu une partie de son oreille.

Il gardera, c’est certain, une cicatrice, à la suite de cette tumultueuse journée. Mais Tarko conservera aussi en mémoire ce que lui aura enseigné ce jour : il n’est pas aussi fort qu’il ne l’imagine et il a encore beaucoup à apprendre.

Difficile de dire si ses paroles avaient eu une réelle incidence sur la situation ou non, mais l'autre mâle sortit de sa torpeur et entrepris de nettoyer sa blessure. Il l'observa qui léchait minutieusement la plaie, ôtant toute trace de poussière qui aurait pu venir s'incruster dans la chair. Puis détacher le bandana moucheté d'hémoglobine qui était à son cou et le nouer autour de son membre pour le protéger des agressions extérieures. A défaut d'une attèle, c'était déjà ça.
A bien y réfléchir, le coup du bandana était intéressant. Joaquín portait lui-même peu d'accessoires — dont la majorité étaient là pour lui faire passer la barre de punkitude qui était encore d'actualité lorsque sa fiche de présentation avait été postée –, ces derniers n'étant guère bien vus chez les mâles de son pays. Les quelques ornements qu'il possédait étaient là plus pour leur symbolique à ses yeux que pour leurs valeurs décoratives. Ca lui rappelait d'où il venait, ça lui rappelait ses proches.
Seul son collier avait une véritable utilité, autre que celle de faire écho à des ancêtres lointains et à ses ascendances tribales. Très épais, il offrait une bonne protection à sa gorge. Et permettait éventuellement de transporter quelques petits objets, s'il parvenait à les coincer entre ce dernier et sa peau.

Mais pour peu qu'il se soit retrouvé dans la situation de l'autre, il n'aurait pas eu grand chose pour mettre sa blessure à l'abri.
Il fronça les sourcils, dubitatif. Il n'avait guère envie de s'encombrer pour rien, s'estimant déjà suffisamment décoré comme ça. Néanmoins ça aurait pu être utile.
Peut-être devrait-il y songer.

Maintenant, le jeune solitaire avait fini sa besogne. Et pour être honnête, Joaquín ne voyait pas trop quoi faire. L'autre avait probablement mieux à faire que de tenir la conversation et était visiblement épuisé. Il était probablement temps pour lui de continuer sa route.
Ainsi était la vie des solitaires.
Il se leva lentement, son regard allant du petit loup à l'énorme crocodile qui gisait derrière lui. Puis, après avoir hésité quelques instants, finit par reprendre la parole, une dernière fois :

— Le cocodrilo va attirer autres prédateurs.

Tu ne devrais pas rester ici, aurait-il pu ajouter, mais il s'était déjà bien assez mêlé d'affaires qui n'étaient guère les siennes, non ?
Aussi se contenta-t-il d'agrémenter ses propos d'un petit haussement d'épaules, avant de faire lentement demi-tour, et de se mettre en marche, bientôt avalé par les hautes herbes par lesquelles il était arrivé quelques minutes plus tôt.

Veillant à faire attention à où il mettait les pattes, n'ayant guère envie de se retrouver à son tour aux prises avec un reptile. Quand bien même c'était toujours mieux que de tomber face à face avec un monstre difforme venu d'une dimension parallèle.

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