C'était une belle journée. Une très belle journée. Le soleil brillait haut dans le ciel et inondait les environs de ses rayons brûlants. Alexandrine, allongée de tout son long sur la pierre du Castel, se dorait les ailes et les corps avec une volupté sans pareille. Que c’était agréable… Elle le sentait notamment dans ses cheveux, et lorsqu’elle passait ses pattes dans ces derniers c’était comme les plonger dans une flaque de boue réchauffée. C’est doux, et agréable. La louvette sourit, incapable de s’en empêcher, avant de rouler sur le flanc et d’exposer son ventre pour lui faire subir le même sort. Il fallait bien dorer les deux côtés, ou l’un d’entre eux allait être jaloux ! La louvette rit à cette idée. Comme quoi, il ne fallait pas grand chose pour être heureux !
Mais elle réfléchissait, Alex. Elle réfléchissait toujours beaucoup trop... Mais surtout en ce moment. Parce que tout évoluait à une vitesse folle. Tout changeait. Elle sentait cette jeunesse qui commençait à lui filer, déjà !, entre les pattes, tels les grains de sable sur une plage s’échappant dans les flots au gré de chaque vague. Elle devait choisir, elle devait changer, elle devait grandir. Elle devait devenir une adulte, et se poser la question… Quelle adulte souhaitait-elle devenir ? La réponse lui avait semblé si évidente, au début. Si facile ! Elle voulait devenir comme MamAnette, elle voulait protéger tout le monde. Elle voulait porter les valeurs de MaSheina, et ouvrir son coeur à ce qui l’entourait. Elle voulait être un pilier, une base sur laquelle on pouvait tout construire. Elle voulait être l’assurance, elle voulait être un mur. Elle voulait être celle en qui on pouvait avoir confiance. Celle qui est là, toujours. Celle qui résout les problèmes. Celle à qui l’on vient demander de l’aide. Elle ne voulait pas seulement être forte, dans son coin. Elle voulait être forte, pour les autres. Pour pas qu’ils aient à le devenir à sa place. Pour pouvoir les protéger.
Elle voulait que son corps se couture de cicatrices, pour que l’on ne puisse pas distinguer les nouvelles des anciennes, et que personne ne s’inquiète plus jamais quand elle en ramène. Parce que rien ne pourrait lui arriver. Parce qu’elle serait invincible. Si ça n’était dans sa chair, ça le serait dans le coeur des autres. Et cette invincibilité serait ce qui la porterait haut, plus haut. Tout en haut. Elle frissonna, un courant d’air froid parcourant son corps. Etait-ce ici, qu’elle allait devenir ce qu’elle voulait être ? Allongée au soleil, à attendre paisiblement que le temps passe ? Non, elle le savait bien, elle avait beaucoup d’autres choses à faire pour y arriver. Mais quel meilleur endroit pour y réfléchir qu’une pierre au soleil ? Les babines d’Alexandrine s’étirèrent. Réfléchir. Elle ne le faisait pas assez, trop souvent prise par les évènements, vive et agressive à toujours y réagir de façon violente et… Entière. Elle n’avait aucune demi-mesure. Aucun filtre.
Mais, eh. Pourquoi pas ? Après tout, toutes ces barrières n’étaient qu’un frein à la communication et la porte ouverte aux mauvaises interprétations. Quand elle était en colère, elle se mettait en colère. Quand elle était triste, elle pleurait (même si elle essayait de moins pleurer). Quand elle était joyeuse, elle riait. Lorsqu’elle était d’humeur polissonne, elle faisait des bêtises. Le monde ne s’en portait pas plus mal, et ceux qui avaient un problème avec ça pouvaient tout aussi bien l’éviter, ou le lui dire. S’ils ne le faisaient pas, c’était aussi de leur faute. Alex gloussa. Elle savait qu’elle énervait pas mal de monde, à commencer par son frère Narcy, à toujours agir ainsi. Mais voir le sourire, l’étonnement et le rire naître sur le visage des loups qu’elle côtoyait était le plus beau cadeau qu’on pouvait lui faire, et tous les jours elle en bénéficiait.
Mais elle savait aussi que tout le monde la voyait comme une enfant qui ne voulait pas grandir. Une enfant qui ne savait pas prendre ses responsabilités, peut-être quelqu’un en qui on ne pouvait pas avoir confiance ? Ca n’était pas grand chose, mais simplement… Quand on préférait ses frères et soeurs à elle, parce qu’ils savaient plus facilement donner leur attention, parce qu’ils montraient moins que le temps leur paraissait long. C’était quand elle se retrouvait avec les louveteaux plus petits, à écouter les mêmes bêtises encore et encore, alors que d’autres diversifiaient leurs activités.
Elle ne voulait plus qu’on la voit comme une enfant. Elle ne voulait plus être maladroite, malhabile, rater ses sauts et ses vols, elle ne voulait plus être cette gamine qui élève des sourcils soucieux quand elle quittait le campement pour se rendre seule sur les terres.
Elle se redressa.
Elle était forte, pourtant. Elle le savait. Elle était grande, plus grande que la plupart des loups, et épaisse. Ses épaules étaient larges et puissantes, son ossature épaisse, son visage anguleux et volontaire, et ses ailes.
Ses ailes.
Une couverture de cuir qui pouvait recouvrir trois loups comme elle, et encore en protéger un de la pluie. Ah ! Maintenant que son corps commençait à se stabiliser peu à peu, ses ailes ne cessaient de grandir et d’affirmer le ratio qui l’éloignait de plus en plus de son corps. Plus handicapantes au sol, peut-être, elle bénéficiait maintenant d’une prise à l’air remarquable, et comprenait un peu mieux tout le mal qu’elle avait eu jusque là pour s’envoler. Ses ailes étaient simplement trop petites, et tous les efforts qu’elle pouvait faire n’étaient pas assez pour combler ce manque. Son corps était trop épais, trop lourd, et ses épaules pas assez musclées, encore. Mais chaque jour, elle se sentait un peu plus embrasser sa stature, sa taille, ses muscles. Sa physiologie.
MamAnette était un Paladin. Elle serait une Forteresse. Là où les crocs de sa maternelle étaient faits pour déchirer les corps et aplatir les âmes, sa stature serait une falaise sur laquelle s’écraseraient les vagues de ses ennemis sans jamais la dépasser. Elle se maintiendrait entre ses amis et ses ennemis. Et rien n’en franchirait l’espace. Pas le moindre insecte.
Et sûrement pas le moindre ennemi.
Elle gronde, face au soleil, et sent ses muscles rouler sous sa peau et son pelage ras, avant d’agiter ses si grandes et épaisses ailes de cuir. Il fait bon, mais elle ne peut pas rester oisive toute la journée non plus. Elle doit… S’entraîner. Ses yeux scintillent. Aujourd’hui, sous ce ciel éclatant, elle va allait attraper une proie. Une proie qui rendra fières ses parents. Une proie qu’elle pourra trainer dans l’antre d’Aka et abandonner sur le sol carrelé, devant sa fontaine, les yeux brillants, tâchant la faïence de sang coagulé. Elle s’imagine déjà, fière de sa prise… Mais il ne faut pas vendre la peau de l’ours avait de l’avoir tué. Elle sait ce qu’elle fera, mais elle doit déjà préparer sa prise.
Parce qu’il était hors de question qu’elle se jette tous crocs dehors sur sa proie comme une imbécile, surtout si elle voulait une proie digne du puissant Dieu Rouge. Elle devait prouver sa force, mais surtout sa supériorité face à eux. Comme Holly le lui montrait avec ses pièges et ses prévisions. Elle allait créer un piège, un énorme piège, qui lui permettrait de mettre à mort un animal bien plus gros et puissant qu’elle.
Et elle n’avait pas peur, non, de relever le défi.
Le lieu qu’elle avait choisi, en observait les pins qui s’élevaient devant le Grand Castel, était sans l’ombre d’un doute l’Île Abysse.
Et pour rejoindre cette dernière, il fallait passer par le minuscule passage qui passait sous les Monts Célestes pour rallier les Falaises Littorales, puis nager (ou voler) jusqu’à l’Île Abysse en prenant garde aux nombreux récifs. Un beau programme en perspective. Elle regarda autour d’elle mais ne vit personne à inviter à sa petite sauterie, ni à qui justifier son départ. Bien. De toute façon elle ne souhaitait emmener personne donc c’était mieux comme ça. Elle fit claquer sa langue contre son palais et se dirigea vers les Dents de Roc. Bien. Elle aimait bien commencer ses périples par cette terre ornée de milliers de roc et de milliers de robustes arbres à aiguille qui semblaient monter vers le ciel, sur des kilomètres et des kilomètres. Une plaine agréable à parcourir au printemps, moins en été lorsque le soleil tapait si fort que rien ne parvenait à survivre entre les racines des pins.
Mais l’été viendrait bientôt.
Le trajet ne lui prit que quelques heures, et encore elle flâna en chemin, saluant le temple d’Aka qu’elle aperçut au loin sans oser s’y rendre déjà, louvoyant entre les pins, grimpant sur certaines branches basses pour s’envoler sur quelques mètres, avant de retomber au sol un peu trop lourdement. Ca n’était pas la grande classe, mais ça ferait l'affaire pour un petit entraînement de fortune sur la route.
Enfin, elle arriva devant la langue d’eau qui la séparait de l’île. Elle frissonna. La dernière fois qu’elle l’avait franchie, c’était avec Holly. Là, c’était pas pareil. Elle était seule, déterminée, et surtout elle avait des ambitions bien plus grandes que de poser quelques pièges sur les terres - non pas qu’elle amenuise le travail exécuté, mais le niveau de danger n’était clairement pas le même.
Elle se ramassa sur elle-même et inspira une large goulée d’air marin avant de se jeter vers le ciel. Du sol, c’était plus difficile que d’une branche et l’air près de la mer était toujours bourré de courants aériens incroyablement durs à comprendre, mais c’était plus facile, maintenant. Plus naturel, aussi. Il lui suffisait de battre des ailes pour, si elle n’avait pas la finesse, se hisser dans les airs comme elle le faisait de ses griffes sur un tronc, à la force de ses muscles là où elle n’avait aucune autre alternative. Elle gronda, s’élevant assez pour planer sur la deuxième moitié du trajet, avant d’atterrir souplement sur le sol, appréciant le sable qui se glissait entre ses doigts. C’était doux, et ça chatouillait. Et surtout, ça avait le gout du labeur à réaliser, parce que maintenant les choses sérieuses commençaient. Elle frémit, tout son corps tendu dans l’anticipation de ce qui allait se passer. Ici, c’était la terre des rapaces et des monstres volants. Elle n’était pas chez elle, mais bientôt… Bientôt, oui. Elle ferait partie de ce biome magique et enchanteur des volants. Elle ne serait plus la gourde et épaisse louve coincée au sol. Ou pas que.
Elle s’avança, découvrant avec plus d’attention cette île ose elles étaient passées assez rapidement la dernière fois. C'était... Assez impressionnant. C’était très feuillu, il y avait des plantes qu’on ne trouvait nulle par ailleurs mais surtout des murs végétaux qui semblaient infranchissables, surtout pour son énorme carcasse. C’était une jungle dense et humide, moite, et on y trouvait probablement nombre d’animaux aussi qu’on ne voyait nulle part ailleurs. Alex vibra. Oui. C’était un lieu diablement intéressant, et il se pourrait qu’il devienne celui qu’elle préférait sur leurs terres, surtout si sa chasse s’y trouvait réussie.
Elle commença par fouiner, un peu partout. L’île n’était pas très grande et elle eut tôt fait d’en faire le tour, ses pattes passant d’un sol meuble à un sol dur, du sable à la terre au roc pour redevenir sable. Elle examinait le sol. Ce dernier imprimait un nombre incroyable d’empreintes, certaines bien plus larges que sa propre patte, et dotées de griffes à faire frémir. Elle était loin d’être le seul prédateur en ces lieux, c’était évident. Mais tout n’était pas perdu, et surtout elle ne comptait pas se bagarrer avec un quelconque prédateur.
Le ciel l’intéressait bien plus. Dans ce dernier tournaient d’énormes oiseaux qui ne ressemblaient en rien à des coucous de cage. Elle plissa les yeux en les observant faire des ronds dans les ascendances. Oui. C’est ça qu’elle voulait attraper. Un de ces gros rapaces. Elle aurait besoin de ses ailes, mais elle avait déjà une petite idée de la façon dont elle allait les utiliser… Mais pour ça il lui fallait observer.
La journée était déjà bien avancée, et elle commençait à avoir faim - il était temps de chasser un petit casse-croûte et de passer à la seconde partie de son plan.
Il ne lui fallut pas longtemps pour attraper quelques crapauds qui vaquaient tranquillement à leurs occupations à côté d’une espèce de mangrove rattachée à la jungle, là où elle se jetait dans la mer, et se pourlécha les babines en dégustant son repas. C’était chiche, mais bien suffisant pour l’instant, et surtout elle n’avait pas eu à dépenser beaucoup d’énergie pour les attraper et c’était crucial. Ce coin regorgeait de milliers de petites proies inattentives qui n’attendaient que de se faire cueillir. Alex soupçonnait la langue d’eau qui séparait l’île du continent de décourager les chasseurs occasionnels qui se rabattaient alors sur la Rougelande, plus proche et tout aussi giboyeuse. Quel dommage… Pour eux. Mais Alex comprenait : elle détestait se mouiller les pattes et… Bénissait ces ailes qui la portaient haut au dessus des écueils. Les courants, en plus, pouvaient se faire forts ici et gêner la progression.
Elle sortit de la parcelle de mangrove pour aller se percher sur un promontoire rocheux, un reste de grenouille entre les pattes, puis elle attendit.
Elle observa.
Les oiseaux étaient nombreux, et de toutes tailles, mais l’un d’entre eux particulièrement l’intéressait. Il semblait bien plus belliqueux et agressif que les autres, et bien plus gros. C’était celui là qu’elle ramènerait au temple d’Aka. Ses yeux lançaient des éclairs, alors qu’elle gigotait sans pouvoir s’en empêcher. Pour que son piège fonctionne, il fallait trouver le bon argument. Que mangeait-il ? Visiblement, de la viande : elle le voyait fondre en piqué vers les plaines pour remonter avec des petits tas de chair gigotant, qu’il sciait de ses serres et piquait de son bec, mortel. C’était un formidable opposant, et elle devrait faire très attention si elle ne voulait pas pâtir de sa témérité. Mais elle était patiente.
Elle serait patience et observation pour se jouer de son ennemi. La témérité viendrait après. Et à cette pensée ses crocs s’étiraient en un fin sourire carnassier - elle n’aimait pas cette première partie qui pourtant, elle le savait, était celle qui la mènerait à la victoire. La louvette bailla. Voilà plusieurs heures qu’elle s’escrimait à observer l’oiseau, et elle était fatiguée et engourdie… Et n’avait pas appris autant de choses qu’elle l’aurait voulu. Par contre, l’attitude princière et défensive qu’elle observait la ravissait. Ce serait là ses erreurs.
Alexandrine descendit de son perchoir d’un bond souple, avant de se diriger vers le centre de l’île. Elle ne pouvait pas faire son piège trop à l’extérieur, et elle devait trouver un endroit particulier sinon ça ne fonctionnerait pas. Elle se basait sur ce qu’elle avait pu tenter en volant et ce qu’elle connaissait de la mobilité dans les airs, elle espérait que les oiseaux ne fonctionnent pas trop différemment ou elle s’exposait à une triste déconvenue. Mais elle avait confiance, ça n’était pas magique.
A force d’arpenter la forêt elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. Un lieu où attraper le volatile… Elle gronda, et s’attela à la tâche. Elle rassembla le plus de lianes possibles - au moins, elle était au bon endroit pour ça et les cordes ne manquaient donc pas. Ensuite, elle les rassembla en un énorme tas. Oh la la. C’était vraiment, vraiment énorme… Un instant, le découragement la prit. Mais non. Ca prendrait juste plus de temps que prévu… Elle eut un petit pincement au coeur, en songeant que, du coup, elle aurait du prévenir Désastre qui toujours l’attendait à la même heure et au même endroit, avec la régularité d’une horloge. Elle espérait qu’il ne s’inquièterait pas… Parce qu’elle faisait ça aussi pour qu’il ne s’inquiète plus. Plus jamais.
Ca n’était pas possible, elle le savait. On ne pouvait pas empêcher les autres de se soucier de soi. Mais prouver qu’on était fort, prouver qu’on était incassable, ça marchait aussi non ? Faire moins de bêtises aurait été une option, mais qui s’éloignait tellement de sa conception des choses et de la vie que pas une seule fois cette pensée lui vint. Quelle idée. Bon. Elle saisit le tas de cordes et refit marche arrière, notant dans son esprit l’endroit qu’elle avait choisi. Ce dernier était un bosquet d’arbres très proche de l’orée de la jungle et du centre de l’île où, visiblement, les rapaces aimaient à résider dans de grandes ouvertures dans la roches, et même certaines sur l’énorme monticule que, racontait-on, le vol des Raeders avait provoqué. Un vrai pied de nez à la nature, ouais.
Elle rejoint son perchoir, et s’attela à la tâche. C’était… Un peu déprimant, ouais. Mais c’était la meilleure idée qu’elle avait eu jusque là et ça nécessitait ces heures d’application. Elle positionna les lianes sur le sol, en damier, et commença à y faire des noeuds comme elle s’y était entrainée tant de fois avec Holly pour faire des pièges. Sans cet entraînement, clairement, elle n’y serait jamais arrivée (on se souvient des multiples échecs à ces occasions… Mais n’en parlons pas). Comme quoi, s’entraîner sur des trucs chiants, ça avait du bon aussi ! Mais sa vitesse d’exécution était catastrophique, et lorsque le jour tomba elle n’était pas parvenue à tisser la moitié de son oeuvre. Elle soupira. Il faisait trop sombre, maintenant, pour continuer. Autant attendre demain. Elle poussa sa création sur le côté et son ventre gargouilla. Ils n’étaient pas des créatures nocturnes par excellence, mais de nombreux entraînements avec MaSheina, de nuit, avaient donné à Alex une vision acérée même lorsque les ombres s’allongeaient ; c’est donc sans problème qu’elle retrouva son petit lieu de pic-nique et y attrapa de nouveau une petite poignée de crapauds. Qu’ils étaient bêtes - mais ça lui allait très bien au final. C’était un repas facile. Elle gloussa alors que les os croquaient sous ses dents. Les dernières lueurs du jour disparaissaient derrière les rochers qui entouraient l’île, et lui permettaient de s'enfoncer loin sous le niveau de la mer. En cas de montée des eaux, ce lieu disparaîtrait complètement… Elle espérait que ça n’arriverait pas. Cette pensée la rendait triste.
Elle retrouva son promontoire, qu’elle commençait affectueusement à appeler une maison. Une sorte de résidence tertiaire - la première étant la Moere où ils avaient vu le jour avec ses frères et soeurs, bien évidemment, et la seconde étant le Castel. D’ici, elle pourrait facilement s’entraîner à faire ses vols, ce serait bien plus pratique qu’à la Moere où les branches cassaient et où des kilomètres d’arbres bouchaient la vue. En fait. La Moere. C’était un peu le pire endroit pour apprendre à voler, maintenant qu’elle y pensait. Elle gloussa. Quelle idée ! Et en plus ici c’était si joli ! Le ciel se piquetait d’étoiles et l’absence de nuages laissait percevoir les constellations brillantes et rassurantes, ainsi qu’un croissant de lune délicat. Ce dernier agrémentait le ciel sans l’envahir, comme la lune pleine le faisait parfois, masquait les détails oniriques des astres lointains. En se concentrant bien, Alex pouvait apercevoir la nuée délicate qu’on appelait, apparemment, la Voie Lactée. C’était une bande bien plus agressive d’étoiles qui striait le ciel d’est en ouest, et la rendait pensive. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Il faudrait qu’elle demande à Holly, peut-être le saurait-elle. Ou sinon, elle pourrait l’accompagner à la bibliothèque pour faire des recherches à ce sujet ? C’était beau. Elle ne prenait pas souvent le temps d’observer ce qu'il se passait au dessus de sa tête, comme ça. C'était agréable, de temps en temps. Elle comprenait un peu mieux ces loups qui passaient des heures la tête dans les nuages - peut-être un peu Ely, même, qui pouvait passer des heures à regarder une simple pâquerettes. Il était effrayant, mais pas méchant, par contre… Il avait vraiment des passes-temps étranges. Alex renifla et roula sur le flanc. Il faisait un peu frais, mais les parois de la grotte qu’elle s’était trouvée (enfin, c’était plus un renfoncement qu’une grotte, soyons honnêtes) la protégeaient assez pour que ce soit supportable. Elle recula un peu, le museau toujours dehors.
C’était étrange. Elle avait si peu l’habitude d’être seule, qu’elle se rendait compte que ses pensées étaient toujours encombrées de celles de ses amis ou de sa famille. Depuis quand n’avait-elle pas dormi sans une présence rassurante à ses côtés ? Elle n’en avait pas souvenir. Etait-ce seulement arrivé ? Et pourtant, elle ne ressentait pas de solitude. Juste une immense plénitude qui la faisait soupirer et rouler des yeux. Se laisser un peu d’espace, pour penser. Elle le ferait plus souvent. Etait-ce pour ça que MaSheina aimait tant rester au temple ? Que tout le monde ne cherchait pas, tout le temps, à être entouré ? Elle comprenait mieux.
Elle aimait mieux comprendre.
Ca lui permettrait de ressentir avec plus d’acuité les émotions et les sentiments de ses proches. De faire moins de bêtises. D’en dire moins, aussi. Il faudrait qu’elle demande le nom des constellations, aussi. Elle en connaissait une, le Loup-Du-Nord qui s’étalait dans le ciel en une énorme arabesque, constituée d’étoiles faciles à reconnaître et particulièrement brillantes. Là ! Elle l’observait. Est-ce que les étoiles étaient aussi, comme le disaient certains anciens, le souvenir des guerriers morts au combat, les âmes bien nées qui avaient quitté les terres. Son coeur se serra. L’âme de Piclou y monterait-elle, lorsque son heure viendrait ? Elle le voyait plus faible et impotent de jour en jour, et elle craignait chaque matin qu’il ne se réveille plus, maintenant. Ca lui vrillait le corps et le coeur et parfois ça lui coupait l’envie de manger.
Ce soir, ça lui donna envie de pleurer, un peu. C'est bête, parce qu'il était encore là, Piclou. Mis elle était tellement triste de savoir qu’il allait partir… Elle se contenta de soupirer. Finalement, ne pas être seul avec ses pensées, ça n’était pas si mal… Ca évitait ce genre de tracas. Alexandrine finit par se rouler en boule, à côté de son tas de cordes, et appeler le sommeil.
Qui finit par venir la cueillir.
Les jours se rallongeaient, et elle se réveilla très tôt le lendemain, alors que le soleil frisait à peine les frondaisons et embrasait les rocs. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire et s’étira de tout son long, le petit renfoncement à peine assez grand pour la laisser étaler ses ailes. Woah ! Allez ! Il était temps de s’y remettre. Alex s’assit face à son filet et se remit à tresser les cordes, une à une. Un noeud. Puis un noeud. Puis un noeud encore, tellement de noeuds qu’elle allait devenir experte en noeuds. Mais elle allait plus vite, reposée par une bonne nuit de sommeil, et les pattes dégourdies. Finalement, elle finit par voir le bout de son oeuvre, et tira sur les cordes d’un air satisfait. Elle avait doublé les lianes pour assurer une meilleure résistance. Même en tirant fort dessus, elle n’arrivait pas à les briser, c’était vraiment de la bonne came ! Holly serait fière d’elle. MamAnette et MaSheina aussi, peut-être ? Ou quand elle aurait attrapé la bête. Ca ne servait à rien de faire des pièges si elle n’attrapait rien avec ensuite…
Elle fit un petit tas de son filet et le hissa sur son dos, avant de retourner cahin-caha à l’endroit qu’elle avait repéré la veille. Rien n’avait bougé, c’était absolument parfait. Elle se jeta sur des branches basses et commença à accrocher le filet d’une façon très particulière, en faisant pendre un filin vers le sol. Une fois satisfaite, elle en enregistra mentalement la configuration, et se plaça face en piège. Elle courut, et attrapa dans sa gueule le filin pour le tirer derrière elle et… Le filet chut à l’endroit approximatif qu’elle avait prévu. C’était loin d’être parfait mais pour un premier essai c’était vraiment pas mal ! Satisfaite, elle fit quelques tours sur elle même, avant d’aller replacer le filet dans les branches. Elle recommença ses essais, encore et encore. Plus qu’un endroit précis, c’était la reproductibilité qu’elle visait, car si l’instant voulu le piège ne se refermait pas sur son ennemi, c’en serait fini d’elle.
Une fois qu’elle fut satisfaite de son installation, elle gloussa et se dirigea en trottant vers le pylône centrale. Là, elle commença à grimper sur la roche. Le début fut assez simple car escarpé, mais arrivée à mi chemin il fut bientôt hors de question de continuer. Mais ça n’était pas grave. Les oiseaux s’énervaient déjà de sa présence et les plus imposants venaient la frôle. La menace était claire : va t’en. C’est chez nous. Ses babines découvrirent des crocs acérés et narquois. C’était là que la partie fun commençait, celle qu’elle anticipait depuis le début de sa quête. Celle qu’elle attendait avec impatience. Elle se ramassa sur elle même et s’élança dans le vida, brassant l’air de coups puissants qui la portèrent instantanément au fait du promontoire. Les rapaces étaient furieux. Ils commencèrent à tourner en ronde autour d’elle et à l’attaquer de leurs serres, en l’évitant toujours au dernier moment. Va t’en. Va t’en. Va t’en ! Mais Alex n’avait aucunement l’intention de s’en aller. Parce que le gros oiseau qu’elle visait restait au loin, à l’observer. Mais elle savait comment le faire descendre de là. Elle avait vu. Elle savait ce qui le motiverait.
Lorsqu’un énième oiseau passa à sa portée, elle se jeta en avant, bondit, et monta à l’affrontement, sa mâchoire se refermant dans un bruit sec sur une aile délicate. Clac. Un os. L’oiseau, ou plutôt l’oiselle, piailla de douleur et se débattit, striant le col d’Alexandrine de griffures écarlate, bien trop peu profondes pour lui apporter soucis. Mais ça n’était pas n’importe quelle oiselle, qu’elle avait choisi. C’était la sienne, et elle le savant.
Le gros mal piailla, et ce son déchira les tympans d’Alexandrine qui se maintenait à peine en l’air de ses coups d’aile puissants. Entre ses crocs répondait l’oiseau qui n’avait plus longtemps à vivre. Alexandrine la lâcha et, incapable de se maintenir, cette dernière chuta au sol. La louve l’aurait bien achevé pour lui épargner plus longue souffrance, mais elle n’en eut pas le loisir : l’énorme oiseau piquait droit sur elle. Son corps frémit, et elle se laissa tomber comme une pierre, imitant son profil réduit. Elle prit rapidement une vitesse vertigineuse, et la peur lui agrippa le ventre. Si elle ralentissait, l’oiseau la rattraperait avant qu’elle ne mette son plan à exécution et l’écharperait de ses serres comme il le faisait avec les gros lapins. Mais si elle ne ralentissait pas, elle risquait de s’écraser au sol.
Cette dernière finit par l’emporter, couplé au manque de confiance qu’elle avait en ses vols souvent erratiques : elle ouvrit grand les ailes et ralentit trop tôt, s’offrant une distance confortable avant d’atterrir, mais subissant sur son dos les entailles des griffes autrement plus dangereuses que celles de l’oiselle, le monstre faisant facilement le double de sa taille. Alexandrine gronda, mais ne se retourna pas. Au contraire, elle chercha à titiller l’instinct de chasse de ce prédateur en fuyant devant lui. L’odeur du sang, aussi, devait l’exciter - Alex comptait dessus. Ventre à terre, elle filait vers le couvert des arbres alors qu’elle entendait l’oiseau revenir en piqué. Vite, plus vite ! Elle grimaça en entendant les brassées d’air se rapprocher, mais accéléra sa course, véritable petit tank lancé à pleine vitesse.
Elle voyait le filin… Ca allait être juste ! Haletante, elle donna un dernier coup d’ailes et s’engouffra entre les arbres, priant pour que la bête la suive, et tira d’un coup sec sur les lianes. Le piège se déclencha et-
Bingo !
C’était un peu décalé, mais au moins l’animal avait été porté au sol où il hurlait sa déconvenue, tirant sur le filet pour réussir à l’ôter et regagner sa liberté. Il y serait parvenu aisément, si Alex n’avait pas attendu ce moment précis pour venir lui sauter dessus.
Il faisait presque sa taille, et sans sa petite machinerie, elle n’aurait eu absolument aucune chance de le battre. Libre dans les airs, bien plus vif qu’elle, avec des serres qui faisaient la taille de ses pattes, merci bien. Mais là, porté au sol, le bec emberlificoté et avec des difficultés à l’ouvrir, c’était jouable. Alex visa en priorité les ailes, cibles larges et faciles à atteindre, qui empêcheraient l’oiseau de s’envoler même s’il se défaisait de ses liens. Elle apprit à ses dépends que l’oiseau visait ses yeux, alors qu’il lui enfonçait profondément son bec acéré sur le coin de la mâchoire. Elle gronda, et le remercia d’un coup de patte puissant en pleine face, avant de taper, taper et taper encore. Les serres du fier animal déchiraient les lianes bien plus facilement qu’elle n’aurait pu avec ses crocs ou ses griffes, et son poil se hérissa. S’il la labourait de ces armes…
Elle se jeta sur lui de tout son poids, utilisant son atout principal pour réduire son champ d’action et de mouvement. Elle sentit les os craquer sous elle, ces os bien plus délicats et légers. Les trilles de colère se transformèrent bientôt en trilles de douleur, puis de désespoir, avant qu’Alex ne plante ses crocs dans sa jugulaire qu’enfin elle pouvait atteindre, pour tirer. Tirer. Et tirer encore. Jusqu'à ce que la tête se décroche à moitié, et que le corps arrête complètement de bouger. Elle recula, le souffle court et le corps fatigué. Tout n’était pas fini. Pas encore. Parce que des piaillements de douleur s’élevaient toujours, au loin.
Alexandrine s’ébroua, éclaboussant le sol de mille gouttes vermeille avant de trotter vers l’origine du bruit. Son corps la faisait souffrir, oui. Mais c’était une douleur récoltée dans le combat, au fruit d’un défi remporté, et elle portait cette douleur avec fierté. Elle la ressentait presque avec délice. C’était le prix de sa témérité. Lorsqu’elle arriva aux pattes de l’oiselle, elle égorgea cette dernière avec magnanimité. Personne ne pouvait plus rien pour elle, de toute façon. Ca ferait une proie à rapporter au camp. Au dessus, les oiseaux s’étaient calmés - l’intrus était parti, et s’ils avaient perdu l’un des leurs, ça n’était toujours qu’un qui serait remplacé.
Elle ramassa le cadavre, et rejoint le premier qu’elle avait délaissé, pour les empiler. Bien.
Il était temps de rentrer à la maison. Mais d’abord, un repos bien mérité.
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