Hungry for strays - Vénuve.

Quand elle avait appris sa présence sur leur Île, Mildred avait failli rentrer dans une colère noire.
Mais comme elle avait également appris qu'elle était une petite protégée de leur mère ayant eu la mauvaise idée de se retrouver sur leur terre un bon matin, et que celle-ci s'était laissée prendre par l'idée de la garder et de l'élever, elle avait été obligée de ravaler sa rage et son amertume. Pour le moment.

Elle ne la tolérait pas pour autant.
La petite créature noire et orange mangeait leurs proies, accaparait du temps à sa mère qu'elle venait tout juste de retrouver, piaillait et roucoulait en des cris énervants - et en plus de tout cela, elle faisait tâche. Elle ne leur ressemblait pas. Elle n'était rien de plus qu'un parasite qui n'aurait pas du survivre et qui se retrouvait désormais sur sa terre, au milieu de son île et de sa famille, réclamant l'attention et les soins de sa mère. A chaque fois qu'elle voyait les yeux ambrés d'Anianka se poser sur le petit monstre des pics de jalousie la transperçaient de part et d'autre, fort, bien plus fort que tous ceux qu'elle avait jusqu'à ce jour pu ressentir.
Car si avant il lui arrivait de se hérisser d'une irritation froide quand sa mère accordait un peu plus de temps à ses sœurs qu'à elle, cela avait au moins le mérite de concerner sa véritable famille, que Mildred aimait.
Désormais, c'était d'une ire brûlante qu'elle se sentait bouillir à chaque instant volé par la petite chose que certains trouvaient si belle et si mignonne.

Sauf elle et sa fratrie, bien évidemment.
De tous, Elely et Isrâ étaient ceux qui comme elle considéraient encore l'Île comme leur maison et cherchaient à rester autour du halo envoûtant de leur mère la prêtresse. Et les mêmes sentiments de mépris et de rejet non dissimulés animaient leurs coeurs, Mildred le savait bien.
La seule chose qui les empêchait de se débarrasser de l'enfant tant qu'elle ne pouvait se défendre était la présence d'Anianka maintenant qu'elle l'avait adoptée et cela aussi laissait un goût amer sur la langue - elle ne pouvait comprendre pourquoi leur mère avait fait cela, et d'une certaine manière, elle lui en voulait. Les mêmes litanies revenaient souvent en boucle dans sa tête - n'étaient-ils plus assez bien pour elle ? Pensait-elle pouvoir remplacer Akira par cette tâche noire hérissée de misérables plumes ? Avaient-ils échoués à devenir les enfants parfaits dont elle rêvait ?
Avait-elle échoué à disparaître si longtemps, de sorte qu'Anianka avait misé sur une pièce de rechange ?

Tant que la prêtresse des Roses veillait, le parasite ne pourrait pas disparaître. Chaque fois pourtant qu'elle en croisait le regard c'était pour lui montrer des yeux noirs d'une haine transparente et un museau froncé qui annonçait la morsure qu'elle lui ferait un jour subir.
Peut-être que si elle la détestait suffisamment fort elle finirait par se consumer ou dépérir.

Mais matin après matin, la petite cruche était toujours là pour poser ses grands yeux bleus sur le monde.

En revanche, rien ne les empêchait de faire de sa vie - qu'elle avait volé au destin, elle qui aurait du mourir seule et abandonnée - un enfer. Anianka ne pouvait pas toujours la garder à l’œil, et la petite chose progressait parfois un peu trop loin sur l'île grâce à ses pattes potelées.
Comme aujourd'hui.

Perchée sur un rocher, Mildred observait la progression de la louvette parmi les herbes jaunes, à la recherche d'on ne savait quoi.
Il ne lui fallut que deux bonds pour rejoindre un autre rocher juste devant son nez rose, plus petit que son promontoire actuel mais toujours plus haut que la vilaine créature pour venir la toiser.

— Qu'est-ce que tu fais, Vermine ? T'es toute seule ?

Ta "Maman" n'est pas là pour veiller sur toi ?
Le ton de la jeune louve était faussement innocent et engageant, de ce ton cajoleur que l'on prenait avec les enfants. Mais l'expression fermée et intransigeante de son visage ne trompait pas - pas plus que la lueur d'amusement vicieuse qui brillait au fond de ses iris froids.
Elle avait été prénommée Vénuve, mais Vermine lui convenait bien mieux.

La noiraude releva sur elle ses yeux aux longs cils d’or, un sourire si bête et si faux illuminant son visage angélique qui n’était que fragile façade d’une âme aussi noire et pourrie que la majorité de son pelage d’encre. Elle répondit de sa petite voix douce et frêle - Mildred s’imagina un instant l’étouffer pour ne plus entendre ce son - et la rousse ne put retenir la grimace qui déforma ses babines et dévoila brièvement ses crocs quand l’enfant prononça le mot Maman.
Mais tu n’as pas de Maman, Vermine. Ta véritable mère t’avais abandonnée et avait eu le nez fin d’ainsi faire. Par un quelconque sortilège elle avait éveillé la pitié d’Anianka, avait remué la seule corde de faiblesse capable de faire ployer la Prêtresse, celle qui la ramenait éternellement au souvenir de la belle Akira.
Mais la Vermine ne méritait pas même le titre de pâle copie - elle n’était que grotesque simulacre.
Quand elle grandirait, Anianka s’en rappellerait. Que le parasite profite de ce court moment de répit dans la vie - bientôt elle serait de nouveau seule.

Et morte, de préférence.

Petit à petit, ondulant sournoisement dans les recoins de ses pensées, parvenait même à se frayer l’embryon d’une idée chez la jeune adulte.
Vermine n’était peut-être qu’un test mis à leur disposition par leur mère. Destinée à exciter leur jalousie et à lui prouver qu’ils ne tolèreraient pas la présence d’un élément faible et étranger sur leurs terres et dans leur entourage.
Peut-être qu’elle aussi, elle n’attendait que ça.
Qu’ils l’abattent.

La voix fluette qui enchaîna sur une question la sortit temporairement du nuage d’idées noires commençant à se former. Mildred toisa d’un air toujours aussi sévère et interdit la petit chose avant que finalement un grand sourire ne fleurisse sur son visage, laissant même un brin de chaleur réchauffer ses yeux froids et intransigeant.
Le faux enthousiasme qui emplit alors ses mots entra en résonance avec la douce et innocente petite voix de sa très chère soeur.

— Oh ! Mais je cherchais mon adorable petite soeur pour passer un peu de temps avec elle, entre soeurettes.

Mildred lui adressa un clin d’oeil appuyé avant de ramasser l’avant de son corps au bord de son promontoire, puis de rapprocher sa tête enjouée à quelques centimètres de celle de la petite blonde.

— Et je l’ai trouvée.

Et dans l’ombre des ronces asséchées, son aimable sourire se tordit sur un rictus affichant tous ses crocs.

N’était-elle pas adorable, sa petite sœur, à poser sur elle ses grands yeux bleus et innocents ?
Oh, non, Mildred ne trouvait pas. Mildred ne pouvait voir chez l’enfant que tout ce qu’elle craignait et détestait.
L’idée que sa mère puisse être déçue par son existence, et celle qui suivait qu’elle puisse vouloir se reporter sur une autre pour faire mieux. Elle avait été absente de longs mois, il est vrai…
Mais ce n’était pas ma faute, Mère.
Méritait-elle d’être ainsi remplacée, quand elle n’avait rien pu faire pour revenir chez elle ? Peut-être qu’elle était venue juste un peu trop tard. Peut-être que si elle avait couru chez elle à l’instant d’après la chute du Dôme, alors peut-être, peut-être…

Peut-être que Vermine ne serait pas là à lui demander gaiement ce qu’elles allaient faire, comme s’il existait la moindre possibilité qu’elle veuille partager quelque chose avec elle.
Elle n’entendit pas ce que la gamine maugréa, mais elle la vit changer de direction. Vouloir s’éloigner d’elle, pour regagner le cœur de l’Île, peut-être même pour essayer de croiser le regard protecteur de la maîtresse des lieux.
Il n’en était pas question.
D’un bond souple la louve se propulsa hors de son promontoire pour atterrir devant la petite enfant, franchissant la distance qui les séparait en un instant et lui barrant la route.

— Attends ! J’avais une autre idée, à vrai dire.

Elle fit mine de réfléchir un petit instant pour se remémorer les détails, portant une patte à son menton en plissant les yeux d’un air songeur.

— Savais-tu que nous avions une autre sœur, autrefois ?

Reposant patte au sol et se positionnant de sorte à avoir Vermine sous le dôme de son poitrail et de ses pattes avant, elle poursuivit d’une voix mielleuse sur le ton d’un conte pour enfant.

— Elle était belle, très belle. Mais elle était aussi aventureuse, et un peu imprudente. L’Île est dangereuse pour les enfants sans surveillance.

La posture de la louve était presque détendue tandis que flottaient les derniers mots. Au fond de son regard d’argent miroitait l’image de souvenirs flous et qui lui semblaient désormais si lointains – le visage d’Akira commençait à s’effacer, lentement. Elle était un fantôme d’un passé qui fuyait toujours plus loin.

Et sans crier gare, Mildred fondit sur Vénuve pour l’attraper sans délicatesse par l’encolure, se fichant bien que ses crocs puissent pincer et érafler sa peau et sa fourrure si délicate. Quelques bonds fluides suffirent à l’emmener sur les rochers qui bordaient leur Île, surplombant une mer sombre venant en lécher la base en contrebas. Chaque vague qui s’abattait sous ses pattes lui paraissait être la langue avide d’un gigantesque monstre aux têtes multiples, jamais rassasié, toujours à la recherche d’une masse à engloutir. Le monstre ne s’était pas gêné pour prendre la vie de leur sœur, brisant quelque chose dans leur famille si jeune.
Et maintenant un imposteur était venu sur l’Île, essayant sournoisement de se glisser dans le trou laissé par la mort d’Akira, se tortillant pour la substituer aux yeux de leur Mère comme le parasite qu’elle était.
Cette enfant-ci, les vagues pouvaient bien la prendre.

— Ne disais-tu pas vouloir rejoindre notre famille ? Veux-tu rejoindre Akira, notre sœur ?

Sa voix devenue glaciale s’échappa hors de ses crocs serrés pour atteindre les oreilles si proches de l’enfant.
Perchée au bord du précipice, dominant la mer qui s’agitait devant cette offrande, Mildred tendit l’encolure vers l’avant, laissant le petit corps noir et blond suspendu au-dessus de l’immensité bleu sombre.

Elle n’avait qu’à ouvrir la gueule, de quelques centimètres. Laisser filer les poils soyeux.


Et personne n’entendrait jamais plus parler de Vénuve la Vermine.

Mildred attendait, jubilant presque ; que la petite louve se débatte.
Que son corps se tortille, qu’il danse de toutes ses forces, qu’il montre qu’il voulait vivre avec les flammes du désespoir. Que l’instinct de survie s’éveille, et lui offre ce spectacle !
Mais elle refusait, la Vermine.
Au lieu de cela, elle levait vers elle ses grands yeux bleu, et osait afficher encore un de ces sourires horribles qu’elle voulait faire disparaître.
Elle osait la défier, de ces deux mots lâchés à son égard, comme si elle se fichait de son sort.

Le sentiment qui gonfla dans la poitrine de la louve se fit mélange de colère capricieuse –parce qu’elle ne réagissait pas comme elle l’aurait souhaité, la garce – et de surprise ravie, comme si elle avait soudain accompli un grand désir, résolu une énigme réputée insolvable.
Alors elle ne se battrait même pas, hein ? Elle ne crierait pas pour sa chère maman ? Elle accepterait de disparaître, comme ça ?
…
C’était inespéré, tellement c’était improbable. C’en était déstabilisant.
Et en réponse Mildred enrageait encore un peu plus, bouillonnait de cette hargne jamais satisfaite. La gamine l’en croyait pas capable, c’est ça ?
Ses mâchoires frémirent, prêtes à s’ouvrir, à laisser l’enfant tomber vers le destin qu’elle acceptait.

Et en même temps, ça l’enrageait tellement de lui donner satisfaction. De lui obéir, de s’accorder sur ce qu’elle l’autorisait à faire.
Mildred n’avait pas envie que la Vermine lui dise si elle avait la permission ou non de la lâcher.
Relevant bien haut l’encolure, la rousse la laissa flotter supplémentaires au-dessus de la mer affamée… Avant d’ouvrir la mâchoire d’un demi-centimètre, suffisant pour sentir le poids de la gamine s’échapper.

Pour aussitôt la rattraper plusieurs dizaines de centimètres plus bas dans sa chute, la saisissant par les cheveux. D’un bond en arrière Mildred les éloigna du bord tranchant des falaises et libéra le rejeton en la balançant un peu plus loin, crocs dévoilés.
La rage pulsait, intenable ; déformant ses traits, agitant sa queue de mouvements secs et désordonnés.

— Non, ce serait trop simple. Trop simple, comme mort.

Trop simple, de la tuer quand elle n’était encore qu’une misérable gamine.
Mildred se savait être bien de piètres choses, mais elle n’était pas encore lâche. Anianka avait décidé de la prendre sous son aile, de faire d’elle une nouvelle note sur la symphonie familiale ? Très bien. Elle serait toujours laide, dissonante et malvenue.
Mais elle finirait par grandir – ou bien mourir en essayant de suivre la cadence, auquel cas elle n’était tout simplement pas faite pour exister. Et là, seulement là, quand elle pourrait se défendre, Mildred pourrait s’en débarrasser sans profiter de sa faiblesse physique. Ce n’était pas de la pitié, ni de possibles remords. C’était une bribe d’honneur restant qui flottait et s’était accrochée dans les branches.
Et continuer de bousculer sa vie, de ne jamais lui offrir tranquillité serait bien meilleure torture que de la gâcher dans l’eau, quand bien même quiétude serait revenue sur l’Île.

Au fond, peut-être avait-elle un peu peur aussi qu’Anianka s’y soit trop attachée.
Peut-être avait-elle un peu peur de voir s’éteindre une autre lumière dans les yeux ambrés qu’elle voulait désespérément voir illuminés.