Grandes-Ailes - Joy

Il était temps d'arrêter.
Elle avait chassé de longues heures, remplissant là une partie de son rôle d'Épée en même temps que le garde manger Etelkrus. Ici s'achèverait donc sa journée de dure labeur : Elle ne devait pas pousser, ne pas se noyer dans ce travail obsessionnel, qui la poussait à continuer jusqu'à l'épuisement, au risque d'inquiéter ses proches. Au risque d'inquiéter Pepper.
Elle n'en était, de toutes manières, plus à ce stade, Holly. Elle continuait à avancer, gagnant en sérénité au fil des jours.

Il était temps de prendre ce fameux moment pour elle, celui où elle s'isolait pour réfléchir.
Fatiguée par le travail, elle ne se sentait pas le courage de se rendre sur les terres libres ou désolées pour trouver la tranquillité. Ses pattes l'avaient donc menée ici, aux falaises littorales, lieu ou elle pourrait trouver l'apaisement de la présence de sa Déesse bien aimée, Dairo.
Finalement, cet endroit serait parfait. Il ne lui restait plus qu'à gagner l'une des petites plages -sans tomber-, cette fois, et elle pourrait s'y poser.

Alors Holly amorça la descente, se concentrant sur ce qu'elle faisait, tâtonnant de ses pattes afin de trouver des prises solides dans la roche des falaises. Elle songea à Anita ainsi qu'à son collègue Narcisse. A Désastren aussi. A coup sûr, eux, si agiles, seraient déjà sur la plage depuis un moment. Quant à Alex... Elle n'aurait eu qu'à planer, pour descendre. Quelle chance, d'avoir des ailes.
Une chance qu'elle n'avait pas. Une agilité qu'elle n'avait pas non plus. Tant pis, la femelle devrait faire autrement, et peut-être s'entraîner pour gagner en dextérité et en souplesse.

A force de petits pas, elle parvint à l'atteindre, la plage. Un sourire sur les lèvres, elle inspira l'air marin.
Là, maintenant, elle avait tout le temps pour réfléchir à sa situation, faire son bilan quotidien. Où en était-elle, aujourd'hui ? Quelles étaient ses petites victoires du moment ?

Elle avait pu aider Tawana. Ou du moins, l'orienter vers quelque chose qui lui semblait acceptable. Ça, c'était ce dont elle était le plus heureuse : A défaut de bien savoir régler ses propres problèmes, ses propres angoisses, avec objectivité, elle pouvait se montrer bienveillante envers les autres.
Utile, aussi, peut-être. C'était important. Elle avait besoin d'apporter quelque chose aux siens, Holly. Du réconfort, un sourire, une présence, une couverture lors d'une nuit un peu froide...

Autre chose ? Elle apprenait à accepter le départ, temporaire, d'Alexandrine. Petit à petit, elle prenait toute confiance en son amie. Il ne lui arriverait rien, elle reviendrait bientôt, saine et sauve et, Holly l'espérait, avec le cœur plus léger. Elle ne devait pas s'en mêler, même si c'était le plus difficile, de rester loin, lorsque Alex comptait tant pour elle.
Par ce que forcément, elle lui manquait toujours. C'était cependant plus sain qu'avant : Elle ne s'y accrochait plus désespérément, ne ressentait plus le besoin obsessionnel de trouver son odeur pour s'assurer de sa bonne santé. Leur dernière rencontre l'avait apaisée. Désormais, elle attendait son retour avec impatience, ne pouvant cependant s'empêcher de penser à elle, souvent.
Mais qui ne rêvassait jamais de l'être aimé ?

Elle rougit un peu, à cette pensée.
Finalement, ce sujet là restait encore flou : Si elle se savait amoureuse de son amie, elle n'avait cependant aucune idée de la réciprocité, ou non, de ses sentiments. Cela non plus, ce n'était pas facile, de rester sur des non dits. Désormais, elle regrettait de s'être enfuie, le jour où ses babines étaient venues toucher celles d'Alex. Sans cette action stupide, peut-être que... Peut-être qu'elle serait fixée, désormais. Ou pas. Elle fronça un peu les sourcils. Dans tous les cas, elle ne pourrait, hélas, pas refaire le passé.
Désormais, il lui fallait donc attendre patiemment le retour de son amie pour lui parler et espérer avoir ses réponses.

Elle repensa aux paroles d'Anette.
Survivras-tu si elle te refuse ?

Oui, elle n'en mourrait pas, forcément.
Mais pour le cœur, celui qui battait si fort lorsque ses pensées se tournaient vers Alex, ce serait douloureux, elle le savait.
Elle ferait alors ce qu'il faut pour, au moins préserver leur amitié. Par ce que malgré ses progrès, ses tentatives de détachement, elle ne se voyait vivre sa vie éloignée d'Alex. Mais ça irait, dans tous les cas : Elle lui faisait confiance, à son amie.
Elle lui faisait confiance.

Holly se surprenait pourtant à rêver, aussi, d'une possibilité plus heureuse. Si tel était le cas, alors, évidemment, elle serait comblée.

Penser au rejet avant l'acceptation, n'était-elle pas un peu pessimiste ? Manquait-elle à ce point de confiance en elle ? Elle se savait mignonne, pourtant, et avait vu l'attirance dans les yeux de certains de ses congénères, dans ceux de Méridor, notamment.
Mais était-elle assez bien pour, ne serait-ce qu'un peu, éveiller l'intérêt d'une louve comme Alex ? Elle était tellement... incroyable, son amie. Si belle, si puissante, si forte de caractère.
Et quand elle, délicate femelle bleue, ployait sous un fardeau invisible, son bouclier, elle, restait forte et la soutenait.

Pourrait-elle l'être, un jour aussi, forte ?
Elle se sentait parfois si sensible, face aux événements récents. Cela l'avait secouée, de perdre un frère, de perdre une mère, d'avoir été traînée dans la boue par l'un de ses congénères devant tout le monde, lors d'un conseil, d'avoir manqué de se faire bouffer par un lion, d'avoir participé à la mise à mort de l'un de ses anciens collègues, violeur, d'être tombée amoureuse de sa meilleure amie, d'avoir à encaisser le départ de cette dernière.
Il s'en était passé, des choses, dans sa vie encore si courte et elle peinait encore à se relever. Ce n'était pas faute d'essayer, pourtant.

Au moins, elle avait pu trouver de l'aide auprès des siens. Le suivi de Désastre l'aidait à mieux dormir et, bon sang, elle avait vu à quel point le sommeil était quelque chose d'important, pour se reconstruire. Les cernes sous ses yeux se faisaient de moins en moins visibles et elle se sentait plus énergique.
Il était aussi appréciable de ne plus ressentir les palpitations folles de son cœur, celles dues à l'anxiété, qui, parfois, lui donnaient l'impression de crever.

Puis il y avait ces autres petites choses, ces autres pattes tendues. Le rire cristallin d'Anita et son optimisme débordant. La douceur et le bon sens d'Anette, lorsque celle ci ne la menaçait pas quand elle découvrait ses sentiments pour sa fille. Les paroles censées de Tawana et l'aide qu'elle pouvait, elle-même, lui apporter en retour.
Ça, ça faisait du bien, ça mettait un peu de baume au cœur.

Il ne fallait non plus négliger ces fameux moments en solitaire. Celui qu'elle prenait actuellement. Il était agréable de pouvoir se ressourcer loin des autres, de pouvoir prendre ses pensées pour y mettre de l'ordre. De profiter de la beauté d'un paysage, parfois inconnu, lorsqu'elle trouvait le courage de quitter les terres Etelkrus, sur laquel elle pouvait poser son regard bleu.

Doucement, elle apprenait à apprécier les choses simples.

Comme ce bébé mouette, par exemple, encore tout duveteux et qui piaillait sur la plage. La louve bleue eut un sourire amusé. C'était... Trop mignon ! Elle se coucha dans le sable et prit garde à ne faire aucun bruit pour ne pas effrayer le petit animal.
Curieuse, elle leva les yeux au ciel à la recherche d'un adulte. Car il était évident qu'un oisillon si jeune ne pouvait survivre seul. Mais parmi les nuages, il n'y avait pas grand chose. Ou alors, les mouettes présentes se moquaient bien de celle de la plage.

Puis il y avait cette énorme buse, qui tournoyait dans ce même ciel. Cette buse qui fit froncer les sourcils de la jeune louve. Il suffisait qu'elle descende en piqué et c'en était terminé du bébé mouette.
Son regard retomba sur la petite bête, bruyante et insouciante. Elle ne la laisserait pas mourir. Elle la protégerait.

Elle la protégerait comme elle protégerait les siens.

Alors, se redressant, menaçante, elle se plaça au dessus de l'oisillon. Sa gueule s'ouvrit et elle gronda. Ses yeux, eux, ne lâchaient pas le prédateur.
Puis elle prit la mouette contre elle, la laissant se blottir dans son pelage clair. L'animal semblait serein, comme si il sentait qu'elle ne lui voulait aucun mal. Il piailla doucement, la faisant sourire, encore. Jamais elle n'avait vu de petite créature aussi mignonne.

- Tu seras Grandes-Ailes. Tu es encore petit, mais un jour, tu seras grand, fort et tu voleras haut dans le ciel. Je te le promet.

Son museau vint délicatement toucher la tête, si douce, du dénommé.
A partir d'aujourd'hui, il représenterait une raison supplémentaire de se relever, Grandes-Ailes. Plus que le protéger, elle veillerait sur lui et ferait en sorte, comme elle le lui avait promis, de faire de lui une mouette adulte qui n'aurait rien à envier à ses congénères. Ensuite, si un jour il le désirait, elle le laisserait retrouver sa liberté.
Par ce que, jamais plus, elle ne devrait dépendre d'un seul être.
Jamais plus.

Joy ; 7 ans
F  A E I

C'était une nouvelle mode que de récupérer des ptites bêtes mangeables comme animaux de compagnie ? Joy se posait sincèrement la question en voyant Holly étreindre l'oisillon mouette. Après Harmakhis et son rongeur, voilà qu'une seconde disciple de la Renarde se voyait vouloir protéger un repas... Cette nouvelle génération était vraiment... Pleine de surprise. Allongée comme une baleine échouée à l'entrée d'une petite grotte aux pattes des falaises, la disciple du Grizzli avait espéré trouver ici un peu de calme et de repos. Entre les missions qu'elle enchaînait avec bien trop d'aisance par rapport à son état, ses entraînements quotidiens qu'elle n'avait pas mis en pause lorsqu'elle avait encore du temps et de l'énergie dans la journée -et ça de l'énergie elle en avait tout le temps, elle était inépuisable comme si elle était au top de sa forme habituelle !-, elle n'avait plus trop de temps en solitaires pour arrêter de réfléchir et s’inquiéter. Si physiquement elle n'avait jamais été aussi bien, moralement, elle commençait à être vraiment fatiguée. Prendre soin de Tawana, veiller sur les jeunes adultes, organiser les patrouilles, être au courant de tout pour savoir réagir au besoin, s’inquiéter de tout le monde tout le temps, elle n'avait plus un espace tranquille dans son encéphale pour se poser des questions bien plus personnelles.

Femelles ? Mâles ? Quels pelages ? Quelles couleurs ? Quels caractère ? Tiendraient-ils plus de Kalaschnikov ? D'elle ? Et comment parviendraient-ils à s'organiser pour les éduquer à deux sans avoir à vivre sous le même toit ? Parce que bon, elle tenait à son intimité, et de toute façon, elle était très bien avec sa colocataire et les deux petites crapules qui gazouillaient dans sa tanière. Avec Thalion ça avait été facile, parce qu'elle avait tout gérer, lui laissant les moments cools. Parce qu'elle s'était faite un devoir d'élever Léo et Meshret pour devenir de parfaits Etelkrus. Là... Elle les savait protéger par le Seigneur Rouge en personne et n'avait à s'inquiéter de rien pour eux, elle le sentait. Et puis, étant pour cette fois déjà mère, elle ne tombait pas dans l'inconnu, et ça aussi, c'était rassurant. Finalement, après de longs instants à fixer l'horizon de ses prunelles de miel ou regarder le plafond de son petit abri de fortune à l'odeur de sel et de renfermé, Joy se releva et décida d'aller saluer son équipière Conseillère. Holly était quelqu'un de très compétent, quoi que jeune. C'était une bonne chose. Les Alphas avait eu la truffe creuse en la choisissant. Enfin... Peut-être pas tant que ça si elle commençait à jouer les maman oiseau. D'un pas lourd mais stable -l'habitude maintenant-, la beige rejoignit l'avant de la plage.

« Eh bien, belle trouvaille Hollyock. »

Un peu d'ironie, un grand sourire. franche camaraderie. Après tout chacun ses passions hein.

La femelle bleue redressa la tête en percevant une odeur qui lui était familière. Cela ne faisait aucun doute, il s'agissait bien là de sa collègue conseillère, Joy. Holly se redressa pour saluer l'autre femelle lorsqu'elle l'aperçu, après avoir laissé Grandes-Ailes, qui visiblement ne souhaitait pas la quitter tout de suite, grimper sur son épaule.
A la raillerie de son aînée, elle eut un petit sourire amusé.

- On s'occupe comme on peut !

On s'entoure comme on peut.
Elle n'avait pas la chance d'avoir une famille contre qui s'endormir le soir, ni d'enfants -Chose pour laquelle elle avait le temps, de toutes manières-. Alors, trouver ce bébé mouette sur la plage... Oui, cela l'enchantait. Avec de la chance, il viendrait la libérer, ne serait-ce qu'un peu, de cette solitude dont elle souffrait secrètement.
Holly remua doucement la queue et pencha la tête sur le côté.

- Toutes mes félicitations pour cette nouvelle portée. C'est pour bientôt ?

Son regard de glace se mit à pétiller.
Elle avait hâte, il fallait bien l'avouer, de voir les bouilles de ces petits bouts de chou. Peut-être aurait-elle l'occasion de jouer avec eux, lorsqu'ils seront nés et un peu plus grands que de petits lardons ?