come back home .jo&ju

Il avait trop attendu.

Il avait trop attendu et ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il avait été lâche, stupide, infiniment crétin, comme il ne l'avait jamais été. Il s'était empêtré dans le doute et ne s'était jamais défait du bourbier dans lequel ses tergiversations l'avaient plongé. En tout cas, s'il en était sorti, c'était maintenant trop tard.
Cette certitude s'était imposée à lui lorsqu'il l'avait vue venir, étonnamment affaiblie — était-elle si maigre avant ? –, toujours debout, mais c'était à se demander comment.
Lorsqu'il avait senti son odeur, bien avant de la voir apparaître, son premier réflexe avait été d'espérer. Espérer, il ne savait pas trop quoi, mais il n'y avait aucun doute : ce mouvement qui avait alors semblé le soulever de l'intérieur, couplé à ces discrets papillonnements dans le creux de ses entrailles — était-ce cela, la satisfaction de voir débarquer un visage ami, le soulagement de savoir qu'elle était toujours là, non loin, visage doux et sourire sincère vers lequel il lui aurait toujours été possible de courir s'abriter, pour peu que le poids des évènements qui se déchainaient autour de lui soit finalement trop lourd à porter pour ses épaules seules ? –, c'était bien de l'espoir. Espoir qui s'était rapidement mué en quelque chose de bien plus triste, les papillons dans son ventre bien vite remplacés par un énorme bloc de glace lorsque finalement elle était apparue. Joaquín ne pouvait se targuer d'être un génie, mais il était intuitif. Et là, son instinct lui avait fait présager le pire.
Sans trop s'étaler sur les détails, elle lui avait donné rendez-vous. Et s'il s'était efforcé du mieux qu'il pouvait de paraître au meilleur de lui-même — c'est à dire ni maussade, ni grincheux, ni froid mais juste avenant comme il l'était toujours avec elle et en aucun cas absolument terrifié et en proie à la pire des sueurs froides de toute son existence –, il lui avait été bien difficile de donner le change à ses paroles. Il avait beau la fixer il ne la voyait pas, il avait l'impression qu'elle était bien loin, et seul l'écho étouffé de ses paroles lui parvenait difficilement au travers du bruit blanc qui assaillait ses tympans.
Les Côtes de Nacre.
Demain.
Il avait su. Il ne savait pas comment mais il l'avait su, putain. Il l'avait su et il n'avait rien fait. Pas même capable de la rattraper lorsqu'elle était repartie, petite chose fragile et misérable seule face à un monde qui ne la méritait pas ; il était resté planté là comme un connard mis face à sa propre couardise et il n'avait, une fois de plus-
Rien fait.
Strictement rien.

Il s'était couché étrangement tôt, ce soir là. Pas le coeur à faire quoi que ce soit. Pas capable, de toute façon. Son esprit était bloqué sur la promesse d'un nouvel échec à garder ce qu'il aimait près de lui. Elle n'avait pas eu besoin de lui dire.
Il avait trop attendu.

Il avait failli aller la voir, il y avait de ça quelques semaines — à moins que ça n'ait été des mois ? Aller la voir pour lui proposer de venir vivre avec lui, lui qui s'était démené à trouver cette caverne suffisamment spacieuse pour accueillir tout un gang et suffisamment bien protégée pour lui offrir, à elle... eh bien ce qu'un mec comme lui pouvait lui offrir de mieux, à elle. Ce n'était pas glamour, ce n'était pas grand chose, mais c'était tout ce qu'il avait et aurait jamais.
Il avait vraiment failli.
Et puis au dernier moment il s'était détourné, avait pensé non, demain, plutôt, et demain il n'avait pas pu, avait trouvé un autre prétexte, il ne faisait pas très beau cette semaine, autant ne pas aller la déloger, elle était si fragile, et la semaine d'après ça n'allait pas non plus, et l'autre, ah non, il ne pouvait pas, et petit à petit les semaines s'étaient muées en des mois et au final, il était là
comme un connard
roulé en boule dans sa tanière bien trop grande et bien trop vide, avec pour seule compagnie son oiseau et le spectre oppressant de son incapacité à accomplir quoi que ce soit qui ait impliqué autre chose que la-
destruction.

Jamais créer, Joaquín. Jamais construire. Ne jamais que détruire. Voler, saccager, égorger, saigner et briser. Jamais rien de bon.
Bon à rien.
Comme tous les crétins de son canyon, comme s'il avait valu mieux qu'eux.
Il méritait de crever seul, tiens. Vivre et crever seul, comme son putain de grand-père. Mieux valait rester loin. Il n'apportait jamais rien qui en vaille la peine. Tout au plus de nouvelles déceptions.


La brise était glaciale sur la plage, il frissonna lorsque les vagues vinrent lui lécher les pattes, et fit automatiquement un écart, prenant ses distances, le regard fixé sur l'horizon, guettant la petite silhouette couleur crème, espérant ne pas la voir — espérant ne surtout pas la voir. Loin des yeux mais toujours présente quelque part non loin, c'était une forme de déni qu'il désirait plus que tout.
Il avait eu beau se coucher tôt, il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. Le vent qui s'engouffrait par l'entrée de sa grotte et sifflait en s'en extirpant par la petite cavité qui lui servait de sortie annexe lui avait paru assourdissant, bien loin de la berceuse qu'il appréciait d'ordinaire. Il avait fait froid.
Pourquoi faisait-il si froid depuis quelques temps, jusque dans son canyon, d'ailleurs ?
Il avait froid, là. Ca semblait venir de l'intérieur.
Ca s'accentua quand enfin il la vit.

Il avala la distance qui le séparait d'elle dans la torpeur la plus totale et se figea lorsqu'elle effleura sa joue du bout du museau, ses yeux fixés sur son visage, oui, définitivement, elle avait maigri, n'avait pas l'air du tout en forme, pourquoi n'en avait-il rien su ?

Lorsqu'elle lui annonça qu'elle comptait s'en aller, il découvrit que son coeur était capable de se serrer encore plus que ce n'était déjà le cas, et ce constat n'eut rien de bien réjouissant.
Allons, Joaquín, tu le savais déjà, non ?
Non.
Ce n'était peut-être qu'un mauvais pressentiment.
Non.
Bien sûr qu'il le savait déjà. Ce n'était pas comme si quoi que ce soit de bien avait pu lui arriver de manière durable. Ce n'était pas comme s'il pouvait entretenir ce genre de chose. Il était inconstant, après tout.

Elle lui proposa malgré tout de passer la voir s'il le désirait, suggestion bien tentante qui eut le mérite de lui mettre un peu de baume au coeur, pendant exactement trois secondes. Le bloc de glace désormais iceberg qui figeait tout ce qui était à l'intérieur de lui reprit vaillamment sa place après ça, et il finit par réussir à entrouvrir la gueule, ne parvenant qu'à émettre un souffle froid et tremblant, quelque chose de frêle et de ridicule, un petit nuage de buée qui alla se perdre sur fond de ciel laiteux.
Après un moment qui lui parut bien trop long, il finit par articuler, péniblement :

— Reste... ?

Et voilà Joaquín, le fier guerrier tout droit débarqué du pays du Soleil, avec ses cicatrices et son impressionnant tableau de chasse, qui se retrouvait à quémander misérablement. Une part de lui avait presque envie de se jeter à genoux, ou au moins de lui parler de la grotte, qu'il avait trouvée, finalement, qui était assez grande pour eux et même pour d'autres s'il le fallait, quels qu'ils soient, tout ce qu'elle voulait, il pourrait la protéger, il en était sûr, il pourrait, cette fois, faire quelque chose de bien, mais pour cela il fallait qu'elle reste, pourquoi voulait-elle partir ? Pourquoi ne pas rester, un peu ? Le canyon était chaud. Moins chaud que d'ordinaire, mais bien plus chaud qu'ici. Il lui apporterait à manger et irait même jusqu'à dégoter des herbes médicinales s'il le fallait. Ca irait. Elle irait bien. Et puis voilà, non ?

Au lieu de ça, il se contenta d'ajouter, d'une voix encore plus faible :

— Avec moi. Tu peux.

Triste plaidoyer d'un grand combattant qui, pour la première fois de sa vie, entrait dans un combat avec l'absolue certitude qu'il était perdu d'avance.

Cela n’avait pas été qu’un cauchemar.

Il ne s’en était pas rendu compte dès le début.
Quand il avait émergé avec la sensation d’un crâne au bord de l’implosion, vrillé de lames et d’épieux déterminés à le faire éclater. Quand seules bouillonnaient dans son corps des émotions qui n’étaient même pas siennes, qui se contentaient de lui retourner les entrailles.
Ces entrailles enflammées de ce lien entortillé qui le mordait aussi sûrement qu’un serpent sur lequel il se serait couché.
C’était le lien du Monde Rouge, celui qui s’agitait à la présence d’un de ceux qui y avaient été, celui qui parfois aussi remuait lorsque derrière ses paupières closes revenaient des images de ce lieu, que ce fusse pour quelques secondes ou quelques heures d’un sommeil sans repos.

Et ce jour-ci il n’était plus réduit à un banal fourmillement.
C’était une bête déchainée qui lui ravageait le ventre de ses griffes.

Et quand il s’était levé, en sueur, émergeant de sa tanière d’un corps qui brûlait de fièvre malgré l’air froid d’un hiver mordant, son regard était tombé sur son reflet sur une petite mare.
La surface était gelée et pleine d’imperfections, d’une glace pratiquement opaque qui faisait un bien piètre miroir.
Pourtant.
Rien de tout cela ne pouvait expliquer ce qu’il voyait.
La difformité de l’image que lui renvoyait la fine pellicule de glace.

Rien, à part les souvenirs harassants qui se pressaient aux quatre coins de son esprit et aboyaient furieusement.
De ce spectre sans silhouette qui tournait, tournait, tournait.

Le maudissait.

Cela n’avait pas été qu’un cauchemar.

Il avait bel et bien été renvoyé dans le Monde Rouge, en témoignait le goût des cendres encore omniprésent dans sa gueule, en témoignait ce reflet qui n’était plus vraiment le sien.

Un monstre.

Juste un de plus sur cette terre.

• • •

L’ire qui l’avait alors envahi s’était muée en un brouillard aussi noir et difforme que l’image du spectre.

Et c’était épuisé qu’il avait fini par fuir ses montagnes, toujours aussi brûlant, toujours aussi maudit, suivant une trajectoire dont il ne connaissait rien.
Les pas s’enchaînaient de manière instinctive et peu lui importait où il atterrirait. Peut-être derrière les frontières des Etelkrus où on l’accueillerait avec rage, et à la leur il répondrait de la sienne.
Peut-être plus loin dans les terres brumeuses, où il verrait Eva et la ferait fuir de son apparence, riant avec amertume de ses belles paroles et de leurs divinités pas même capables d’endiguer le chaos.
Peut-être bien ailleurs, peut-être jusqu’à s’enfoncer sous terre ou se perdre en mer.
Il s’en fichait.

La seule option qui ne lui avait pas traversé la tête en flèche, c’était de tomber sur eux.
Sur lui il aurait pu s’y attendre, grâce à cette faculté qu’ils semblaient posséder à se retrouver dans les situations les plus sombres. Le serpent dans son ventre l’alertait d’habitude, mais il se consumait aujourd’hui d’une énergie déchaînée qui ne répondait plus à son habituelle logique.
Mais elle… Il aurait prié pour que ce soit tout et n’importe qui d’autre, mais pas elle.
Pitié, pas encore elle.

Il ne se rapprocha jamais de la scène.

Il ne les laissa jamais entrevoir ne serait-ce qu’un morceau de son corps noir - pourtant il y avait bien des morceaux rajoutés qui maintenant s’y mêlaient en disharmonie.

Arrêté sur un rocher en hauteur habillé d’une herse de broussailles, suffisamment loin pour ne pas se faire remarquer, suffisamment proche pour distinguer leurs gestes et que le vent lui porte leurs mots échangés, il ne vint jamais briser cette image.
Comment aurait-il pu ?

Justice comprit rapidement que la petite blanche était venue faire ses adieux.
Et l’autre noir solitaire en était affecté.

Sa colère brûlante se mua en lassitude.
Ce n’était qu’une question de temps, avant que cela n’arrive. Il s’en rendait bien compte. Misiek n’avait pas connu mieux ici que dans ces ailleurs qui avaient marqués son corps à vie. A eux deux, de leurs deux maladroites manières et d’un pacte non-dit, ils s’étaient mis en tête de la protéger. De préserver cet éclat lumineux dans leurs lendemains si ternes. Mais la colombe n’en pouvait plus.
La colombe devait s’envoler, et laisser leurs vieilles carcasses de corbeaux derrière.
Il ne tenterait pas de la retenir, pas comme Roakine.
A quoi bon ? Elle avait raison.

N’en était-il pas la preuve vivante ?
Il n’était qu’une ombre harassée par d’autres ombres, un concentré de malheur qui aurait fini par la consumer entièrement, elle aussi. Et que dire de l’autre ?
Que dire de leur macabre duo que les maléfices s’efforçaient à suivre, faisant naître la cacophonie et la dissonance dans leur sillage quand la petite louve n’aspirait qu’à une reposante mélodie ?

Elle n’avait pas besoin d’eux, c’était même tout le contraire.
Elle avait besoin d’être loin de leur aura qui finirait par tout détruire.

Il se dit qu’il avait bien fait, de ne pas s’approcher, de ne pas venir troubler ce mirage.

Elle s’en irait avec une autre image de lui, aussi imparfaite soit-elle - au moins aurait-il encore un visage et pas l’apparence d’un énième monstre.
D’une énième lugubre silhouette qui se pencherait sur elle pour lui faire du mal.

Ils n’avaient rien d’autre à lui apporter que la traînée de violence qui ne voulait pas les lâcher, qui les auréolait d’une ineffable sauvagerie quand bien même lui au moins aurait voulu s’en défaire ; mais ça leur collait à la peau, pire que n’importe quel sang, pire que n’importe quelle poussière.

Alors oui, c’était mieux comme ça…

Et le coeur englouti par les relents de tout ce qu’il y avait de plus néfaste en lui, il se détourna pour retourner s’enfoncer dans ses montagnes, lui et ses contours grotesques, lui et ses pas trainant.
L’autre âme noire ne parviendrait pas à la retenir, il le sentait.

C’était mieux comme ça.