Les premières fissures [Libre]

« Les premières fissures »

Elely
Ft. Mildred & Libre

Le ciel, recouvert d'un épais voile blanchâtre empêchait de lire la position du soleil et c'était difficile de se situer dans la journée. Impatiente de revoir son frère, Elely avait observé les lunes se succéder chaque nuit jusqu'à ce qu'elle soit enfin pleine et elle s'était levée aux premières lueurs du jour pour se préparer.

Elles avaient longtemps parlé à propos des informations recueillies et elles avaient convenu qu'il fallait rester prudent et surtout méfiant, c'est pourquoi Elely était accompagnée de Mildred et les autres n'étaient pas bien loin, prêtes à réagir au premier hurlement. Le paysage dans lequel elles se trouvaient était d'un blanc pure et absolument magnifique à admirer. Le sol quelque peu glissant les obligeaient à utiliser leurs griffes et leur souplesse pour se déplacer mais pour les filles de la prêtresse rose, venir jusqu'au point de rendez-vous fut comme une danse.

C'est un peu long là. Se plaignit Elely en fronçant les sourcils, le regard cherchant autour d'elle.

Des heures s'étaient écoulées et l'impatience naïve s'était transformée en une boule d'angoisse et de nervosité qui lui pesait dans l'estomac un peu plus à chaque minute.
Il viendra, bien sûr qu'il viendra. Pas vrai ?




Première réponse réservée à Dhys please

C’était le soir tant attendu.

Le soir qui devait dévoiler, au moins en partie, la vérité sur ce qu’il se tramait autour de Méridor.

Ces préoccupations avaient embrumé ses pensées bien plus qu’elle ne l’aurait voulu dans le temps qu’il avait fallu patienter avant que ne vienne enfin cette nuit. Elle avait été moins efficace dans ses surveillances et ses recherches d’informations, moins appliquée. Peut-être moins volontaire, aussi, d’avoir perdu sa motivation principale. Malgré les potentiels mensonges des Etelkrus, il semblait au moins plutôt certain que l’un des points était vrai : Méridor ne viendrait pas.
Et Raeghar... Elle avait fini par ne plus s’attendre à voir son imposante silhouette rouge et noire se dessiner sur la glace.

Lui aussi, n’était pas là.

Pour combien d’années supplémentaires, si même il revenait un jour ?

Mildred secoua doucement le museau, reportant son attention sur le long chemin gelé qui se déroulait sous leurs pattes légères, suivant sa soeur jusqu’au point de rendez-vous.
Elle espérait que cette entrevue apporterait suffisamment de réponses pour calmer au moins une partie des vagues qui agitaient son esprit jamais serein, jamais apaisé.
Les deux louves au pelage automnal tranchant sur le tableau blanc finirent par arriver à l’endroit où Elely avait rencontré la présumée Conseillère.
Maintenant débutait l’attente.

Une attente qui s’étirait, s’étirait... S’éternisait.

Mildred arqua l’encolure et émit un grondement sourd en enfouissant un peu plus son museau dans les poils doux de son encolure et le vêtement de fourrure qu’elles s’étaient toutes confectionnées avec plus ou moins d’expertise.
Les frissons et les tremblements la prenaient de plus en plus souvent à mesure que son impatience croissait, et un simple coup d’oeil vers Elely suffisait pour comprendre qu’il en était de même pour elle.
La pression sur ses épaules devait être un poids encore plus lourd, puisque c’était à elle qu’avait été donné l’accord du rendez-vous. Si quelqu’un se faisait rouler, c’était avant tout son honneur à elle qui serait pris pour cible et éraflé.
Mildred n’aurait pas aimé être à sa place.
Néanmoins, manquer de respect à l’un des membres de leur famille, c’était leur manquer de respect à tous.

Quand sa soeur exprima son irritation d’une courte phrase, Mildred se leva.
Elle décrivit d’abord quelques tours sur elle-même, lents et mesurés, portant son regard pâle sur la vaste plaine de neige et de glace dans laquelle elles se trouvaient. Puis elle se mit finalement à marcher, dans un cercle qui avait sa soeur pour centre, et dont le diamètre s’élargissait à chaque tour qu’elle accomplissait.
Les iris d’argent ne lâchaient plus le paysage, s’attardant à chaque point, comme une grille dont on aurait voulu analyser le moindre carré.
A l’affut d’un moindre mouvement, d’une moindre silhouette. Car peut-être que leur venue à deux avait été repérée. Peut-être qu’ils étaient observés de loin, et qu’en ne remplissant pas une part de marché, ils craignaient quelque chose ; une entourloupe.

Pourtant laisser partir Elely seule n’était pas envisageable, la laisser s’enfoncer à la rencontre de possibles ennemis aurait été suicidaire - et il était injuste de lui demander d’être seule quand ils auraient été au moins deux. Car Mildred était persuadée que la pimbêche qui tenait tant à voler leur frère ne l’aurait pas laissé s’aventurer vers sa famille en solitaire.
Et puis, Méridor pouvait-il vraiment les craindre ? Au point de ne pas vouloir les approcher ?

Elles, ses propres soeurs ?

La louve passa de longues minutes à ainsi sonder les environs, à guetter un signe. Peut-être la lueur d’un glowstick autre que le rose de Moiro qui brillait sur sa soeur.
Mais à part les étoiles éparpillées dans la nuit bleue, aucune autre lueur ne venait à leur rencontre.

Mildred finit par revenir près de sa soeur, échine courbée dans une posture presque prédatrice.

— Que fait-on... Si personne ne se montre ?

Sa voix était étonnamment calme, presque résolue.
Dans son coeur et dans son corps, il n’y avait qu’un grand froid, comme celui qui mordait leurs pelages.
Pour cette nuit, colère brûlante qui trop souvent la prenait s’était éteinte.

Elle s’était retenue de ne pas dire ils ne viendront pas.

Elle n’était pas prête à tout de suite laisser tomber le souvenir de son frère dans la glace pour se laisser envahir par l’envie de vengeance.
L’espoir devait subsister, rien que quelques minutes de plus.

Elely

Droite comme un pic, ce n'étaient non plus les muscles et la force qui la maintenaient dans cette posture intransigeante mais les nerfs. Elle sentait sa nuque se raidir et l'agitation de sa sœur autour d'elle comme un prédateur en cage n'arrangeait aucunement la pression qui montait en elle. La pointe de sa queue frétilla comme celle d'un chat énervé sur la glace fraîche et la frustration évolua doucement en colère, faisant briller un peu plus à chaque seconde les quelques plumes roses sur sa cape. Plus le temps passait et plus la réponse à cette foutue mascarade paraissait évidente dans l'esprit d'Elely.

A la question de sa sœur, ses griffes crissèrent sur la glace et elle serra les crocs, le regard assassin.

Quelle sale garce..

La voix était retenue, calme et pourtant débordante d'une rage dévastatrice.

Cette Conseillère..... Je suis sûre qu'elle me mène en bateau depuis LE DEBUT !

La fin de sa phrase se mua en un grognement furieux, gueule ouverte et babines retroussées. Sans même s'en rendre compte elle s'était levée d'un coup et deux de ses plumes s'étaient logées dans la glace.

Je vais lui faire payer son insolence. Je vais la démembrer lentement et la noyer dans son propre sang putride.

Méridor ne nous aurait jamais fait ça ! S'emporta-t-elle, libérant toute la pression cumulée dans une voix frénétique.

Ils doivent le retenir prisonnier ! Peut-être même qu'ils lui font du mal..

Ses yeux humides s'écarquillèrent doucement lorsqu'elle souffla sa dernière hypothèse et son visage revira aussitôt à la folie meurtrière. Les pattes tremblantes, elle se mura dans un silence qui cachait en réalité une longue hésitation.

Retourner auprès de mère comme elle l'a ordonné.. ou aller chercher des réponses soi-même ? Elle qui était si contente d'avoir pu être utile avec cette initiative, voilà qu'elle revenait au point de départ. Quelle honte, quel déshonneur.. Non.. Non. Je ne pourrai pas me montrer à mère avec une telle humiliation.

Sans surprise, sa soeur ne fut pas longue à laisser s’exprimer la rage contenue que Mildred avait senti bouillir en elle.
Elle resta immobile tandis que son sang devenue furie éclatait de sa fureur tout comme elle éclatait la glace de ses plumes tranchantes illuminées du rose de la Déesse, vociférant contre l’ennemi, contre les Etelkrus, contre cette prétendue Conseillère tout particulièrement.

Puis elle dériva vers Méridor, et une des oreilles de Mildred finit par tiquer, pivotant vers Elely qui finit par retomber dans un silence qui n’avait rien d’apaisé.
En cela, elles étaient si semblables.
Des mèches qui s’allumaient à partir d’une simple étincelle dans un crépitement furieux, mais se consumaient si vite pour retomber en une nuée de cendres balayées par les vents.

— Non, Elely.

Non, Méridor n’est pas retenu contre son gré. Du moins pas directement.
S’il avait été ensorcelé par la garce prénommée Holly, s’il croyait vraiment à ce qu’il lui avait racontée, alors c’était son choix malgré tout de rester parmi eux. Eux... Plutôt que elles. Ce clan élitiste plutôt que sa famille de sang.
De là à savoir s’ils lui faisaient du mal... Peut-être pas physiquement. Mais moralement ?

Eh bien, il n’avait pas été en fier état, quand elle l’avait vu.

... Mais l’étaient-elles, elle-même comme ses soeurs ? Etaient-elles en bien meilleure santé, étaient-elles les exemples d’une vie épanouie ?

Mildred chassa rapidement ces pensées.

— Je sais ce que tu penses, mais Mère a raison. On ne peut pas débarquer chez eux sur un coup de tête, sans se préparer.

Elely pensait peut-être, dans son image fantasmée de ce qui demeurait de leur famille, qu’elles étaient capables de tenir tête aux Etelkrus.
Mais la réalité était toute autre - ne s’en était-elle pas rendue compte le jour où ils s’étaient présentés à leurs frontières ? Ils étaient venus nombreux pourtant, plus nombreux qu’ls ne le seraient jamais désormais ; et en face pourtant il n’avait fallu que quelques minutes pour amasser un nombre égal d’adversaires.
Cavaler jusqu’à leurs terres et y pénétrer en montrant les crocs ne résulterait qu’en leur capture immédiate et sans appel - et en une humiliation de plus pour venir tâcher leur sang.

Non, il fallait se montrer dignes de Moiro.
User d’autres atouts.

Elle se rapprocha de sa soeur à pas lents, venant planter son regard dans le sien.

— Je suis sûre qu’il reste là-bas par choix, mais on doit encore pouvoir le ramener à la raison. Que pensera-t-il de sa bien-aîmée Holly quand il apprendra qu’elle nous a ouvertement menti pour l’empêcher de nous revoir ?

L’éventualité que quelqu’un de leur famille ait pu le blesser, déjà rencontrée par un solide mur d’incrédulité au début, s’était lentement évacuée de ses pensées pour qu’il n’en subsiste plus que l’évidence selon elle : un mensonge, une vicieuse manigance.
Méridor ne s’était pas montré ce soir pour confirmer ou infirmer ? Soit, il les laissait donc tirer leurs propres conclusions.

Sachant que sa soeur ne se contenterait pas d’un simple refus devant son besoin d’agir, Mildred ajouta ses éléments, sur un ton plus froid.

— J’ai gardé certains contacts de mon séjour chez eux. Peut-être de quoi pouvoir s’infiltrer chez eux inaperçues.

La louve ne précisa pas sa pensée, mais déjà dans son esprit se formait le souvenir d’un loup noir crêté de blanc, dressé dans la pénombre du temple de Dairo - et dont le regard luisait pour elle d’une émotion qu’elle n’avait jamais perçue ailleurs.

Elely

« Ce n'est pas la douleur qui nous nuis, mais les choses que nous faisons pour éviter la douleur. »

S'accrocher à un espoir, un mensonge plutôt que d'envisager une autre vérité, c'est la simplicité que s'est infligée Elely pour rendre la douleur plus supportable dans sa poitrine. Malgré le doute, la peur la contraignait à garder cette même idée bien encrée et rien ni personne ne pourrait la convaincre du contraire. Elle était tant habituée à enfouir ses émotions pour ne rien laisser paraître que lorsque ceux-si explosaient, ils étaient totalement déroutés et hors de son contrôle, la faisant basculer dans un état proche de la folie. La peur, la tristesse, le manque, l'amour.. Des faiblesses, des émotions qu'elle n'avait jamais appris à contrôler, à comprendre ou à exprimer et qui de ce fait, ressortaient en une agressivité démesurée. Et toute cette agressivité n'était bonne qu'à être déchaînée sur son ennemi : les Etelkrus.

Ces racistes n'ont toujours fait que d'insulter sa famille et alors qu'ils essaient de la diviser elle devrait rester passive ? Non.

A la suite des paroles de Mildred, elle gronda entre ses mâchoires serrées, le poil hérissé.

Par choix ?! Répéta-t-elle avec animosité, tournant son regard enflammé sur elle par dessus son épaule.

Elle se retourna entièrement et s'avança doucement vers sa sœur tout en crachant d'une voix plus calme, mais tout aussi dangereuse :

Es-tu entrain d'insinuer que Méridor nous aurait tourné le dos volontairement ? Tout ça pour cette catin de conseillère ?

Non, jamais il ne nous aurait trahi. Si il n'est pas venu, c'est parce qu'ils le retiennent d'une manière ou d'une autre.

Elle baissa le regard pour laisser refléter la glace du sol dans le bleu de ses yeux, l'expression bouleversée. Le doute l'assaillait mais elle refusait d'y croire, la douleur serait beaucoup trop difficile à affronter. Bien plus difficile qu'une troupe d'Etelkrus.

Tu as un plan en tête ?

Un plan d'action où elle pourrait enfin agir, voilà tout ce qu'elle attendait.

Comme elle s’y était attendue, sa soeur n’avait pas l’air d’adhérer à la notion d’attente - tout comme elle ne parvenait pas à avaler l’idée que leur frère ait pu volontairement choisir de les abandonner.
Mildred resta droite face à la figure menaçante d’Elely qui l’approchait, sachant que sa colère était avant tout dirigée contre la situation.
Quand elle prit la parole, il y avait néanmoins dans sa voix une légère inflexion provocatrice, de ce timbre de voix que prenaient ceux qui en savaient plus que vous et voulaient vous le faire comprendre.

— Quand l’as-tu revu pour la dernière fois, Elely ? Que t’a-t-il dit, de son choix d’aller vivre avec eux ?

La louve marqua une pause mais ne désirait pas attendre de réponse pour autant - aussi reprit-elle avant d’avoir pu laisser une chance à Elely de s’exprimer sur ce point.
Sa soeur avait cessé d’avancer et baissait désormais le regard, mais Mildred s’approcha encore d’un pas.

— A moi, il a confié d’être amoureux, Lely. Il a avoué ne pas être heureux dans leur clan qui juge et méprise, mais d’y rester quand même pour cette satanée de Conseillère.

Leurs museaux se touchaient presque désormais, tous deux frémissant de leur frustration à chacune. Ses paroles étaient froides, elle défiait presque sa soeur de la contredire maintenant qu’elle avait révélé quels furent les mots exacts de Méridor.
Face à leur mère elle n’avait pas osé avouer des véritables motifs de leur frère, sans qu’elle ne sache bien pourquoi.
Peut-être avec l’espoir de le sauver un peu aux yeux de leur famille, aux yeux d’Anianka. Pour qu’elle ne soit pas complètement déçue par ce fils qu’elles étaient pourtant parties rejoindre.
Quelle émotion aurait alors pu la submerger, fusse-t-elle amenée à apprendre qu’il s’était entiché d’une des leurs ?
Dire qu’à elle aussi, au début, il avait menti. Il avait louvoyé jusqu’à elle, des mots innocents au bout des lèvres quand dans son esprit naissait déjà sûrement cette trahison, réclamant informations sur la vie chez les Etelkrus pour pouvoir mieux y filer retrouver sa douce.

Le souvenir laissait encore dans sa gueule un goût amer.

— Des pistes davantage qu’un plan.

Elle observa sa soeur d’un regard quelque peu adouci, l’argent de ses iris brillant d’une lueur moins froide et acérée.

— Il y a un loup de chez eux, un peu étrange et visiblement pas très concerné par les histoires de la meute, qui semble… Avoir de l’intérêt pour moi.

Elle ne sut pas vraiment comment le formuler autrement, quand bien même les mots eurent pour effet de faire monter une légère chaleur à ses joues en souvenir du malaise qu’avait provoqué le regard du mâle sur elle.
Ce n’était pourtant pas un quelconque désir primaire, qu’il avait projeté sur la louve. Non, c’était plutôt comme… La convoitise que quelqu’un aurait pour un bijou spécial, pour une pierre unique.
De l’obsession.
Mais ce n’était guère moins troublant.

— S’il est encore en vie et que j’arrive à le trouver proche des frontières, je pense qu’il pourrait me faire rentrer, et on trouverait un moyen de pouvoir remonter jusqu’à Méridor en douce.

Un sourcil se haussa légèrement alors qu’elle inclina la tête vers Elely, semblant attendre son avis. Une option dans ce genre lui paraissait bien plus jouable que de foncer tête baissée et crocs découverts sur leurs gardes.
Elles auraient bien plus de chances de leur côté en mettant à profit leur ruse et leur discrétion.

C’était soit ça, soit attendre que leur frère finisse par s’aventurer à l’extérieur et qu’elles parviennent à tomber dessus ou à le filer. Il n’allait pas rester éternellement caché derrière leurs frontières.

Qu’en penses-tu ?

Elely

La question lui fit grossir les yeux et elle se figea dans ses souvenirs, le visage crispé, encré sur le sol. Que lui a-t-il dit, la dernière fois qu'ils se sont vu ? Il lui a fait comprendre ses intentions, il lui a promis de revenir, qu'il y allait simplement pour devenir plus fort. Qu'il voulait observer l'ennemi, pour mieux découvrir ses faiblesses. Elely avait confiance en lui, parce qu'elle l'aimait. Jamais il ne pourrait les trahir à ses yeux.. Non..

Elle ouvrit à peine les mâchoires, la tête soudainement relevée, que sa sœur répliqua et ne lui laissa nullement l'occasion de répondre. Ses sourcils se froncèrent avec frustration tandis que Mildred continua de déposer ses arguments et la tension monta de nouveau entre elles. Des éclairs dans les yeux, elles se fixèrent avec hargne, truffe contre truffe. Les plumes d'Elely remuèrent dans la glace derrière elle, répondant à sa montée de colère. Un mot de trop et c'était la bagarre assurée entre les deux filles d'Anianka, de quoi lui briser encore plus le cœur de la prêtresse.

Amoureux..

Ce mot résonna dans sa matière grise et elle tourna brusquement la tête sur le côté pour claquer des mâchoires, rugissant d'une voix furieuse. Furieuse contre sa sœur, furieuse contre elle-même, furieuse contre son frère. Son sang réclamait la guerre, elle ressentait une envie folle de tuer quelqu'un, de déverser sa rage sur un corps. Sous l'influence de ses pulsions les plumes se délogèrent de la glace et se mirent à voler soudainement autour de Mildred et d'Elely, dans un cercle rapide, frénétique, si vif qu'on ne voyait qu'un halo rosâtre autour d'elles et que le moindre contact pouvait être fatal. Les crocs serrés, la disciple rose s'efforça de garder le contrôle, de réduire l'allure jusqu'à ce que les plumes soient visibles et lentes. Elle se concentra avec toute la force de son esprit sur leurs mouvements et parvint finalement à les arrêter, puis à les faire disparaître, dans un temps qui lui sembla interminable. Elle souffla, fatiguée d'un tel effort et son corps fut parcouru d'un long frémissement. Bien que cette réaction aie été involontaire, cela lui avait permis de calmer son rythme cardiaque et ses pulsions meurtrières. Elle arrivait désormais à réfléchir plus posément.

Par amour, on est prêt à tous les sacrifices.

Elely le savait, parce qu'au delà de tous les livres qu'elle avait lu à ce sujet elle constatait elle-même les ravages que pouvaient causer son sentimentalisme. Elle n'était encore jamais tombée amoureuse, mais elle rêvait qu'un jour ça puisse lui arriver aussi. Juste pour savoir quel effet ça faisait, de tenir aussi fortement à quelqu'un et d'être aimé en retour, d'être importante, d'être choyée. Parce qu'elle n'avait jamais connu d'amour réciproque, pas même celui de sa mère.
Ainsi, cette thèse était défendable et elle ne pouvait pas ignorer les arguments de sa sœur. Bien qu'au fond d'elle elle refusait irrémédiablement d'y croire parce qu'elle était trop aveuglée par sa peur et sa confiance naïve. Dans son cœur les liens familiaux étaient plus importants que tout, jamais elle ne pourrait envisager de trahir son propre sang et elle pensait innocemment que cette valeur était partagée de toute sa fratrie et qu'ils ne pourraient pas réagir différemment.

De toute façon, elles ne seront jamais d'accord.

Elle releva ses prunelles lavées de toute agressivité pour les plonger dans celles de Mildred. Ça ne servait plus à rien de débattre puisque seul Méridor avait les réponses. D'une manière ou d'une autre elles finiraient bien par avoir la vérité sur cette histoire, qu'importe les moyens utilisés.

Et si c'était un piège et qu'ils te mettaient dans leur cachot, toi aussi ? Rétorqua Elely après avoir écouté la stratégie de sa sœur.

C'est beaucoup trop dangereux, y aller seule c'est une mission suicide. A moins de le prendre en otage ce loup, je ne vois pas comment on pourrait s'y prendre..

Elle soupira et ses oreilles remuèrent nerveusement devant son chignon.

Je ne veux pas te perdre toi aussi, Mildred..

Le ballet furieux et envoûtant des plumes d’Elely était témoignage suffisant de la tempête qui régnait en elle à cet instant. Grondante et menaçante, dangereuse, prête à éclater au moindre changement de courant. Par cette perception accrue des émotions des autres qui chargea Mildred de cette même électricité, le tableau n’aurait pu être plus représentatif de la rage qui toutes deux les habitait, de ces vagues d’émotions qui se dressaient, s’abattaient l’une contre l’autre et les submergeait.
Mais Mildred ne flancha pas. Elle avait plus ou moins appris à faire avec cette surcharge et à comprendre que tous ces ressentis n’étaient pas toujours sien et qu’il suffisait de se concentrer pour faire le tri, pour les laisser se dissiper. Ainsi elle resta droite et immobile malgré la caresse mortelle des lames roses qu’elle ressentait trancher la brise autour d’elles, malgré les éclairs dans les yeux glacés de sa soeur.
L’orage passerait, le temps d’assimiler cette trahison.
Du coin de l’oeil elle se contenta d’admirer le spectacle des armes qui finirent par ralentir, ne pouvant s’empêcher de ressentir une pointe d’envie pour une faculté dont elle était toujours privée.

Se demandant à quoi ressemblerait son futur pouvoir.

L’accalmie vint enfin, les dernières flammes furent soufflées et elle sentit les pulsions d’Elely refluer à leur tour.
Quand ses iris vinrent de nouveau se confronter aux siens, elle savait que sa soeur serait plus prompte à écouter, à discuter, à accepter.

— Je n’irai pas seule. Même si je suis la seule à pouvoir passer la frontière, je n’en resterai pas loin, et le reste de notre famille pourrait rester à proximité immédiate en cas de problème. Ou bien je pourrais même faire en sorte que ce soit ce loup qui aille chercher Méridor pour l’amener dans notre direction.

Elle leva brièvement la truffe, pensive. Beaucoup de détails étaient encore à régler, beaucoup de voies étaient possibles pour mener à bien cette stratégie sans faire d’erreurs.
Il leur faudrait du temps pour la préparer en ayant pensé à chaque éventualité. Mais elle restait persuadée que cela valait mieux que toute charge désespérée à travers leurs rangs.

Dans tous les cas, elles n’auraient qu’une seule chance de parvenir à s’approcher de lui, qu’il s’agisse de force ou de ruse. Après cela, il ne leur en faudrait probablement pas davantage pour rejoindre les Wanted à leur meute et à se trouver bien plus en danger dans le périmètre du moindre Etelkru.
A l’aveu d’Elely, Mildred ressentit une légère chaleur. C’était à la fois… Troublant et réconfortant. Une force qui était aussi une faiblesse.
Maladroitement, elle avança l’encolure et inclina la tête de sorte à ce que leurs fronts se touchent un instant, emmêlant ensemble leurs chevelures carmin.

— Personne ne perdra personne, tant que nous restons soudées et que nous sommes préparées.

Elle ne manqua pas d’appuyer un peu plus fort sur le dernier mot, pour insister une fois de plus sur la nécessité de ne pas céder à leurs envies immédiates, à leurs sentiments impétueux.
Quand bien même elle se savait la première à pouvoir céder à son impulsivité, les terres Etelkrus étaient trop lointains pour que ne se déclenche sa réactivité.

D’autant que toutes ensembles, elles avaient prié Moiro à peine quelques jours plus tôt, jurant encore de suivre sa voie.

Mildred lâcha un soupir et balaya du regard le paysage glacé, certaine désormais qu’elles avaient perdu leur temps à venir ici et que l’horizon ne laisserait aucune silhouette se dessiner.

— Nous devrions rentrer pour élaborer le plan auprès de Mère. Personne ne viendra.

Son corps pivota pour prendre la direction du départ mais elle ne fit pas encore un pas, attendant la réaction de sa soeur.
Avait-elle accepté l’échec de cette réunion, ou s’accrocherait-elle encore aux morceaux d’un espoir illusoire ?

Elely

Son regard avait fuis le sien suite à sa déclaration, par fierté certainement, mais elle le ramena aussitôt sur sa sœur lorsqu'elle détailla son idée. Son visage se détendit légèrement, le plan n'était pas si mauvais finalement même si ça restait toujours un peu risqué.

J'espère réellement que ça ne sera pas une embuscade. Ils pourraient très bien te prendre en otage si tu t'éloignes trop. Nous n'aurions pas le temps d'agir et on se retrouverait en sous effectif, à découvert..

Elle soupira, le pessimisme commençait à ronger son cœur. Le contact assez inattendue du front de Mildred contre le sien arriva au bon moment et ce simple geste à l'apparence insignifiant balaya tous les doutes et le désespoir qui pesaient sur ses épaules. C'était la première fois que sa soeur avait un geste de tendresse avec elle et dans le fond, bien que ça puisse être surprenant dans leur famille, ça réchauffa un peu le cœur d'Elely. Elle l'accepta simplement et se laissa attendrir par ses paroles réconfortantes.

Oui, c'est encore toi qui a raison, Mil'...

Alors que Mildred mettait un point final à cet échec en prenant la direction du retour, la disciple rose elle, jeta un dernier regard sur le paysage blanc avec tristesse. La tête basse, elle emboîta finalement le pas de sa sœur après quelques secondes d'hésitation et se mura dans un silence recouvert par la honte.