Animal nocturne [PV Hedwige]

Une fois de plus, les terres Nakhu accueillaient au sein de leur nuit la silhouette de coton tachetée d'Hedwige. Depuis quelques temps cependant, lorsqu'elle s'aventurait dans la Vallée, elle dépassait largement au-dessus des herbes hautes. Si celà ne lui permettait pas de dormir normalement, cela au moins lui réchauffait le coeur. Il avait fallu attendre longtemps, mais elle avait finit par grandir. Par rattraper son retard sur sa fratrie qui avait déjà depuis l'adolescence atteint pratiquement la taille de leurs parents. Elle était reste si longtemps petit, sphérique, boule de poils toute en peluche, lourdes ailes et yeux immenses. Ce dernier détail était le seul qui était resté. Désormais, la louve ailée avait de longues pattes, comme sa mère Eva. Sa silhouette était toujours un peu étrange, parce que ses pattes étaient hautes et son corps très pelucheux et rond, lui donnant l'air d'un nuage perché sur quatre piliers. Mais au moins elle n'était plus celle pour laquelle il fallait se baisser, elle n'avait plus de difficultés à suivre les grandes enjambées des autres. Elle était devenu adulte.

Oh, il restait encore de nombreux points qu'elle n'aimait pas chez elle, qu'elle considérait comme anormaux. Elle se sentait toujours un peu déplacée lorsqu'elle était avec d'autres loups, tout particulièrement en intérieur où parfois elle maîtrisait mal le volume de son grand corps. Elle s'était résignée à n'avoir jamais de cheveux ou de jolie crête de plumes. A ne jamais dormir comme les autres, à se réveiller sans cesse secouée par les pires cauchemars. Aucun autre Nakhu n'était comme ça, elle avait eu largement le temps de le remarquer durant ses nombreuses escapades nocturnes. Mais elle s'y faisait. Elle agrémentait sa journée de petites siestes durant lesquelles les cauchemars n'avaient pas le temps d'arriver, et cela atténuait un peu les cernes qui soulignaient ses grands yeux dorés. Cette nuit-là n'était donc pas très différentes des autres. Elle était sortie après quelques heures de somnolence un peu trop profonde, dont elle avait été tirée par un songe particulièrement ignoble, et avec un besoin pressant de se changer les idées.

Elle trottinait entre les hautes herbes, sans vraiment de destination, lorsqu'un voix l'interpela. Elle cessa sa course et se tourna vers le nouveau venu. Dans le noir, il lui fallu attendre qu'il se rapproche un peu pour reconnaître l'apparence et l'odeur du dénommé Violette. Un Nakhu qu'elle ne connaissait pas plus que cela, à part de nom. Son coeur eut un petit battement nerveux à l'idée de ne pas avoir le comportement adéquat, et elle battit de la queue une fois, avant de répondre :

"Bonsoir ! Oui... Je ne dors pas très bien en général."

Elle eut une petite moue gênée, et s'empressa d'ajouter :

"Et toi, qu'est-ce qui t'empêche de dormir ?"

Etant donné que sa présence, son attitude et ses paroles ne parurent pas déranger de quelque manière que ce soit son interlocuteur, la louve tachetée se détendit légèrement et lui répondit d'un sourire, tandis qu'il poursuivait sa tirade. Elle devait bien avouer n'avoir jamais entendu parler de tels champignons, cependant la perspective de ne pas se promener seule cette nuit-là était plutôt attrayante. Elle se sentait plus apaisée que d'ordinaire, sans doute parce que le fait de se trouver dans un grand espace était quelque-chose de rassurant. Et puis ce loup avait tellement d'enthousiasme dans la voix qu'il lui aurait paru presque cruel de refuser son invitation, par crainte de voir se dessiner une expression déçue sur son museau. Elle hocha la tête et répondit :

"Non en effet. Mais tu pourras m'accompagner si ce qu'on t'a dit est vrai."

C'état amusant comme le caractère de la grande chouette pouvait varier en fonction de là où elle se trouvait. Auprès de beaucoup de loups, à l'intérieur des grottes et cavernes où ils conservaient leurs possessions, elle était silencieuse, maladroite, incapable de véritablement se sentir à l'aise. Au-dehors, elle respirait, elle était un peu moins timide, comme en cet instant. Mais depuis qu'elle avait découvert le plaisir d'évoluer dans le ciel, cela avait révélé une facette un peu plus malicieuse de sa personnalité, que seule sa mère et se fratrie avaient eu la chance - ou la malchance ? elle ne savait pas trop ce qu'ils préféraient - de connaître. La perspective de voler était donc plus que réjouissante pour elle. C'était là qu'elle se sentait dans son élément.

Alors qu'ils se mettaient en retour pour cheminer vers le haut de la vallée, elle ajouta avec un eu moins d'assurance :

"Je n'en ai jamais vu en me promenant la nuit, de ces champignons... Pourtant je parcours la vallée presque toutes les nuits."

Elle lui lança un regard mal assuré et un peu interrogateur, comme pour chercher une parole rassurante.

La réponse n'attendit pas, surprenant la louve tachetée dont les oreilles eurent un sursaut. Il se présenta dans la fouée, et durant un instant elle se demanda si elle était supposée faire de même. En général, c'étaient ce que les loups faisaient, alors elle commença :

"Et moi c'est Hed..."

Mais avant qu'elle n'aie pu finir sa phrase, un grondement sourd l'interrompit. La terre trembla sous leurs pattes, et d'un réflexe la louve étendit ses larges ailes et fit deux battements, pour se détacher du sol qui devenait menaçant. Mais visiblement, ce n'était rien, car le grondement s'estompa aussi vite qu'il était venu, et Violette ne parut pas du tout s'en inquiéter comme elle. Elle rabattit ses oreilles arrondies avec le sentiment d'être un peu ridicule, et se laissa doucement tomber au sol. L'herbe se froissa sous ses pattes avec un bruissement lorsqu'elle s'y posa.

Devant elle, son camarade démarra au quart de tour et s'élança en lui criant qu'il fallait se dépêcher d'y aller avant... que ça ne se referme ? Quoi ? Prise au dépourvu, elle le rattrapa en quelques grandes foulées, et ils finirent par arriver à l'endroit où, visiblement, quelque-chose s'était passé. Effectivement, la terre semblait s'être froissée sur une courte distance, mettant à jour des pierres, faisant rentrer sous la terre de larges touffes d'herbes... et révélant une fissure qui paraissait donner sur un genre de grotte. Cependant, à moins d'être un louveteau - ou en tout cas un loup beaucoup plus mince qu'elle - il lui paraissait impossible de s'y glisser.

Elle s'avança avec prudence pour flairer la faille. L'odeur caractéristique des souterrains lui chatouilla la truffe, semblable à celle que l'on trouvait en s'enfonçant dans le Dédale. Etait-ce possible que d'autres galeries que celles colonisées par les Nakhus se trouvent sous leur territoire. Elle se pencha et tâcha de glisser une patte avec prudence, mais ne rencontra rien d'autre que les parois humides. Pas de fond. Elle la retira, son pelage blanc tâché de brun, et lança :

"Il y a l'air d'y avoir quelque-chose dessous... mais nous sommes trop gros pour rentrer."
Surtout moi.
Mais ça, elle le garda pour elle.

Ce qui se pasa ensuite fut... inattendu. Ou peut-être aurait-il pu s'y attendre si elle avait mieux connu le dénommé Violette. Malgré sa conclusion, le mâle fourra sa tête dans la faille en essayant à tout prix de s'y engouffrer. Surprise, elle regarda la terre se craqueler un peu autour de lui, jusqu'à ce qu'il glisse soudainement en avant. Mais il n'alla pas bien loin, et bientôt il ne resta plus que son postérieur au-dehor,s tandis que le reste était dedans. Si Hedwige n'avait pas été aussi sérieuse tout le temps, elle aurait sans doute noté combien la situation était cocasse. Mais en cet instant, la seule pensée qui lui venait était que Violette s'était mis dans de sales draps. L'odeur du sang qui chatouilla sa truffe ne fit rien pour la rassurer. Elle fit un pas en avant et jappa :

"Attends, arrête de bouger. Tu pourrais te blesser !"

Elle fit ensuite le tour du loup - du moins de ce qui en dépassait du sol - en réfléchissant à toute vitesse. Comment allait-elle pouvoir le tirer de là. Elle baissa la tête et flaira la faille, cherchant à savoir s'il n'y avait que de la roche, ou bien de la terre tassée également. La terre, elle pouvait la creuser pour aider Violette à s'extirper de là. La roche c'était un autre problème - mais s'il avait réussi à entrer, il parviendrait sans doute à sortir.

"Je vais creuser un peu autour pour t'aider." Finit-elle par lancer. "Toi, essaye... de te tourner un peu dans plusieurs sens, peut-être que ça passera mieux comme ça ?'

Elle n'était pas très sûre d'elle, et elle se sentait très mal à l'aise à la place de celui qui donnait les directives. Pour ne pas y penser plus longtemps, elle se mit à l'ouvrage, et s'affaira à creuser autour des flancs et de la naissance des épaules de Violette pour lui donner plus de marge de mouvement.

Après ce qui sembla une éternité, le loup finit enfin par s'extirper de la faille et retomber assis près d'elle. La jeune louve resta immobile, ses grands ouverts pour le scruter, guettant ses réactions et ses potentielles blessures. Mis à part une égratignure qui dessinait des stries rubis sur son front et une bonne quantité de poussière ternissant son pelage, il paraissait ne rien avoir de grave. Hedwige s'ébroua alors que la tension retombait et lança :

"Il faudrait nettoyer ta plaie."

Elle désigna du museau la rivière qui se trouvait non loin, à peine à quelques minutes d'eux. Les terres nakhus étaient sans doute fertile en partie grâce au fait qu'elles étaient traversées de part en part par ce cours d'eau qui enflait à la fonte des neiges, et s'amenuisait sans pour autant disparaître en été. Certes, à cette heure-ci l'eau serait sans doute glaciale et la louve n'était pas mécontente de ne pas avoir elle-même à se mettre la tête dans l'eau. Mais il aurait été trop bête que cette blessure s'infecte et finisse en quelque-chose de plus grave. Et elle avait le sentiment que si elle avait proposé directement de rentrer au Sanctuaire pourque quelqu'un de compétent s'en occupe, le mâle aurait refusé. Autant couper la poire en deux et proposer une solution qui paraissait à la fois raisonnable et pas trop contraignante.

Un froissement d'ailes au-dessus d'eux fit frémir son oreille, et elle releva les yeux pour constater le passage d'une corneille. Elle s'étonna de la voir si loin de l'Eglise. Oiseau totem de Yurai, un grand groupe vivait près du temple, le peuplant de coassement qui, pour qui ne les connaissait pas, pouvaient paraître effrayants. Pour ceux qui vivaient là et qui venaient prier la déesse, c'était une compagnie tranquille et presque rassurante. Elle la regarda voleter au-dessus d'eux, puis s'en aller en direction de la rivière. Etait-ce un encouragement de la Corneille ? Un simple hasard emmené par un oiseau qui voulait se dégourdir les ailes ? Ils ne le sauraient probablement jamais.

Lorsqu'ils parvinrent au bord de l'eau, le mâle plongea aussitôt la tête dans l'eau sans broncher et s'empressa de nettoyer sa plaie. Hedwige était resté quelques pas en retrait, et finit par se rapprocher pour vérifier que tout allait bien. Son regard tomba sur la corneille qui les avait survolés un instant plus tôt, et qui s'était posée sur l'autre rive. Elle les lorgnait de son oeil rond et noir, silencieuse et immobile. Avant que la louve tachetée n'aie achevé de se demander pourquoi l'oiseau avait ce comportement, la voix de Violette la ramena à ce qui se passait à côté. Elle tourna ses yeux immenses vers lui tandis qu'il s'excusait, souriant. Décidément, rien ne paraissait pouvoir casser la bonne humeur de ce loup-là. Elle ne put s'empêcher d'avoir un petit sourire amusé - parce qu'il était quand même une amusante compagnie, et même elle qui n'avait pas l'humour facile y était sensible.

"Il n'y a pas de mal... Ca avait l'air d'une chouette idée, de pouvoir voler." Répondit-elle d'une voix plus douce et un peu moins serrée.

Il ajouta quelque-chose à propos des champignons qui pouvaient préféré les arbres, et elle resta songeuse. Il lui semblait bien que les champignons poussaient plutôt dans les forêts, mais elle était certaine d'avoir vu dans certains livres de la Bibliothèque des illustrations de champignons dans les prairies. Or, ils se trouvaient en plein milieu de la vallée qui s'étendait à perte de vue autour d'eux. Ils auraient dû pouvoir en trouver, si ce qu'on lui avait dit était vrai. Elle remua les oreilles, indécise, et finit par répondre :

"Si tu veux je peux regarder si j'en aperçois, de là-haut."

Elle déploya ses lourdes ailes pour être certaine que son propos était clair. Soudainement, elle parut un peu plus équilibré. Les ailes plumeuses qu'elle gardait repliées autour de son corps épaississaient considérablement sa silhouette - qui n'était déjà pas très mince, à l'exception des hautes pattes qu'elle tenait de sa mère - et lui donnaient l'air étrange d'une énorme boule de poils sur quatre jambes. Lorsqu'elle déployait ses ailes, la ressemblance avec sa mère et sa gracieuse silhouette était un peu plus marquée. Même si elle avait compris qu'elle n'en aurait jamais la grâce, et resterait avec le corps large et pelucheux de son paternel.

En face, la corneille les regardait toujours, comme si elle défiait les deux prédateurs de la prendre en chasse.

Le trac l'envahit lorsqu'elle réalisa qu'elle allait devoir décoller correctement devant quelqu'un. Elle y arrivait maintenant, et de mieux en mieux, mais la plupart du temps c'était seule ou bien lorsqu'elle s'entraînait avec Eva ou Cheza. Là, c'était quand même très différent. Elle prit une grande inspiration et les muscles puissants de ses épaules s'actionnèrent. Ses lourde ailes battirent l'air autour d'eux, en quelques brèves bourrasque, avant qu'elle ne s'élance pour se décrocher du sol. La tension retomba dès qu'elle se trouva en l'air, parce qu'elle avait réussi d'une part et surtout parce qu'elle se sentait parfaitement dans son élément. Sur la terre, elle se sentait trop grande, trop lourde, trop imposante. Elle avait toujours peur de cogner quelque-chose, de déranger quelqu'un, de ne pas être à la bonne place. Dans les airs, il y avait de la place pour tout le monde, et surtout pour elle. Inspirant profondément l'air de la nuit, laissant au sol ses cauchemars et la plupart de ses préoccupations, elle fila en hauteur et se permit la folie de faire un retournement sur elle-même pour piquer et survoler Violette. Son visage n'affichait plus l'expression tantôt gênée, tantôt hésitante, mais une joie plus franche et qui faisait briller ses grands yeux dorés.

En bas, le loup crêté avançait en marchant tranquillement au milieu des hautes herbes. Elle voyait sa tête se tourner à droite et à gauche, devinait son regard qui balayait les alentours. La louve se laissa porter par les courants d'air pour planer au-dessus de lui et sonda elle aussi la masse sombre de leur territoire. Elle aperçut un peu plus loin un vol de lucioles qui flottait au-dessus de la rivière. De l'autre côté, ses sens lui montrèrent quelques lapins au pelage clair, qui n'avaient pas encore entendu s'approcher les deux prédateurs et vaquaient à leurs occupations au clair de lune. Point de champignon phosphorescents malheureusement. Elle se laissa descendre encore un peu pour être à portée de voix du mâle et répondit :

"Pas ce que l'on cherche, je..." Elle s'interrompit soudain en plissant les yeux.

Au moment même où elle avait prononcé ces défaitistes paroles, une lueur lointaine s'était dessinée, après une colline. Elle battit des ailes pour remonter un peu, et finit par apercevoir une silhouette qui n'avait rien d'un champignon, mais qui brillait effectivement. Elle paraissait sortie d'un bosquet, et étrangement seule pour son allure d'herbivore. Les yeux d'Hedwige s'écarquillèrent. Elle connaissait ces créatures de nom, parce qu'il était impossible d'être Nakhu sans en avoir entendu parler. Mais elle n'avait jamais eu la chance d'en apercevoir.

Elle vira et descendit pour se poser juste devant Violette, le visage illuminé.

"Il y a un Aepyceree là-bas ! Juste derrière cette colline !" Sa voix s'était faite plus basse, plus murmurante, comme pour ne pas effrayer la créature.

Il était rare d'en croiser, et extrêmement difficile de les chasser. Etait-ce là un défi à la hauteur de ce qu'attendait le mâle crêté ? Etait-ce même quelque-chose qu'elle se pensait capable de faire ? Elle n'en avait aucune idée. Pour l'instant le simple fait d'avoir pu l'apercevoir la rendait joyeuse.

"Si on s'approche doucement, jusqu'au sommet, tu pourras le voir." Souffla-t-elle en lui indiquant la direction du museau, repliant ses lourdes ailes sur son dos.