Grenouille sauvage [PV Lewis]

Les flancs se soulevaient rapidement. Lewis était essoufflée, traînant derrière elle le corps d’un chamois. La bête n’avait opposé guère de résistance. Cela lui ferait quelques jours de repas… Peut-être pourrait-elle même en ramener à Cendres… Enfin si il était réveillé. Et si il avait la force de manger de la viande.
La louve ressert son emprise dans la chair de la bête.
Si seulement il ne s’était pas interposé.
Si seulement, il avait laissé l’ours la frapper elle.

Voilà plusieurs mois maintenant qu’il se remettait chez les Nakhus. Lewis n’avait rien dit quand Eva l’a ramené. Comment aurait-elle pu ? Le regard d’Oiseau-Qui-Échappa-À-L’-Océan suffisait à Lewis pour comprendre qu’elle était tenue responsable. Quand bien même une part de son esprit tentait de la convaincre du contraire. Étais-ce réellement sa faute si Cendres s’était jeté sur l’ennemi ? Étais-ce vraiment à cause d’elle ?
Oui.

Quand Lewis le voyait désormais, il lui était impossible d’ôter de son esprit l’image du sang et de tout ce qui était sortie de la plaie béante ce jour-là.
Tout ça parce que Cendres l’aimait.
Tout ça parce qu’elle n’avait pas su le repousser et l’éloigner de sa présence maudite.
Parce que tout ceux autour d’elle finissaient par mourir. Maintenant elle le comprenait. Celle-Qui-Se-Tient-Tranquille-Dans-La-Mort lui avait retiré la malédiction de Pontos, mais à quel prix ?

Les yeux mauves se posent alors sur le loup.
Le frère de Cendres.
La solitaire se tient droite, lâchant sa proie qui s’écrasa en soulevant de la poussière.

Est-il venu lui faire des reproches ?

La tête se penche légèrement sur le côté aux salutations.
Et le regard se voile à la question.
Ils se ressemblent Cendres et Momon. Pourtant si différent. Quand l’un avait hérité d’une silhouette fragile, l’autre semblait bien plus résistant. Aurait-il subit les même blessures Celui-qui-murmure-à-l’-oreille-des-bêtes ? Aurait-il pu être en mesure de se battre ?
Ou lui aussi se serait-il vidé de son sang ?
Oui. Il se serait probablement montré faible.

« — Non. Il a besoin de se reposer. »

C’est ce qu’on lui répète, quand elle demande comment il va.
C’est que l’on lui répond, lorsqu'elle les interroge sur un « après. »

Les yeux mauves fixent un instant le loup, la patte se pose sur sa prise dans un geste protecteur.
Dans la montagne ou tu régnait ou on te soumettait.

« — Tu n’es pas fâché, contrairement aux autres. »

Une simple remarque. Elle aurait voulu compléter par un titre, mais ils venaient moins facilement ces derniers temps. Il faut dire que Lewis avait perdu l’habitude d’en donner.
Tout simplement parce qu’il n’y en avait plus à attribuer.

Non pas éternellement, mais peut-être cela aurait-il été préférable.

« — Ce n’est pas une bonne idée. »

Pas aujourd’hui en tout cas. Lewis attendrait encore un peu, histoire de ne pas déranger les soignants.

« — L’amour. »

Le mot sonnait presque comme une insulte de sa bouche.
Entendre Momon en parlait avec tant de légèreté, cela l’énervait la mauve. Parce qu’elle n’avait pas voulu qu’on l’aime. Simplement… avoir un ami. Quelqu’un sur qui compter, avec qui s’amuser. Que tout reste léger, sans aucune prise de tête. Que rien ne devienne jamais sérieux.

« — Je n’ai pas su voir, je n’ai pas pu l’en protéger. »

De cette menace que représentait l’amour.
N’aurait-elle pas dû en repérer les signes. Lewis sent sur son poitrail le collier auquel était attaché le pendentif écureuil, un cadeau du blanc. Déjà à cette époque.
Le regard se perd dans le vide un instant.
Avant de fixer l’oeil unique de son interlocuteur avec détermination.

« — Mais plus jamais je ne referai pareille erreur. »

Plus jamais, quelqu’un ne serait blessé parce qu’il l’avait aimé.
Plus jamais, elle ne prendrait pareille responsabilité.
Plus jamais, elle ne verrait de sang rougir le sol pour sa vie.

« — Tu n’aurais rien pu faire. »

Parce qu’ils étaient impuissants face au destin.

Erreur de la nature. Un terme qui la désignait si bien. Une erreur, qui n’a jamais été corrigé, qui s’était aggravée, au point de devenir un parasite. La louvette conserve le silence, se contentant de porter son regard sur l’horizon. Ils se montraient tous si compatissants. Si gentils.
Alors qu’ils n’en avaient aucune raison.
Lewis ne dit rien, ne se tourne pas pour observer le loup partir.

Quelle importance qu’ils tentent tous de la réconforter ? Sa décision était déjà prise. Il ne lui restait plus qu’à mettre son plan à exécution. Plus qu’à prendre cette décision à la faire accepter à Cendres.
De grès ou de force.
Elle ne lui laisserait pas le choix.

Comme il l’avait privé de son choix à cet instant.

Parce que je crois que c'est seulement ainsi qu'il m'est possible d'aimer, seulement comme ça que je peux vous protéger et éviter que vous ne sombriez tous avec moi. En faisant en sorte que vous détestiez. Parce que la haine facilité l'oubli.
Et c'est une chose que je suis prête à accepter.