La température était toujours agréable sur cette île. La queue nattée de Prudence remua doucement en voyant le gardien du temple. Elle prit quelques minutes pour l’observer, voir comment il se déplaçait, comment ses babines frémissaient lorsqu’il posa son regard sur elle. Peter qui rampait jusque-là aux côtés de la louve s’arrêta, sentant regard de plus grand sur lui. Le reptile était tellement petit comparé à ses comparses…  Avec tendresse, la louve passa sa patte sur la tête du mamba noir avant de resserrer l’emprise de ses crocs sur le bouquet de fleurs qu’elle avait composé. Principalement des bleuets, coquelicots, ainsi que quelques herbes pour permettre une composition harmonieuse. Prudence s’était assurée de ne pas abîmer les plants, veillant à ce que la terre ne soit pas trop sèche pour permettre à d’autres fleurs de pousser. Pour que le cycle de la vie puisse continuer.
Détournant son attention du félin, la Licorne se dirigea jusqu’à la statue de la déesse en petits bonds gracieux. Un large sourire étire les babines de la louve, alors qu’elle vient poser le bouquet de fleurs sur le rebord de la fontaine.

« — Déesse Moiro. »

Le museau se lève pour observer la statue, alors que la solitaire croise ses pattes avants à côté du bouquet.

« — J’ai beaucoup pensé à vous durant mon voyage. J’y ai vu tellement de choses ! »

La Licorne sortit alors son carnet dans lequel elle avait tenté de reproduire le plus fidèlement possible les paysages, les animaux, ainsi que les individus qu’elle avait pu rencontrer.

« — Par-delà les territoire connus, il y a d’immenses forêts où il fait très chaud. J’ai eu la chance de croiser de grands félins, il y avait un jaguar, mais aussi une tigresse veillant sur ses petits. Je me suis contentée de l’observer à distance pour ne pas la déranger, mais il était si beau de voir tout l’amour qu’elle portait ses enfants.   »

Exactement comme vous avec vos disciples.
Prudence tournait au fur et à mesure les pages, illustrant ses propos à l’aide de ses oeuvres. Sa patte s’arrêta à la page qui représentait la tigresse ainsi que sa progéniture.
Une griffe tourne une autre page, illustrant sa vision depuis le terrier dans lequel elle s’était terrée pour éviter que le jaguar ne l’atteigne. Le temps dans l’obscurité lui avait paru durer une éternité. La louve se souvint avoir prié la déesse de l’aider, lorsque la faim était venue lui retourner l’estomac. Lorsque le manque de sommeil l’empêchait de rester lucide. Prudence se souvint avoir prié de toutes ses forces. Et que la jaguar avait finalement disparu.

« — Et même si ce n’était pas vous, j’ai envie d’y croire, parce que je sais que même si j’étais loin, votre esprit m’accompagnait. »

Prudence continue de sourire, venant poser le carnet à ses pattes, alors que ses griffes effleurent la surface de l’eau rose.

Durant des heures Prudence aurait pu continué de parler, raconter ses péripéties à la statue qui surplombait la fontaine. Absolument tout, sans aucune honte, ni crainte.
Et puis il y a une odeur de rose.
Odeur qui fait relever la tête à la Licorne, car quand bien même les fleurs l’entouraient, ce parfum, elle n’aurait pu l’ignorer. Celui senti auparavant, quand son père l’avait mené jusqu’ici.
Et le visage de la déesse. Toujours aussi belle. Le temps n’avait aucun effet, il n’en aurait jamais.
Et elle s’en veut Prudence. De l’avoir fait attendre la Tigresse. De ne pas être venue plus tôt lui rendre visite.
Mais… Moiro semble lui donner une opportunité. Rattraper son retard, en passant son épreuve. Ce n’était pas une chose à laquelle la solitaire s’était attendue, mais la vie était emplie d’imprévus, non ? Un sourire amusé vient étirer les babines de la jeune louve.

« — Ce serait vous sous-estimer de penser cela. »

Elle ne cherchait pas la facilité. Jamais.
Et vient l’épreuve.
Un croisement hybride, entre différents animaux, entre différents souvenirs. Chimère à tête de loup, aux défenses de sanglier, au corps de bouc, aux pattes félines et à la queue reptilienne.
Une chimère, qu’elle devrait séduire.

La solitaire avance progressivement, avec élégance et délicatesse, pour ne pas l’effrayer, ne pas accentuer la méfiance. Plusieurs idées fusent dans son esprit. Plusieurs manières de charmer cette chimère.
T’en avais plusieurs des plans, utiliser la jacasserie héritée du daron, peut-être le côté un peu sauvage de ta mère (ça avait visiblement suffit à séduire Teddy), mais tu ne peux pas oublier les paroles de la Rose.

L'âme qui ne connait rien d’ici.

Une âme déjà méfiante. Une âme à dompter. Oui. Ça y est. Les babines s’étirent en un sourire doux, alors que les cils battent doucement. Prudence s’arrête à quelques centimètres d’iel.

« — Je peux te parler, encore et encore. Te dire que le temps s’arrête, lorsque mes yeux se posent sur toi, que je ne vois que ta beauté.
Te dire que cela fait des années que j’attends cet unique moment, celui de te trouver, que le destin a voulu que nos chemins se croisent pour une bonne raison. »

Un pas.

« — Je pourrais faire un pas de plus. Pour te glisser ces mots à l’oreille. Pour te promettre qu’à mes côtés, tu ne craindras rien et qu’il n’y aura que toi. Jusqu’à la fin. »

Le museau de la louve effleure celui de la chimère, son souffle venant chatouiller l’oreille, le contact se prolonge légèrement.
Mais Prudence finit par se reculer, portant une patte à son poitrail.

« — Mais comment pourrais-tu me croire avec ces simples mots ? Alors regardes ce que moi je vois en toi. »

Prudence sort son carnet, ainsi qu’un morceau de fusain. Là, à une page vierge, la patte gauche s’active, esquisse des traits, parfois légers, parfois plus accentués. Les coussinets frottent doucement la surface du papier pour estomper. Cela paraît abstrait au début, mais progressivement, des formes se distinguent, de plus en plus précises, alors que les yeux mauves étudient avec douceur le corps de la chimère. Les courbes. Les muscles. L’expression.
Dans le regard brûle la passion.
Chaque coup de fusain est maîtrisé, chaque coup apporte une nouvelle forme, plus claire, plus précise. À tel point qu’iel devient aisément reconnaissable sur le papier.
Un morceau de craie, alors qu’elle donne quelques coups accentués pour y ajouter de la lumière.

Et la Licorne retourne son carnet, pour qu’iel aperçoive son oeuvre. Pour qu’iel comprenne la beauté qu’elle percevait chez iel. Iel est droit sur le dessin, face aux rosiers, sa méfiance se traduisant par cet aspect sauvage et noble qui se dégageait d’iel.
Une lumière blanche donnée par la craie semblait dessiner une sorte d’halo derrière la silhouette.
Iel aurait beau semblait menaçant à tant de loups de ces terres, Prudence elle, s’était sentie inspirée par cet espoir qu’iel apportait.

« — Regardes comme ta beauté m’inspire. »

La queue nattée balaie doucement le sol, alors que Prudence laisse quelques secondes à la chimère pour observer l’oeuvre. Les joues rougissent, alors qu’elle sent son coeur battre à ses tempes.

« — Regardes la beauté que je vois en toi.
Regardes comme j’aime ce que tu es. Qui tu es.

C’est comme ça que je choisis de te séduire.
C’est ainsi que je choisis de t’aimer.
Tout entier. »

Tel que tu es.
Parce que c’est ainsi que tu m’inspires.

Au contact sur sa joue par la chimère, les yeux mauves pétillent. Cela semblait lui avoir plus. Cela…
Et pop. L’illusion disparaît avec un sourire.
Alors que Prudence se retrouve de nouveau confrontée à la réalité, presque triste, de voir cet inconnu disparaître. Mais déjà les yeux se posent sur Moiro qui avait assisté à toute la scène. La Licorne cherche à comprendre ce que pensait la déesse.

Le poitrail se gonfle.
La lumière vient y trouver sa place, sous forme de ronce qui relie la fourrure à son cou.

« — Oui Moiro, comptez sur moi ! »

L’enthousiasme se fait entendre dans la voix de la Licorne. Elle était si heureuse d’avoir réussi son épreuve.
Plus encore, elle était impatiente de la montrer aux autres, comme son Papa ou même Onyx.
Peter vint s’enrouler autour de son cou, sa tête venant se frotter au museau de la nouvelle disciple. Un regard entre le familier et la louve.

La patte se referme sur le carnet qui est précieusement rangé, avec dedans une preuve de l’existence de la chimère.
Les paupières se ferment un instant, les poumons se gonflent pour inspirer l’odeur des roses. Oui.
C’était une victoire imprévue.