Belle | Libre

Belle
C'est un mot qu'on dirait inventé pour elle
Quand elle danse et qu'elle met son corps à jour, tel
Un oiseau qui étend ses ailes pour s'envoler
Alors je sens l'enfer s'ouvrir sous mes pieds

Un instant indéterminé dans la journée, et qui avait peu d'importance. Après la cérémonie durant laquelle les Etelkrus avaient rendu hommage à Pepper et acclamé leurs nouvelles dirigeantes, les pattes d'Elvazio l'avaient porté jusqu'au temple de la Renarde. Il y avait passé tant de temps ces dernières lunes qu'il était devenu un refuge, une seconde maison. Pendant toutes ces lunes où il n'avait plus eu personne dans sa tanière pour lui réchauffer le coeur. Ses parents étaient morts. Ses frères et soeurs avaient disparu. Il y avait bien Helga, mais elle était souvent occupée à justement s'occuper des autres et de leurs enfants. Ortie était partie, elle aussi, et même s'il appréciait beaucoup la compagnie de Sushi, son coeur se serrait toujours à la pensée de la louve naine, de tous ces moments qu'ils avaient partagés. Tous ces loups s'en étaient allés sans vraiment lui dire au-revoir, peut-être même sans s'apercevoir qu'ils laissaient derrière eux quelqu'un qui les aimait. Ses vieux démons lui murmuraient que ce n'était pas très étonnant, et certains soirs, il avait du mal à ne plus les entendre. Il y avait Anita aussi.
Anita.

Leurs retrouvailles avaient été merveilleuses, avaient balayé pendant un moment la peine et la honte qui s'étaient définitivement inscrites dans son coeur. Il avait fait la paix avec nombre de ses défauts durant le long chemin qui l'avait conduit à devenir disciple de Dairo. Mais il y avait là quelque-chose qu'il n'était pas parvenu à effacer. Qu'il n'effacerait sans doute jamais, parce qu'il devait assumer de n'avoir pas eu le courage d'affronter le Nord pour chercher Solelio. D'affronter tous ces regards qui le jugeaient trop faible. D'affronter ces yeux violets qui lui intimaient de rester.

La joie de la retrouver avait été de courte durée, parce que ce jour venait de tout bouleverser. Alors que ses camarades étaient heureux pour leurs nouvelles meneuses et remontées par les idées d'avenir, lui n'avait qu'un goût amer dans la bouche. Et il se haïssait pour cela. Oh, il avait gardé sa tristesse pour lui, comme un plomb en travers de la gorge alors qu'il était allé les féliciter et saluer une dernière fois Pepper. Puis il s'était éclipsé discrètement - de toute manière personne ne le remarquait, alors il n'avait pas besoin de faire beaucoup d'efforts pour être discret. Et il avait été en ce lieu qui était devenu son second foyer. C'était ainsi qu'il se trouvait désormais assis au pied de la statue de Dairo, la tête et les oreilles basses, les yeux plein de larmes, le museau crispé.

Il se sentait ridiculement naïf d'avoir pendant un moment cru qu'ils resteraient éternellement de jeunes amis. Il avait laissé le temps passer, et ils avaient grandi. Lui avait mis si longtemps à grandir, dans l'ombre. Elle s'était épanouie dans la lumière, magnifique, royale. Inaccessible. Presque divine. La distance s'était creusée entre eux en même temps que grandissait ce petit quelque-chose qu'il éprouvait en sa présence. Ce battement de coeur un peu affolé, sa timidité qui prenait le dessus, puis ces accès de joie face aux petits moments partagés. Il s'était mis à remarquer lorsqu'elle passait non loin dans le camp. A espérer des exercices communs, des conversations sans intérêt mais qui faisaient briller ses tristes yeux bleus d'un peu moins de tristesse, justement. Il l'avait admirée alors qu'elle se démarquait, pour les loups et pour les dieux. Aujourd'hui, elle était l'élue des deux. La cheffe des loups, et la prêtresse des dieux. Elle s'était élevée dans le ciel pour toucher le soleil, tandis que lui... Lui rampait comme de la vermine, là-bas, si loin en bas.

Et il s'en voulait, il s'en voulait tellement. Ses pensées confuses adressèrent une prière à la Renarde en la priant de l'excuser. Parce qu'elle avait cru en lui alors qu'il ne le méritait pas. Parce qu'il était ridicule à venir se cacher pour pleurer ce qu'il comprenait être un chagrin d'amour. Comme il avait mal, à l'intérieur de lui, de se sentir si inférieur. D'avoir la certitude que jamais ce désir caché dans son coeur ne connaîtrait la joie d'être réalisé, de comprendre qu'une partie de ce qui le rendait heureux allait lentement se transformer en agonie. Les larmes roulaient sur ses joues, brûlantes. Il ne voulait pas éprouver cela et pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Des images dansaient dans son esprit, des images de la belle louve crème désormais alpha et prêtresse. Mais il n'était jamais dedans.

Il expira bruyamment pour tâcher de calmer les sanglots muets qui lui secouaient les épaules, par instant. Il aurait tant aimé à cet instant qu'une âme amie soit avec lui, pouvoir parler de cette blessure inattendue qui s'était ouverte dans son coeur. Mais il était seul, seul, et ça le minait. Ca lui donnait envie de crier de frustration, de chagrin, de honte. Mais à quoi cela aurait-il servi ? Il s'en voulait encore d'avantage en ayant conscience qu'il aurait dû baigner dans la joie d'avoir retrouvé Solelio, être fort pour la soutenir au quotidien. Il tâchait de l'être, mais ce jour-là il était incapable de faire face au tsunami de ses émotions. Ses épaules s'affaissèrent légèrement alors qu'il se prostrait en avant. Il n'y avait pas d'échappatoire à sa peine, alors il resta là, en silence, seul.
Loin des joies qu'il retrouverait plus tard.
Lorsqu'il aurait trouvé la force de chasser à nouveau les démons qui le hantaient.

Un cliquetis de griffes. Les pensées du jeune loup se battirent un instant pour entre deux émotions contraires : la joie que quelqu'un, n'importe qui, soit là ; et la crainte de ce que l'on pouvait penser de lui à cet instant, face à cette faiblesse que beaucoup des Etelkrus abhorraient, méprisaient, repoussaient avec brusquerie. Le cliquetis s'approcha, et ses yeux clairs s'entrouvrirent, emplis de larmes amères. Un léger mouvement de la tête dessina dans son champ de vision une silhouette familière, et qu'il ne s'attendait pas à trouver ici. Son demi-frère, celui qui leur ressemblait tant par le physique malgré a différence d'âge qu'il y avait entre lui et les deux cadets de Nachos. Il était disciple du Grizzli, comme le montrait la lumière rouge dont il était auréolé, et Elvazio n'avait jamais trop osé se confier à lui. Peut-être parce qu'il avait une allure un peu revêche et quelques opinions bien arrêtées exprimées à voix haute, ce qui le propulsait dans les rangs de ces loups que le chocolat évitait. Parce qu'ils ne pouvaient pas comprendre qu'ils n'étaient pas du même moule, peut-être même pas du même monde.

Pourtant, il était là.
Sans un mot, il vint s'asseoir près de lui. Aux lumières flamboyantes de leurs glowsticks, la ressemblance entre les deux frères était frappante, leurs différences si visibles au quotidien dans leurs attitudes, dans leur voix, dans certaines nuances de leur pelage, s'effaçaient. Dough posa alors une patte sur son épaule, l'invitant à une étreinte qui n'avait pas besoin de paroles pour être partagée, pour être comprise. Il avait toujours été plutôt courtois, voire peut-être même amical, avec Solelio et lui. Mais Elvazio ne s'attendait pas à trouver chez le loup aux cheveux de feu un soutien tel que celui-ci, et qui était précisément celui dont il avait besoin en ce moment. Une lueur un peu incrédule s'alluma dans son regard azur. Il avait au fond de lui bien ancrée l'impression de ne pas exister pour beaucoup d'Etelkrus. D'être à peine une partie du décors, d'être de ceux qui ne seraient jamais sur le devant de la scène. Jamais dans les pattes d'une belle louve aux yeux violets. Ce simple geste qui arrivait à point nommé, cette présence qui peut-être s'était inquiétée pour lui, fit jaillir dans son coeur fébrile une vague de reconnaissance. Le regard qu'il échangea avec lui fut bref, empli à la fois d'une tristesse infinie et d'une gratitude immense.

Il laissa aller sa tête contre l'épaule du guerrier, referma les paupières sur ses yeux mouillés, et laissa s'échapper en gouttes salées les filaments de chagrin qui ne se tarissaient pas. La solitude extrême qu'il éprouvait à cet instant s'atténua un peu, la culpabilité en revanche demeura marquée au fer rouge, et rendit difficile la fin de ses sanglots. Le museau contre le pelage de Dough, sans se demander encore si c'était bien correct de lui imposer ceci, si c'était vraiment ce à quoi le mâle avait pensé en lui offrant cette patte, il laissa petit à petit ses larmes s'assécher d'avoir trop pleuré. Il n'était pas un mâle fort, costaud, guerrier, pas un Etelkrus comme on attendait qu'il en soit un. Ses espoirs d'enfance s'étaient mouchés un à un comme les fragiles flammes d'un vieux chandelier, et ne restait que de la fumée, étouffante, noire. Il finit par inspirer bruyamment.

"Merci." Souffla-t-il.

Il ne brisa pas cette étreinte, qui pendant un instant lui donna l'impression d'être revenu aux temps de sa prime enfance où ses parents guérissaient son chagrin. Ce temps était loin désormais, il aurait dû être celui qui consolait, pas celui dont on essuyait les larmes. Mais il était faible, si faible. Il voulait penser que Dough montrait là une facette fraternelle et qu'il était la présence dont il aurait besoin. Une petite voix grinçante au fond de son esprit commençait à y répandre l'idée qu'il aurait peut-être honte de partager le sang de quelqu'un comme lui. Ses paupières se crispèrent un peu plus, et il retint une nouvelle vague de chagrin.

La tête de son demi-frère vint se poser sur la sienne en un geste universel de réconfort et d'affection. Un geste que pourtant le loup chocolat n'avait jamais reçu de son propre paternel, sans doute trop bien élevé, trop loin au-dessus de lui pour pouvoir se le permettre. Il se demanda s'il avait partagé avec Solelio des moments plus proches qu'avec lui. Sans doute que oui. Elle avait été son apprentie, elle avait creusé sur son visage les cernes de l'inquiétude en disparaissant, après avoir dessiné pendant de longues lunes les sillons de la fierté le long de ses babines. Peut-être y avait-elle eu droit, elle à ces gestes qui démontraient que le sang pouvait vouloir dire quelque-chose. Un soupir silencieux s'échappa des babines d'Elvazio, alors qu'il essayait avec difficulté de calmer les sanglots qui, de temps en temps, faisaient tressauter encore ses épaules et sa respiration. Dough ne parla pas tout de suite - une différence entre eux que son cadet apprécia à cet instant. Lorsqu'il le fit finalement, ce fut pour exprimer une simple pensée,pour ouvrir une porte.
Tu peux parler… Si tu veux.

Le puis-je ?
Il en avait besoin, mais il y avait encore cette barrière dans son esprit qu'il avait dressé autour de ce secret. Puisqu'il était invisible, on ne cherchait pas à le percer à jour, alors l'illusion tenait. Il ne doutait pas cependant qu'il s'il lui était resté quelqu'un de vraiment proche, il l'aurait vu immédiatement. Mais il n'avait plus personne, hein. Ils étaient tous partis, le destin les avaient tous avalés. A croire que ceux qui se rapprochaient un peu trop de lui ne manquaient pas de finir par s'en éloigner avec brusquerie. S'il avait été plus fort, sans doute se serait-il écarté, sans doute aurait-il conseillé à Dough de ne pas faire comme tous ceux qui avaient tenu un peu à lui. Sa mère, sa jumelle, Ortie, Godric. De ne pas trop rester dans cette aura contagieuse de malheurs qui l'entouraient. Mais elle était si douce, cette compagnie, il était si doux ce baume sur son coeur meutri d'être trop sensible et trop peu assuré. Il ne put se résoudre à s'en défaire pour le moment.

"Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu fais ici ?" Dit-il finalement d'une voix enrouée, et son museau carré désigna d'un geste délicat le glowstick couleur sang qui éclairait le pelage du guerrier.

Il n'y avait pas d'animosité dans son ton, juste une sincère curiosité, perceptible sous la tristesse qui enveloppait chacun de ses mots.

La réponse mit un temps à arriver, et fut plutôt vague. Elvazio se demanda si quelque-chose se cachait derrière, ou si Dough était réellement venu juste... comme ça. Par curiosité, par ennui, par une raison un peu banale qui aurait mené ses pattes dans le temple d'un dieu qui n'était pas le sien. Il finit par se détacher doucement de son étreinte et passer un coup de patte sur son museau, pour en chasser les larmes qui s'y accrochaient encore. Maintenant que cet instant où ils se ressemblaient tant était passé et s'en était allé, à nouveau la pensée qu'ils n'avaient que le physique de commun saisit le jeune loup. Et encore. Dough était un véritable guerrier lui, un véritable Etelkru, au corps puissant et entraîné à la force d'années de travail. Même s'ils partageaient un parent, lui était né mieux destiné que lui à se plaire dans cette meute-là. Plus digne d'en faire partie.

Les yeux du loup chocolat parcoururent lentement les alentours, dans ce décors qu'il connaissait par coeur. A force d'y venir presque quotidiennement, il avait appris où se trouvait chaque fresque dessinée par Ely, quels personnages ou motifs elle mettait en scène, quelles couleurs il avait fait surgir pour colorer la pierre. Il s'y accrocha, images familières qui demeuraient là peu importe les bonheurs et les malheurs qu'il traversait. Son souffle s'apaisa un peu, même s'il était encore par instant rendu incertain par l'écho d'un sanglot. Au moins ses grands yeux si expressifs s'étaient-ils séchés de leurs larmes - peut-être qu'ils n'en avaient plus à offrir. La douleur était toujours présente au fond de lui, enserrant son coeur comme une patte griffue. Mais pour le moment elle n'était plus destinée à sortir si librement.

"Est-ce que tu as déjà aimé quelqu'un ?" Murmura-t-il, le regard accroché à la statue de Dairo. "Pas comme un parent, un frère ou un ami... Plus fort que ça."

Son regard revint vers son aîné, un peu hésitant, comme pour attendre la réaction à cette question qui était aussi une sorte de confession.

La réaction de son aîné ne se fit pas attendre, et aussi lagorge d'Elvazio se serra de culpabilité. Il ne connaissait pas suffisament celui qui se trouvait à ses côtés pour savoir si cette question pouvait ramener à son esprit de tristes ou d'heureux souvenirs, si lui aussi avait souffert un jour d'aimer, peut-être une fois, peut-être plusieurs mêmes - après tout, il était bien plus âgé. Il s'en voulut aussitôt qu'il vit la silhouette de Dough se crisper légèrement, et ce dernier prendre un temps avant de répondre. Il se retint de se répandre en excuses immédiatement. maintenant le mal était fait, et il lui faudrait trouver une manière de se rattraper plus tard dans la conversation. La culoabilité vint s'ajouter presque discrètement sur le monceau de choses qu'il se reprochait, alourdit le sac invisible qui pesait sur ses épaules.

La réponse le surprit. C'est pour ça que je suis là.
Oh.
Quelle étrange idée avait eu le destin de les rassembler à cet instant où ils nageaient dans de semblables tourments. Peut-être quelque-chose dans l'univers - peut-être les dieux - avait senti qu'il y avait là une occasion unique de les rassembler, parce qu'autrement, hors des temples et hors de ces sentiments, ils étaient trop différents. Les yeux bleus du jeune loup s'arrondirent légèrement de surprise, encore à demi noyé des larmes de son chagrin. Dough lui retourna la question, et eut à nouveau un geste d'encouragement à son égard. Le genre de chose qui touchait Elvazio, qui le faisait se sentir un peu moins seul, un peu moins pitoyable et inintéressant.

Il déglutit, baissa les yeux un instant vers le bassin où le liquide lumineux jetait sur eux ses rayons, puis répondit doucement :

"Oui."

Court silence.

"Ca fait plus mal que ce que les histoires racontent."

Sa voix s'était faite murmure, alors que ses iris azur se perdaient dans les remous de la fontaine, sur les reflets colorés qui ornaient sa margelle, sur les pattes de la statue de la Renarde. Il finit par relever les yeux vers Dough et ajouta doucement :

"J'espère que pour toi ce n'est pas le cas... je crois que ce n'est pas toujours le cas."

C'était un peu maladroit, mais il s'était rendu compte soudain qu'il oubliait le fait que son frère était peut-être tout simplement heureux. Peut-être que le loup qui avait ravi son coeur était disciple de la Renarde et que c'est pour cela qu'il se trouvait ici. Ou peut-être pour demander conseil à la seule divinité apparmement féminine de leur panthéon.