Sous un même soleil - Ajani.

Une fois les succintes présentations, l’énoncé de la situation et l’offrande de leurs présents faits, il leur fallait s’éloigner seule à seul pour aborder la suite des choses.
Du coin de l’oeil, elle vit que Dag et Méridor seraient agréablement pris en charge par les locaux -elle n’en avait pas douté- qui déjà se montraient accueillants, et Narcy prendrait leur suite où qu’ils aillent. Il avait pour avantage de savoir se faire discret, en bon disciple du Dieu qu’ils avaient en commun, et ne serait pas encombrant.
Quant à Sakura, elle lui faisait confiance pour se retrouver un peu plus tard à leur point d’arrivée. Une fois cet échange conclu, elles repartiraient ensemble vers leurs terres.

Ce n’était que l’affaire de quelques foulées pour ne plus être à portée d’oreilles, où pourrait s’entamer la discussion, mais Anita se laissait volontiers guider par l’Oracle pour que celle-ci se fasse au rythme d’une promenade sur leurs terres - ils iraient là où il voulait bien la mener, à travers ces champs fleuris et ces vastes prairies.
L’hybride n’attendit cependant pas bien longtemps avant de se lancer dans le dialogue, après un rapide regard en arrière pour confirmer que la distance était suffisante avec le groupe qu’ils laissaient derrière.

— J’espère qu’ils ne vous causeront pas trop de soucis. Ils sont plutôt autonomes, ils devraient se débrouiller.

Elle jeta sur lui ses yeux rieurs. Son entrée en matière se fit sur le ton de la plaisanterie, mais il s’agissait pour elle de détailler davantage ce qui avait pu amener leurs deux panseurs à être surveillés en permanence par une présence guerrière de leur meute.

— Navrée de devoir imposer l’une de nos Epées en plus. Il se trouve que l’un de vos deux invités a une situation familiale compliquée, il est possible qu’il soit en danger en s’éloignant de la meute.

Et ma collègue ne vous fait pas confiance pour garantir sa sécurité sur vos terres.
Malgré son caractère franche, Anita était aussi suffisamment lucide et diplomate pour savoir qu’il n’était pas bon d’introduire pareillement la chose. Premièrement vis à vis de Holly, dont il serait peu recommandable de se dissocier aux yeux extérieurs quels que puissent être leurs points de désaccord - ensuite pour l’insulte sous-jacente que cela pouvait représenter.
Enfin, Anita ne l’était de toute façon pas entièrement, en désaccord.
Si elle peinait à penser que la menace de cette mystérieuse famille puisse être aussi sérieuse que ne l’étaient les inquiétudes de la bleue, elle était en revanche prompte à appliquer un principe de précaution et à faire en sorte que Méridor ne soit pas en danger hors de leurs terres.

Après tout, la dernière fois qu’il les avait quittées seul et dans la précipitation, c’est à moitié mort qu’elle et sa soeur l’avaient ramené. Elle ne pouvait pas le nier.

Mais là où elle aurait voulu placer une plus forte confiance dans les Nakhus en leur demandant de gérer eux-même cette singulière protection, Holly avait insisté pour que les leurs s’en chargent d’eux-même.
La poire avait été coupée en deux - Narcy et Sakura se relaieraient pour assurer leur garde rapprochée, et Anita exposerait le détail de la situation à l’Oracle pour solliciter leur soutien dans cette tâche.

— A vrai dire, au vu de la potentielle menace, nous avons failli en envoyer deux. Mais notre dernière… Collaboration nous a aussi montré que les Nakhus ont leur propre façon de se défendre.

Elle avait été présente à la démonstration d’acupressure, avait vu l’expression d’étonnement sur le visage de sa tante Pepper, alors encore leur Alpha si respectée.

— Méridor sera-t-il en sécurité ici, et les vôtres accepteront-ils de le défendre en cas de présence hostile ?

La louve ralentit un instant le pas, pour laisser ses yeux améthystes s’ancrer dans les prunelles pâles du grand loup.
La question avait été posée sans détour, restait à voir si elle pourrait ramener réponse satisfaisante à son amie.

Un pleine patrouille Etelkru s'était aventurée sur leurs terres ce jour-là - pas qu'ils n'en avaient pas l'habitude, puisqu'ils y circulaient librement, notamment pour se rendre à la Bibliothèque, mais cette fois c'était pour une raison bien autre - et avait poussé jusqu'à leur coeur pour les rencontrer. Par chance, c'était l'Oracle qui les avait croisés en premier et quelques mots avaient suffi pour qu'il comprenne la teneur de leur demande, et accepte sans broncher d'accueillir ces deux nouveaux disciples au sein de leurs terres. Il avait écouté sans les commenter, à peine en acquiesçant, les noms et rôles de chacun, et son regard s'était fait presque malicieux pendant une fraction de second lorsque la dénommée Anita l'avait informé des siens. Ca, il en avait déjà eu connaissance quelques temps auparavant. De ça, et d'autre chose qu'elle ne lui disait pas. Et cela levait dans son esprit une interrogation, sous laquelle il ne mettait aucune cause malveillante cependant. Les Etelkrus étaient plus méfiants qu'eux et sans doute était-ce jugé come une information sensible pour les premiers instants.

Elle accepta avec politesse de se joindre à lui pour qu'ils parlent à l'écart du groupe, et leurs deux silhouettes dont le seul point commun était la haute taille s'éloignèrent dans les hautes fleurs des Champs Mystiques. L'Oracle ne prit pas la parole en premier, et il s'écoula quelques instants avant que le dialogue ne se déclenche. Chacun peut-être jugeant l'autre, tâchant de voir quel était le langage de son corps, quels seraient ses premiers mots. Ajani prenait grand soin de ne laissa émaner de ses émotions que la tranquillité qui l'entourait habituellement - ce n'était pas très compliqué car il n'était pas spécialement inquiet quant à cette rencontre. Il aurait pu être joueur et lancer une parole énigmatique, mais il préféra s'affairer à trier les pensées parasites qui lui venaient lorsqu'il regardait la nouvelle Alpha Etelkru, ces bribes de connaissance et de ressenti qui venaient du fond de son esprit et, s'il en avait toujours eu conscience depuis son réveil du Cauchemar, n'avaient jamais été aussi présentes.
Ce fut donc elle qui parla en premier.

Il croisa son regard, qui allait avec sa voix en étant amusé, et ses oreilles tressaillirent lorsqu'elle parla de la présence d'une Epée, le rang guerrier de leur meute. Son discours était intriguant d'ailleurs, tout comme la question qui suivit. Elle lui demandait s'il jugeait ce loup, Méridor, en sécurité chez eux, mais quelle que soit la réponse qu'il lui fournirait elle laisserait dans son ombre un des leurs au cas où. Malgré tous les mots qui avaient précédé, les derniers assénaient la vérité. Ils ne leur faisaient pas confiance pour ça.

"Ceux que nous accueillons sont traités avec les mêmes égards que les Nakhus de rang." Répondit-il de son timbre grave. "Peu nous importe leurs origines, le dieu qu'ils vénèrent ou la durée de leur séjour. Certains resteront, pour d'autres nous ne serons qu'une étape. Mais durant leur passage, ils deviennent des membres de notre famille. Et nous protégeons notre famille."

Il savait que ces mots résonneraient en la louve, car sans en connaître les détails il percevait combien la famille était importante pour elle. Le lien qu'il avait avec les différents loups qui avaient partagé son Cauchemar le lui certifiait. Les nakhus n'étaient pas prompts à se montrer offensés, toutefois il espérait qu'elle comprenne par là ce que leur choix sous-entendait : qu'ils ne croyaient pas les enfants de la Corneille capable de protéger les leurs. Il n'y avait pas d'offensive dans cette idée ; un simple constat, qui signait un premier parti pris dans les relations entre leurs deux meutes.

"Je n'avais pas eu l'occasion de vous féliciter, Hollyock et toi, pour votre accession au titre d'Alpha. Ni de vous présenter mes condoléances pour la perte de votre Alpha Pepper." Ses yeux ne quittaient pas les orbes améthystes de la louve. "J'ai cru également... comprendre que votre dieu Anaconda avait une nouvelle Prêtresse."

C'était une première dans l'histoire des Etelkrus, et cela les rapprochait d'une étrange manière des Nakhus. Un loup autre que l'Oracle prenait la double casquette ; était-ce le symptôme d'une inclinaison de plus en plus religieuse de la meute belliqueuse ? Il ne put empêcher un peu d'amusement d'émaner autour de lui, parce qu'il était heureux en ces temps où beaucoup de choses lui souriaient, et qu'il anticipait un peu la surprise que pouvaient provoquer ces révélations chez Anita. Peut-être se douterait-elle qu'il y avait un peu de Yurai là-dessous, maintenant qu'lele ausi allait partager les songes de l'un des Sept.

L’Oracle ne tarda pas à répondre de sa voix grave et apaisante. Plusieurs phrases s’imbriquèrent jusqu’à en arriver à une conclusion qui paraissait somme toute logique, tout comme elle touchait l’un des points d’incompréhension principaux entre Nakhus et Etelkrus.
Pour protéger leur famille, les Etelkrus avaient fait le choix d’être intransigeant sur les loups traversant leurs frontières.
Pour protéger leur famille, les Nakhus laissaient libre passage à toute âme venant sur leurs terres.

Si Anita n’était pas foncièrement en accord avec la première des positions bien qu’elle comprenne les évènements l’ayant motivée, la seconde demeurait largement questionnable.
Et source d’une forme de fascination, aussi.
La politique des disciples de la Corneille était ainsi depuis des décennies. Pour qu’elle le reste, elle ne voyait là que deux solutions - soit les Nakhus n’avaient jamais essuyé de drame dû à leur volonté d’ouverture, soit ils possédaient une incroyable capacité de résilience qu’aucune épreuve ne saurait faire vaciller.
Dans le cas de la première option, cela amenait une autre question. Comment ?

Comment ne jamais avoir fait face à ce qu’il y avait de plus mauvais chez le loup ? Comment, quand les Etelkrus avaient été confrontés à la violence gratuite d’individus s’immisçant chez eux dans le seul but de blesser, à des êtres mauvais venues enlever un nouveau-né du flanc encore chaud de sa mère, et à d’autres tragiques évènements encore… Eux, les Nakhus, en étaient épargnés ?
Une des possibles réponses aurait été de simplement affirmer que voir tant de bienveillance avait tendance à apaiser même le plus malintentionné des loups.
Mais Anita, si elle était partisane de ne pas juger du premier regard et croyait en la rédemption et l’évolution possible du même du plus désespéré des cas, n’était pas naïve pour autant.

Certains avaient juste des âmes noires, des coeurs tâchés par la vie ou la malchance, ou que savait-elle d’autre encore - peut-être des individus effleurés par le Chaos lui-même. Car elle savait qu’il avait un visage, pour l’avoir vu.
Si eux étaient la création des Sept, certains n’étaient peut-être que des rebuts lâchés sur terre sans autre vocation que de répandre douleur et colère sans la moindre justification logique à leurs actes.

Et ceux-là, aucune patte tendue ne saurait les relever.

Alors, soit c’était la deuxième option, soit ils faisaient preuve d’une bonne étoile à toute épreuve, éloignant les plus sombres des hasards loin de leurs terres. A moins que cette bonne étoile ne fut Yurai elle-même, les gardant de tout malheur.
Auquel cas, Anita ne saurait pas réellement quoi en penser.
Si ce n’était qu’elle ne doutait pas de la sincérité d’Ajani, dans tous les cas.

Finalement, quelles que fussent les raisons de leur ouverture sur le monde… Il fallait bien admettre que cela avait l’air de fonctionner, pour eux.
Et elle ne pouvait s’en empêcher d’en être un brin admirative.

Bref ; toujours était-il que si le grand mâle blanc lui certifiait dans les yeux que peu importe ce qui était garant de leur bonne fortune s’étendait également aux loups de passage n’appartenant pas à leur clan et que Méridor et Dag ne risquaient rien, elle ne pouvait que le croire.
Et le faisait bien volontiers.

La louve acquiesça, d’un geste outrageusement simple pour conclure ce qui fut finalement un si long fil de pensées.

— Bien. Je n’en doute pas. Régner à deux est parfois une affaire de compromis.

Sa voix était sincère, et elle ne doutait pas qu’Ajani en comprendrait à son tour le sous-entendu.
Si elle-même avait davantage insisté pour les laisser gérer la garde sur leur propre territoire à leur manière, elle n’était pas certaine qu’Holly aurait cédé.
Et loin de là son désir que de le lui forcer la patte. D’autant quand cela concernait le bien-être et la sécurité d’une personne lui étant chère.
Le dirigeant Nakhu reprit la parole. Elle accueillit ses félicitations d’un hochement du museau et accepta ses condoléances d’un mouvement d’oreille - elle ne s’étonna pas outre-mesure que la nouvelle ait porté jusqu’ici depuis le temps, la mention de Pepper piquant brièvement son coeur et tordant ses lèvres dans un sourire un peu plus triste.
Mais cela ne dura pas, quand il enchaîna d’une nouvelle phrase.

Elle manqua de faire une halte dans sa marche pour tourner la tête vers lui, sourcils haussés, pendant la demie-seconde de surprise qui s’imposa à elle. Les Prêtres et Prêtresses des Dieux étaient rarement un sujet qui s’éventait, et elle doutait que beaucoup de loups étrangers à leur meute n’aient même connu l’actuelle Prêtresse de Kiro, sa mère Sheina.
A moins donc de l’aboyer sur toutes les collines, leur identité demeurait généralement secrète.

A moins que.

Sa surprise ne se mua en nul autre qu’un énième sourire - large, celui-ci.
La lueur dans ses yeux se fit taquine, en écho avec cette vague sensation qu’elle sentait étrangement émaner autour d’eux tout d’un coup.

— Il est vrai. Une deuxième Prêtresse, pour être exacte. Kiro est un Dieu facétieux.

Même si elle ne confirma pas directement qu’elle avait compris qu’il savait que c’était d’elle dont il s’agissait - car sinon, pourquoi le mentionner à cet instant ?, ses yeux pétillants n’en disaient pas moins, tout comme le ton affectueux qu’elle avait pris pour parler de l’Anaconda.
La même voix que l’on prendrait pour sermonner gentiment un membre de sa famille.

— Je n’arrive pas à savoir s’il avait une idée en particulier derrière la tête à vouloir faire de moi une Prêtresse en plus d’une Alpha, ou si sa décision avait été prise bien avant que mon nom soit envisagé pour la succession et qu’il a simplement été trop têtu pour changer d’avis. Qui sait, le résultat pourrait être intéressant ?

Son museau s’était levé vers les cieux, pensif.
Au moins, cette discussion avait rapidement pris une inflexion qui lui permettait de confirmer une partie de sa théorie. Ce cauchemar que nombre loups avaient fait cachait finalement davantage de secrets qu’un simple délire collectif.
Holly avait su des choses sur cet Ajani, comme elle avait su des choses sur Dez… Probablement sur elle, aussi.
Elle-même en revanche ne se sentait pas différente vis à vis d’eux, ne semblait pas partager ce lien étrange. Mais Ajani avait lui fait partie du cauchemar, et elle s’était alors demandée si de son côté aussi, le lien s’était créé.

Ce qu’il avait su de son rôle auprès de Kiro semblait le lui confirmer.

Cela aurait tout aussi bien pu être une vision de la part de Yurai, mais le contenu des visions, dans le cas où il serait similaire pour un peu tous… Avait semblé plus flou. Moins à même de donner information si évidente et si claire.

Dans le cas présent, ce n’était rien de grave.

Mais ce lien étrange pouvait être un avantage… Tout comme une arme, sans savoir qui de l’autre côté avait pu apprendre des choses sur eux.

En tout cas, elle savait désormais que si Yurai éloignait peut-être les êtres en quête de violence, elle n’en chassait pas pour autant les cauchemars.

La réponse d'Anita fut un peu surprenante à ce stade de leur échange, peut-être symptômatique aussi d'un bourgeon de mésentente déjà présent chez les nouvellement nommées Alpha. Régner à deux est parfois une affaire de compromis. L'Oracle ne commenta pas, se contentant de noter soigneusement ce détail. Les Etelkrus n'étaient pas connus pour être une meute stable et qui ne faisait pas de vagues. Si un futur dans lequel leurs chefs se déchiraient venait à arriver, ce ne pourrait être que de mauvais augure pour tout le Continent.

Il vit la peine qui se dessina brièvement sur le museau effilé et ressentit dans un bref éclat les émotions que cette louve avait pu avoir pour feu son alpha. Cela ne dura qu'un instant, puisque ses mots peignirent ensuite sur ce même museau une expression étonnée. Lui était resté de marbre, allant à son pas tranquille, n'était que son aura qui s'était un peu allégée. Finalement, ce fut un sourire qui lui répondit et quelques paroles chargées d'une affection qu'il pouvait comprendre - même s'il avait le sentiment de ne pas l'éprouver à semblable teneur. Lorsque les Nakhus parlaient de Yurai, derrières leurs mots se cachait un respect et une dévotion profonde, une confiance absolue comme celle que le louveteau place en sa mère. Elle était leur pilier, celle en qui ils croiraient toujours. Le symbole de la sagesse et de la rédemption qui faisait le coeur de leurs valeurs, le dessin de leur étendard. Il percevait dans le ton d'Anita une familiarité que les Nakhus ne se permettaient pas avec la Corneille, peut-être parce qu'elle n'avait pas à leur égard le même comportement que l'Anaconda. Cette pensée ravivait en lui le désir de découvrir cette divinité dont le mystère était jalousement gardé derrière des frontières infranchissables aux étrangers. La question resta flottante au fond de son esprit - après tout, qui mieux que la Prêtresse de Kiro pour le lui présenter.

"Je ne peux dire le contraire." Répondit-il finalement.

Lui-même supportait les deux rôles depuis bien des années sans que cela aie eu - du moins l'espérait-il - de conséquence dramatique sur l'évolution des Nakhus. Il y avait, pour lui, une singulière différence entre un chef conseillé par celui qui écoute un dieu, et un chef qui porte lui-même la voix de ce dieu. Il n'était pas assez naïf pour songer que les dieux ou les loups Etelkurs souhaitaient emprunter un chemin de paix et d'harmonie ; leurs divinités mêmes incarnant la malice et le combat ne les tournaient pas vers cette route-ci.

"Et vous, qu'en pensez-vous ?" Dit-il finalement, et ses yeux clairs qui s'étaient égarés sur les chmpas alentours revinrent aux prunelles violacées de la louve. "Est-ce là... votre place ?"

Après tout, il ne faisait pas de doute qu'une telle décision avait suscité de nombreux débats, probablement que beaucoup de loups avaient donné leur avis sur la question. Mais y avait-il eu quelqu'un pour simplement se demander ce que la principale concernée en pensait, et surtout si c'était là une chose avec laquelle elle se sentait en harmonie, sans émettre de jugement ou de questionnement ? Il ne chercha pas dans les flashs et les ressentis la réponse à cette question, ni à celle qu'il avait posée. C'était de la voix d'Anita qu'il souhaitait l'entendre.

Quelques instants passèrent avant que l'Oracle ne reprenne la parole. Là encore elle se laissa aller à une mine amusée -  bien évidemment, qui d'autre que le dirigeant Nakhu pour accorder autant d'intérêt à cette situation ?
Avant qu'elle n'acquiert ce statut, le grand loup blanc était le seul dont le statut lui conférait à la fois le rang de chef de meute et celui de prêtre divin.
Cela faisait probablement quelques décennies que les choses se passaient ainsi, et que seuls les disciples de la Corneille vivaient avec pareil meneur -  la voix directe de leur unique Déesse.

Y avait-il une raison ?
Une forme de non-dit, d'accord passé entre les Sept pour qu'à l'exception de l'Oracle, les autres prêtres et prêtresse aient pour rôle d'être obligatoirement distingués du reste sans pouvoir mêler autre fonction ?
Si tel était le cas, Kiro avait-il brisé cet interdit pour son simple et malin plaisir, ou lui fallait-il chercher plus loin?
Quel serait son rôle ?

La question qu'Ajani posa ensuite fit vaguement écho  à ses propres pensées, bien que différemment formulée.

Elle prit le temps de la réflexion, laissant ses yeux divaguer encore une fois sur les vallées verdoyantes, avant de lui répondre.

— Si je pensais le contraire, je m'opposerais à la fois à une volonté divine et à celle de mes anciennes supérieures, qui sont également ma famille. Ça fait beaucoup, non ?

Un rire léger quitta sa gueule avant de se dissiper.
Même si elle le disait sur le ton de la plaisanterie, ce n’était pas tant éloigné de sa conclusion. Qui était-elle pour considérer que de si éminents personnages étaient dans l'erreur ?
Elle était toujours prête à relever un défi. Si ceux en qui elle avait foi et confiance l'en pensaient capable, elle allait faire face et essayer de toutes ses forces d'en être à la hauteur.
Ses traits restèrent marqués par l'amusement alors qu'elle secoua de quelques mouvements sa tête de gauche à droite, puis reprit la parole.

— Plus sérieusement, il y a au moins l'un de ces deux rôles que je peux affirmer être ma place. Je pense que l'on devine aisément lequel.

Nouveau sourire, nouvel éclat taquin au fond de ses prunelles.

— Quant à savoir si la combinaison des deux sera une réussite, je m'y appliquerai, je ne pense pas que ça soit incompatible. Je doute que l'Oracle Nakhu puisse me contredire sur ce point.

Anita inclina l'encolure, se penchant en avant de sorte à regarder le grand mâle d'un autre angle - comme pour n'analyser, chercher en lui une réponse ou une indication. Elle restait ouverte à tout conseil ou commentaire.
Après tout, qui de mieux placé que lui ?

— Mais je n'aurai pas le dernier mot.

Les Etelkrus l'auront.
Seule sa meute, ses proches, sauront dire si la situation actuelle leur convenait et pouvait s'ériger comme un avenir durable ou bien si au contraire il lui fallait renoncer à l'une des deux positions. Si d'elle-même elle ne se trouvait pas d'abord face à l'évidence, un matin, que les choses ne fonctionnaient pas et que sa place était ailleurs.
Si cela devait arriver, son choix était déjà fait, bien évidemment. Et elle n'en serait pas spécialement chagrinée. De beaucoup d'adjectifs on pouvait la qualifier - dévouée, passionnée, appliquée - peut-être même bornée et têtue sur certains points ; mais l'aveuglement et l'avidité n'en faisaient pas partie.
Le chemin qu'elle entrevoyait et qu'elle pensait pouvoir offrir aux Etelkrus, elle ne l'imposerait pas par la contrainte ou la force.

S'ils décidaient qu'ils n'en voulaient pas et y étaient vraiment réfractaires, et bien... Ils seraient libres de choisir autre meneur pour les éclairer de sa lumière.

— J'imagine que les Nakhus n'ont jamais contesté la dualité de l'Oracle, ni sa légitimité ?

Ses yeux se braquèrent à nouveau dans les siens, curieux.

Cette rencontre eut au moins le mérite de faire comprendre à l'Oracle que la nouvelle Alpha Etelkru était une louve d'apparence sympathique. La candeur qu'il était parvenue à garder en lui au fil des années voulait croire qu'il ne s'agissait pas que d'apparence et qu'elle ne lui jouait pas un numéro de charme pour être certaine qu'il ne leur chercherait pas de noise. Une part un peu plus adulte de lui restait sur la réserve, l'intimait à la prudence. Mais le décalage entre les précédents chefs de l'autre clan et celle qui se trouvait devant lui était palpable. Pepper et Annette avaient eu une aura certaine d'autorité, surtout au milieu des leurs, mais pas cette espèce de présence solaire et riante. Il se demanda si les Etelkrus choisissaient leurs chefs, si ceux qui quittaient le trône nommaient leurs successeurs, ou s'il s'agissait d'une sorte de chose hérédiatire. Après tout, Anita était la fille de l'une des précédentes reines, et Holly avait presque ce rang-là elle aussi.

Il ne répondit pas immédiatement à sa remarque - puisqu'elle semblait bien partie pour continuer sa part de la disucssion - mais ce trait d'humour éveilla un réel questionnement en lui. En plus de la confirmation que le passage de flambeau se faisait selon le choix des précédents Alphas. Les parents étaient-ils les plus aptes à juger leur progéniture digne d'un tel rang ? A partir du moment où des chefs qui choisiraient les suivants avaient des enfants et que ces enfants étaietn grands, cela ne les mettait-il pas sur une marche plus haute que les autres loups du clan pour leur succéder ? Être apprenti ou enfant de chef était-il là l'unique voie pour accéder autrône Etelkru, faisant de certains loups des bienheureux par simple chance, parce qu'ils avaient été des louveteaux que la bonne personne avait pris sous son aile ou parce qu'il étaient nés dans la bonne portée ? Le moment n'était sans doute pas exactement le bon pour un débat de la sorte, il ne s'agissait pas de mettre à mal leurs relations avec les Etelkrus à grand coup de remise en question de leur manière de faire. Mais l'oracle se promit d'en discuter avec l'un de ses comparses pour avoir un autre avis sur la question, un jour.

Elle continua à parler, exprima sa pensée, parla de lui à la troisième personne en le lorgnant de côté d'un air malicieux. Un instant durant il eut l'impression d'être un vieux chat qu'un chaton venait asticoter pour tester ses limites. L'image manqua de lui arracher un sourire, qu'il contint. Il se contenta d'hocher la tête lorsqu'elle le prit à témoin, puisqu'effectivement il n'était pas en position de nier. Pour sa part, il avait l'impression que les choses avaient plutôt bien fonctionné - mais il ne doutait pas que le rang de chef Nakhu n'avait pas les mêmes implications que celles du chef Etelkru. Les enfants de Yurai étaient à la fois plus calmes et plus indépendants de leur hiérarchie, puisque la confiance que tous avaient les uns envers les autres était le ciment qui les liait.

Il se demanda brièvement qui aurait le dernier, si elle ne l'avait pas. Ces mots sonnaient un peu étrangement, puisqu'il n'était pas certain de leur sens. Peut-être parlait-elle des Etelkrus, du peuple qui la jugerait - mais quel pouvoir avait la meute puisqu'elle ne choisissait pas ses chefs ? Pouvait-elle les détrôner ? Que se passait-il alors, les déchus choisissaient-ils une succession précoce qui restait dans cette espèce de lignée ? Peut-être parlait-elle de ses mentors, ces louves qui l'avaient placée-là, mais cela signifierait qu'elle n'était qu'à moitié chef si des yeux inquisiteurs la surveillaient encore. Certes, il n'ne restait tristement plus qu'une paire, et une paire parente.
Peut-être parlait-elle de Kiro. Mais il en douta. Ce qu'il savait du dieu Anaconda ne lui faisait pas songer que ce dernier s'importunerait à savoir si sa Prêtresse s'en sortaot comme cheffe ou non. Peut-être se trompait-il et la vision qu'il avait du dieu jaune manquait-elle d'affection.

"Non, en effet." Répondit-il aux prunelles violacées qui s'étaient à nouveau accrochées aux siennes, interrogatives. "La hiérarchie est cependant d'une moindre importance chez nous que chez vous, il me semble."

Les Nakhus ne vivaient pas dans une meute bien encadrée où chacun devait marcher au pas ou avoir un rang précis. C'était sans doute une question de philosophie. Comme la question de leurs frontières ouvertes ou de l'aide qu'ils offraient à tous ceux qui la demandaient.

"Si un Oracle devait abuser de son pouvoir, je pense pouvoir dire sans grand risque qu'à la fois notre déesse et notre peuple le rejetteraient. Ils ne serait plus ni chef ni prêtre." Ajouta-t-il.

Ses mots exprimaient mal ce qu'il voulait illustrer - l'espèce de fusion qu'il y avait entre la famille des Nakhus et celle qui veillait sur eux depuis le Panthéon. Il releva les yeux vers elle et acheva avec un sourire léger :

"J'imagine que porter les deux responsabilités est accepter de satisfaire à deux jugements bien différents."
Celui des loups et celui des dieux.

Si la louve avait voulu sonder le visage de l’Oracle pour essayer d’anticiper sa réponse avant qu’il ne lui offre, elle aurait eu bien du mal à le faire.
Les traits d’Ajani semblaient faits pour rester figés dans cette neutralité tranquille qu’il arborait, à l’exception des occasionnels petits sourires ou de l’amusement qu’elle avait parfois senti se diffuser de sa personne sans vraiment comprendre comment.
Quoi de plus naturel pour le chef des Nakhus, cependant, que d’être totalement maître de lui-même, de ses émotions et de ce qu’il offrait aux autres ? Elle ne se serait pas imaginé un individu sanguin à leur tête. Le grand loup blanc avait la particularité d’être d’ailleurs à la fois très ressemblant à l’idée qu’elle aurait pu se faire du dirigeant des Nakhus si elle avait dû se l’imaginer de zéro tout en étant très différent.
Il finit par ouvrir la gueule pour lui répondre de sa voix placide, et elle écouta avec la même attention qu’il avait pu avoir pour elle, laissant chaque phrase s’emboîter à leur rythme sans l’interrompre.

Elle hocha la tête aux premières paroles, assimilant cette donnée sans qu’elle ne perturbe le tableau qu’elle avait établi. Il n’y avait aucun doute que leurs hiérarchies étaient interprétées différemment, au moins par les membres de la meute – peut-être par ceux qui constituaient ces grades aussi.
La suite lui fit cependant ouvrir des yeux un peu plus ronds.
Ce qu’il avait dit était logique et pourtant surprenant, quelque part. Puisque l’Oracle à la tête des Nakhus était l’élu de la Déesse à ce poste, il était déjà très étrange d’envisager qu’un agneau de la Corneille puisse s’égarer de son chemin au point d’abuser de son pouvoir sur ses pairs, mais soit – on ne savait jamais ce qui pouvait arriver.
Une petite partie d’elle, peut-être victime de stéréotypes sur les Nakhus qui pullulaient sur leur coin du Continent, se les imaginait dociles et prêts à accepter beaucoup de choses, au point de pouvoir s’aveugler et suivre en toute situation le mot de leur chef sans le remettre en question.
Mais à en croire Ajani, ce ne serait pas le cas, et chaque membre de la meute tout comme la Déesse semblait prêt et apte à remettre en question la légitimité de leur chef si les circonstances le demandaient.

— Nos meutes ne sont donc pas si différentes sur ce point. Par le passé certains Alphas ont été écartés par la voix du clan, et aujourd’hui encore je pense que si le mécontentement gronde, il ne restera pas caché bien longtemps avant d’éclater.

Et elle préférait cette honnêteté franche à des murmures dans le noir.

— Mais dans mon cas, si je devais ne plus être chef, je resterais Prêtresse malgré tout. Parce que ce sont deux rôles qu’on m’a confiés mais qui ne sont pas liés. Les valeurs de Kiro ne dictent pas notre meute plus que celles de Dairo ou d’Aka, alors que je sois sa Prêtresse ne fait pas de lui un Dieu supérieur juste parce que je suis Alpha en même temps.

Quand Yurai, elle, était seule voix dans leur meute. Ses valeurs étaient aussi bien plus centrées sur la philosophie de l’esprit que ne l’étaient celles de Kiro, il fallait bien l’avouer : nul doute que cela jouait dans la balance. Vivre dans la meute de la Corneille, c’était nécessairement respecter le cadre de vie qu’elle donnait, alors qu’eux Etelkrus se retrouvaient parfois à piétiner quotidiennement ce qui représentait certains de leurs Dieux tant les valeurs de leur Trinité pouvaient s’opposer sur plusieurs points.
C’était ce qui les rendait si farouches et changeants, aussi, comme un océan agité de vagues contraires.
En bref, si elle avait pu voir et entendre le doute de ses comparses à son ascension en tant que meneuse, ce même questionnement n’avait pas eu lieu pour sa nomination de Prêtresse. Sans doute était-il une évidence pour beaucoup qu’elle ne fusionnait que trop bien avec l’Anaconda pour qu’il en soit autrement.
Et Kiro lui-même, elle le savait, n’interférerait pas dans sa gestion du clan.

Quand l’Oracle incarnait une parfaite fusion entre divin et mortels et traçait un axe droit entre tous, elle se voyait plutôt comme un corps portant deux têtes restées indépendantes l’une de l’autre.

Un temps passa, avant qu’Anita ne reprenne la parole.

— Je déduis de certains éléments que vous avez fait un jour un cauchemar et que depuis, vous savez certaines choses sur certains loups, comme Hollyhock et moi. Correct ?

Le changement de sujet était peut-être abrupt, mais c’était après tout l’un de ceux qu’elle avait promis à sa comparse d’aborder – pour tirer au clair cette histoire qui avait tant agité l’Alpha bleue.
Son visage affichait à nouveau une expression bien plus amusée que pensive et il ne pouvait faire de doute que malgré la tournure de ses phrases, il n’y avait pas d’accusation ou de tentative de le piéger dans sa voix.
Juste un certain plaisir à toujours interroger plutôt qu’affirmer, même quand elle pensait pouvoir le faire.

Si le loup blanc restait jusque-là impassible, ne laissant passer sur son visage et dans son aura que quelques soubresauts d'émotions, l'alpha Etelkur en revanche faisait preuve d'une grande expressivité. Une expression de surprise non dissimulée se peignit sur son museau fin lorsqu'il évoqua le fait qu'un oracle pût être déchu par son peuple et sa déesse... et lui-même fut étonné par sa réaction. Sans doute parce qu'il n'était pas né et n'avait pas vécu les importantes premières années de sa vie chez les Nakhus, il avait une vision bien à lui des valeurs qu'ils portaient. Il avait appris petit à se battre pour ce qu'il considérait comme juste, et avait gardé plus ou moins cette ligne de conduite chez les enfants de la Corneille. Certes, il ne s'agfissait pas exactement des mêmes combats. Mais les cicatrices qui l'avaient petit à petit couturé montraient que la vie d'Oracle était loin d'être une espèce de retraite monastique consituée en dix années de méditation profonde et de paroles prophétiques données aux jeunes loups arrogants. Non. Il était un Oracle qui montrait les croc spour défendre ce qu'il jugeait juste, qui faisait de ce grand corps que la nature lui avait donné une barrière pour protéger les siens, de ses pattes puissantes une arme pour rejeter ses ennemis.

Anita finit par reprendre la parole, avec des mots qui illuminèrent imperceptiblement le glowstick du lion blanc, en même temps que l'atmopshère se réchauffait autour d'eux. Bien-sûr. Bien-sûr qu'ils n'étainet pas si différents. Il était si rare de l'entendre de la bouche de ces Etelkrus qui les lorgnaient avec un peu de ce mépris affectueux des puissants envers ceux qu'ils jugent plus faibles qu'il ne put que se trouver ravi qu'elle en vienne elle-même à cette conclusion. Peut-être ces nouvelles alphas allaient-elles changer les choses, dans le bon sens. Ces quelques mots, si peu nombreux mais si importants, lui donnaient de l'espoir.

Il hocha la tête lorsqu'elle continua en parlant de Kiro et répondit :

"Les valeurs de vos divinités se prêtent d'avantage à être rassemblées pour guider une meute." Il était difficile d'imaginer un groupe viable basé uniquement sur l'agilité ou la force, de son point de vue. "Cette diversité fait sans doute partie de vos forces. Comme notre unité des notres et notre lien avec Yurai."

Ils étaient différents sur ce point-là, il ne pouvait le nier. Comme l'étaient les raeders et leur culte de l'Océan, qui proposait encore une vision différente des croyances que les loups pouvaient avoir, qui pouvaient les guider au fil de leur vie.

Après un moment, elle parla à nouveau pour évoquer le cauchemar. La chaleur qu'il y avait dans l'aura de l'Oracle vacilla un instant à ce souvenir, qui lui jetait des frissons. Souvent, les réminescences de cette nuit-là se mêlaient aux Bêtes pour créer denouveaux songes horrifiques et le tirer de ses nuits. La légèreté avec laquelle Anita en parlait laissait penser qu'elle n'avait pas été si impactée que lui par ce rêve-là - mais peut-être n'avait-elle pas connu en préquel les visions du modne rouge, qui faisaient craindre ensuite tous les cauchemars de ceux qui les avaient vécues.

"Exact." Répondit-il. "Sur d'autres loups également... Tous ceux que j'ai vu là-bas."

Il posa sur elle un regard légèrement teinté de curiosité et ajouta :

"Comment se fait-il que vous n'ayez pas ces... connaissances ? N'avez-vous eu aucune conséquence de ce cauchemar ?"

Cela expliquait peut-être qu'elle ne fut pas trop effarée en y songeant. Peut-être que la rançon d'avoir développé ce don était cette caresse glacée qui lui courait le long de l'échine lorsqu'il l'évoquait. Il ne chercha pas dans ces étranges connaissances la réponse à sa question, attendant plutôt ce que la louve ailée allait lui répondre.

Le résumé que fit Ajani de leur Trinité en reprenant le fil après elle lui fit hocher la tête.
Oui, des valeurs qui se rassemblaient pour guider plutôt qu’un corps uni comme ils pouvaient l’être – cela recoupait avec les pensées qu’elle avait eu quelques instants auparavant. Elle ne put s’empêcher de se demander malgré tout quelles étaient les spécificités et les limites de cette unité qu’il répétait volontiers.
S’agissait-il simplement de rester soudés les uns aux autres et d’être prêts à se soutenir, ou bien était-ce encore plus restrictif ? A quel moment un individu était considéré comme ne faisant plus vraiment partie d’une unité commune –  était-ce même possible tout en restant Nakhu quand même ? Et que se passait-il pour un enfant né dans leur meute qui évoluerait finalement sur des valeurs différentes tout en souhaitant rester auprès des siens – quelles options pour lui ?
Les Etelkrus avaient de nombreux défauts – assez sans doute pour qu’en interrogeant n’importe quel canidé du continent chacun puisse en énoncer. Mais sur ce point, la diversité de leurs divinités et le large spectre de leurs valeurs avaient pour avantage de laisser de nombreuses voies libres pour évoluer en leur sein. Il n’était pas rare que deux Etelkrus se détestent, certains avaient sans doute même un peu de mépris pour les Dieux fondateurs qui ne seraient leurs, et un tas d’autre chose encore qu’un Nakhu verrait sans doute d’un mauvais œil. Mais à travers cela, ils restaient eux aussi unis à travers d’autres objectifs variés. Il n’y avait pas besoin d’être d’accord avec ses congénères pour s’intégrer.
Bon, ça n’empêchait pas certains de se sentir exclus et pas à leur place. Anita savait pourquoi, et ne leur en voulait pas – cela faisait partie des principaux points sur lesquels elle souhaitait jeter la lumière en tant qu’Alpha, en valorisant ce qui était par le passé peut être ignoré voire moqué dans les compétences moins guerrières ou directement utilitaires.
Sur ce point, c’était en partie chez les Nakhus qu’elle espérait trouver inspiration pour améliorer cet aspect – et que jamais plus personne ne se sente inutile et déprécié pour ses différences.

Ceci dit, un détail se rappela à elle qui fit écho avec cette cohésion annoncée des Nakhus autour des valeurs de Yurai.

— J’ai entendu dire qu’il y avait malgré tout d’autres couleurs que celle de Yurai chez les Nakhus. Donc ce n’est pas un problème de ne pas se retrouver dans ses valeurs ?

Eux-mêmes accueillaient un loup qui ne portait pas la couleur de leurs trois Dieux, mais son cas avait été un peu particulier. Pour ce qui était de la meute de Yurai, toute différence devait se remarquer bien plus vite quand une couleur divergeait d’une masse uniforme de violet.

Sur le reste, Ajani ne manqua pas de relever et de confirmer – avant de questionner à son tour. Avec une interrogation qu’elle-même affrontait bien souvent quand elle revenait se nicher par surprise au creux de ses pensées, avec toujours la même conclusion : classé sans suite.
Le regard perdu sur l’étendue végétale qui se déroulait à ses pattes, l’Alpha agita le museau de gauche à droite.

— Apparemment, non. Je ne crois pas être la seule… A moins que nous ayons un autre héritage qui se révélera autrement ? Je ne sais pas.

Non, réellement, elle ne s’expliquait pas pourquoi certains en étaient ressorti avec un lien particulier – et puissant autant qu’effrayant – tandis qu’elle et d’autres n’avaient visiblement rien eu de bouleversé dans leur routine d’éveillé. Elle releva les yeux vers l’Oracle, délaissant son air songeur pour arborer de nouveau un sourire discret mais malicieux, prête à reprendre le point qu’elle avait introduit.
Car pour connaître la faculté qu’il possédait sans elle-même y être soumise, il fallait bien qu’elle ait dans son entourage quelqu’un de concerné.

— Mais ma consœur partage cette particularité, elle. Et pour ne rien cacher, elle a appris des choses qui lui déplaisent fortement sur votre passé.

Elle n’avait probablement pas besoin de développer. Ajani s’était prouvé vif d’esprit comme de paroles, et la teneur des liens entre les Etelkrus et certains groupes était connue de tous.
En revanche… Si elle avait dit à son amie bleue qu’elle reviendrait avec un début de réponse, il lui paraissait subitement plus intéressant de laisser ce sujet être abordé entre eux à un moment ultérieur. Le rencontrer ce jour lui permettait de s’accorder avec sa première impression et d’écarter toute trace de doute qu’Holly avait pu semer à son sujet : Ajani n’était pas l’Oracle pour rien. Quelles qu’aient été ses raisons pour agir aux côtés des pirates il y avait de cela bien des lunes, le loup du temps présent n’était ni une menace, ni un menteur.
Anita était d’ailleurs persuadée que si elle avait voulu creuser cette voie, le loup blanc lui aurait révélé sans ciller ce morceau de sa vie pour l’expliquer. Au lieu de cela, satisfaite d’avoir au moins amorcé la chose, elle ne cherchait à pousser davantage par elle-même. Holly était la plus dérangée d’elles deux par ce savoir : elle rencontrerait à son tour l’Oracle bien assez tôt et ils pourraient s’expliquer comme des adultes.

— … Et je pense qu’elle vous en fera savoir les détails bien assez tôt.

L’hybride ne put retenir un clin d’œil.
Et une pensée pas très formelle de s’inviter à son tour au bout de ses lèvres.

— Je ne préfère pas savoir tout ce que vous pouvez connaître d’indélicat sur nous autres maintenant.

Sans cacher son sourire rendu plus large par l’hilarité, Anita roula des yeux. Sa remarque n’était qu’à moitié une blague : il y avait quelque chose d’un peu gênant à constater que visiblement, plusieurs loups pouvaient désormais choisir de venir fouiller en elle à propos de… De quoi exactement ?
Quelles limites à ce pouvoir qui venait d’autres puissances que leurs habituelles divinités ?

La question était intéressante, pertinente, et il prit quelques secondes pour pouvoir y répondre sans paraître maladroit ou prétentieux - pour lui qui n'avait pas la prose la plus fluide, c'était un exercice réel. Quelques pas se firent donc en silence, alors qu'il tâchait de mettre des mots sur ses pensées et sa conception des choses. Oui, les Nakhus acceptaient sans rechigner toutes les alléageances en leur sein, sans faire preuve de discrimination et en accueillant avec la même joie la réussite de chaque couleur de lumière. Cela pouvait paraître surprenant, aberrant même - comment imaginer un disciple d'Aka vivant au milieu des Nakhus ? - mais pour lui allait de pair avec la vision qu'ils avaient de l'existence et du chemin que chacun y faisait.

"En effet, tous les glowsticks sont acceptés dans notre meute." Commença-t-il, simplement pour confirmer l'information. Il releva les yeux vers elle pour continuer : "Le glowstick est tout autant un choix qu'une destinée, et aucune des qualités prêchées par les frères et soeurs de Dame Yurai n'empêche de suivre au long de sa vie le chemin de la sagesse. Vous avez sans doute déjà connu des loups sages, sans qu'ils n'arborent le violet."

On n'était pas obligé de consacrer toute son existence à la sagesse, de lui offrir son énergie, d'en faire sa vocation, pour qu'elle habite les pas et guide les décisions. Détruire dans l'esprit d'un disciple de Dairo la malice et l'imagination n'aurait pas de sens ; comme éteindre la flamme qui brûlait en les enfants d'Aka ; en revanche, les guider pour qu'ils puissent faire de ces qualités des forces pour apporter le bien au monde était là une quête bien plus intéressante.

"Nous acceptons les loups comme ils sont, pour qu'ils deviennent le meilleur d'eux-même." Conclut-il, sans savoir si c'était exactement la bonne manière d'exprimer cette conviction sans faire de quiproquo ou de malentendu. Ses prunelles claires guettèrent la réponse de sa congénère pour s'en assurer.

Le sujet du cauchemar paraissait... amuser la louve au pelage ras. Tout du moins l'idée que certains loups puissent avoir accès à certaines informations plus ou moins confidentielles au sujet de parfaits étrangers. Il y avait sans doute matière à trouver des choses amusantes si l'on s'y penchait un peu ; ce qu'il n'avait pas spécialement fait il était vrai. Elle évoqua le fait que sa consoeur alpha, qui possédait elle aussi cet étrange lien, avait peu apprécié certaines découvertes sur le passé du lion blanc. Même sans bien la connaître personnellement, il était peu difficile de savoir de quelle partie de son passé il s'agissait exactement ; il le savait - et le sentait maintenant -, la louve bleue avait al réputation d'être une Etelkru solidement accrochées aux valeurs de sa meute et elles impliquaient malheureusement une haine considérable des Raeders et de leurs actions. Si l'alpha bleue voulait venir lui en parler, cela ne le dérangeait pas. Il avait déjà bien des fois raconté ces passages de son histoire, sans que cela ne le dérangeat.

"Si cela peut apaiser son esprit, je répondrai à ses interrogations." Répondit-il simplement.

Il eut un petit sourire à la dernière remarque de la louve hybride et secoua la tête, avant d'ajouter :

"J'essaie de me garder d'aller chercher les choses qui ne viennent pas à moi sans que je leur aie demandé." Son ton était amusé. "Mais il est certain que tout le monde ne doit pas en faire autant."

Il secoua doucement la tête, comme pour chasser de malicieuses pensées, et finit par dire :

"Je perçois sans efforts votre attachement à votre famille. C'est ce qui émane de vous, qui est évident. La présence du dieu Kiro également." Il releva les yeux pour croiser son regard. "Vous êtes une alpha bien plus... solaire que vos prédécesseurs. J'espère que vous apportez aux Etelkrus la lumière qui va avec."
Et pas de nouvelles brûlures.

L'explication d'Ajani sur la diversité des allégeances divines possibles au sein des Nakhus lui fit garder oreille attentive tout le long de ses paroles.
Sur la fin, un sourire s'invita rapidement pour ponctuer sa remarque et le coin de ses yeux se plissa encore une fois dans ces rides joyeuses.

— J'allais plaisanter sur le manque d'entrain pour se rapprocher de la sagesse qu'ont certaines couleurs, mais je me suis rappelée entre temps que l'une des personnes les plus sages que je connaisse brille de rouge.

Et d'un rouge éclatant.
La façon dont le fond de sa voix se modula sur la fin de sa phrase ne pouvait que trahir une fois de plus l'attachement profond qu'elle portait à sa famille. La simple pensée de sa mère avait apporté allégresse dans son cœur, fait battre un peu plus sa queue au rythme de leur marche à travers champs. Oui, Anette était sage, quoi que l'on puisse en dire.
Tout comme Sheina, et Kiro était pourtant presque aussi mauvais élève que le Grizzly quand il s'agissait de réserve. L'hybride ne prit pas mal la formulation de l'Oracle en ce qui concernait de devenir la meilleure version de soi-même, bien qu'elle ne put que continuer à croire que cultiver cette fameuse sagesse n'était pas nécessairement ce qui faisait ressortir le meilleur de chacun. Peu importait, elle n'était pas là pour jouer sur chaque mot et elle avait compris la vision d'Ajani sur cette diversité de profils ; restaient quelques questionnements et zones d'ombre, mais cela lui allait et elle hocha la tête.

La suite la contenta tout autant : comme elle se l'était doutée, le grand loup ne parut pas plus effarouché que cela à l'idée de confronter Holly - même si à travers ce lien il sentait sans doute un certain nombre d'ondes pas franchement agréables à son égard - et elle se persuada que les choses iraient bien entre eux.
Holly s'embrasait vite, mais elle savait aussi être raisonnée et elle était sensible à la sincérité. Puisque le chef des Nakhus lui répondrait honnêtement, elle n'aura plus de raisons de lui en vouloir.
A sa version du présent, du moins. Rien ne l'empêcherait sinon d'avoir une dent contre l'adolescent imprudent qui avait contribué à un acte discutable - mais n'était-ce pas le lot de bon nombre de jeunes avant de prendre en maturité ?
Quant à sa plaisanterie, elle la sentit être accueillie d'une légèreté de l'air autour d'eux qui se fit à nouveau ressentir. Anita commençait à se demander si cela ne venait pas de l'Oracle lui-même, comme si une brise pouvait porter des émotions et la diffuser.
Ce qu'il voyait en elle, loin d'être indiscret ou difficile à deviner, lui plut et rehaussa encore ses pommettes. Sans même s'en rendre compte, elle bomba un peu le torse et se tint plus droite.

— Il semblerait bien que le pouvoir de cet étrange lien soit fiable.

La suite amena son propre regard améthyste à confronter les prunelles claires du grand mâle.

— Les Etelkrus ont déjà brillé avec des cheffes rayonnantes. Je compte en effet apporter de la lumière dans les ombres qui demeurent.

Pour que nous puissions rayonner dans toutes les directions.
Son sourire se fit plus ténu mais pas moins sincère comme l'insouciance était un peu retombée sur cette note aux implications importantes. Celles de savoir si elle serait à la hauteur de l'avenir qu'elle avait commencé à imaginer.
Un temps passa sans qu'elle ne trouve rien à ajouter à ce qui se dessina finalement comme une conclusion à cette entrevue qui fut spéciale et agréable.

— Je vais aller rejoindre les miens pour m'assurer que tout va bien de leur côté et qu'ils n'embêtent pas les vôtres. Merci de cette petite discussion, Ajani. J'espère que nous nous reverrons.

Un ultime sourire illumina ses lèvres tout comme le fond de ses yeux vifs reflétait la franchise de ce souhait. Elle avait apprécié converser avec l'Oracle.
Avec un dernier signe de tête, elle se détacha de leurs trajectoires communes pour retourner vers le petit groupe qu'elle avait accompagné jusqu'ici.