Affronter mon alpha (anita)

La Rougelande n'était pas le territoire qu'Anita visitait le plus souvent.
Bien-sûr, elle la sur volait très souvent, cette vaste plaine aux herbes devenues rousses comme chaque été. Mais qu'elle y pose patte n'était pas chose fréquente.

Elle avait fini par conclure qu'elle trouvait le lieu un poil ennuyant.

Cela ne l'empêchait pas de l'apprécier pour ce qu'il était et les qualités qu'il détenait, mais elle n'appreciait pas d'y passer du temps autant qu'aux Dents de Roc, aux Falaises ou encore la Moere, endroit dont elle doutait pouvoir se lasser un jour.
La Rougelande avait une certaine beauté dans le tableau brossé par ses hautes herbes et leur couleur cyclique en permanent contraste avec la ligne lointaine de la mer, trait fin et bleu qui la soulignait sous certains points de vue.
Restaient aussi, pour maintenir tout de même une forme d'attachement, ces quelques souvenirs agréables de bons moments passés ici.

Ce n'était cependant pas en leur honneur que ces derniers temps, elle s'y rendait plus fréquemment. Toujours sa silhouette fuselée quadrillait les cieux au-dessus de la lande pendant de longues minutes avant qu'elle n'y pose patte, le regard porté vers le lointain.

Depuis que les créatures hybrides avaient envahi leurs terres, l'Alpha surveillait leur progression. Si elle ne se jetait pas à corps perdu dans le spectacle de leur destruction comme d'autres le faisaient, cela ne l'empêchait pas de parcourir plus en profondeur leur territoire pour garder un œil sur les frontières, pour constater si oui où non il y avait plus de crêtes écailleuses dissimulées quelque part.
Mais chaque fois qu'elle baissait le cou pour glisser son museau entre les herbes et en humer l'odeur à pleins poumons, comme à cet instant, lui revenait la même réponse.

Non.
Depuis la vague initiale de leur arrivée, leurs frontières ne portaient pas la trace d'un nouveau passage en force d'un grand nombre de ces mystérieux minions.

Son oreille tiqua brusquement vers l'arrière au son d'une course qui fonçait dans sa direction.
Sa tête fusa vers le haut, ses muscles se crispèrent et ses ailes se levèrent par réflexe pour se gonfler au-dessus de sa silhouette.

Ce n'était que Sakura.

Elle laissa s'échapper le souffle qui s'était bloqué dans sa gorge et accorda un sourire à la louve grise, mais déjà celle-ci la hélait d'une voix dont les manières lui étaient inhabituelles.
Anita haussa un sourcil. Un duel ?
Son visage resta interdit un instant avant que ses yeux ne se plissent sur un regard d'un seul coup plus perçant.

Pourquoi pas, après tout ?

Son visage fin était tiré par la fatigue et souligné des cernes qui refusaient de s'effacer pour le moment.
Peut-être que c'était ce dont elle avait besoin pour se changer les idées, un combat amical tel quel n'en avait pas eu depuis très longtemps. C'était presque surprenant d'ailleurs que Sakura ne l'ait pas défiée plus tôt, elle qui semblait vouloir se mesurer à toute la meute.

Anita fléchit les membres et laissa ses ailes grandir encore, repliées en un arc de cercle au-dessus de sa tête, l'avant du corps prêt du sol dans une position aux appuis solides et à la dynamique prête à exploser.
Son corps frémissait, ses muscles chauffaient, son rythme cardiaque qui n'avait pas eu le temps de retomber menait l'orchestre.

— Très bien, Épée Sakura, digne fille d'Aka. J'accepte ce combat.

Et à ces mots ses babines se froncèrent sur un sourire torve qui révéla ses crocs fins et pointus.
Puis sans prévenir, elle bondit de l'avant vers son adversaire, inclina juste assez son corps pour d'un balancier de la queue filer sur son côté en restant proche du sol - droit vers les postérieurs de la louve, prête à en faucher les appuis.

Car Anita connaissait ses propres atouts et faiblesses.

Sa force s'épanouissait de sa vitesse d'action, quand son corps athlétique se propulsait pour frapper juste d'un coup efficace.
Mais sa finesse et sa légèreté devenaient ses points faibles si elle se retrouvait bloquée dans un véritable corps à corps face à un adversaire massif et puissant.

Alors elle savait que quand la masse imposante de Sakura s'élançerait sur elle de toute la force conférée à un disciple du Grizzly elle serait surtout occupée à l'éviter et à lui échapper, glissant comme une anguille hors de sa portée, et que les occasions d'attaquer de front deviendraient rares.
Porter le premier coup était l'une des plus importantes opportunités pour qu'elle puisse faire une différence.

Ce qui était habituellement contre ses valeurs - sauf quand on venait lui réclamer le combat.

Et elle se refusait à être une proie facile.

Lancée comme une torpille, mâchoires vers l’avant, Anita toucha son but.
Mais pas autant qu’elle l’aurait voulu.
Qu’elle ait mal calculé son geste ou que Sakura ait décalé ses positions au dernier moment, elle ne frappa pas avec la force escomptée. C’est à peine si ses dents avaient pincé un peu de peau et de poils : clairement pas assez pour déstabiliser son adversaire.
L’hybride freina de ses deux antérieurs qu’elle planta dans le sol, interrompant sa lancée qui aurait du l’emmener hors de portée. Pas tout de suite.

Les muscles de la grise frémirent et elle savait que la contre-attaque était imminente ; elle avait fait le choix de ne pas s’éloigner pour en éviter le coup et l’encaissa quand la disciple d’Aka rua comme un cerf et lui envoya ses postérieurs dans les pattes et le poitrail.
La louve serra les crocs et vacilla, mais ne tomba pas. Comme prévu, ses attaques étaient puissantes ; plus que les siennes.
Mais cela ne faisait que commencer.
Elle rassembla rapidement ses membres sous elle et banda les muscles, prête à se propulser à nouveau sans laisser de temps de répit dans la danse qui venait de s’enclencher.
Elle saisirait une nouvelle chance de frapper la grise tant qu’elle était à proximité.
Hors de question de lui laisser le temps de prendre toute son aise ; il lui fallait frapper vite, encore.

Alors elle bondit au moment où Sakura se retournait pour lui faire face, arracha son corps léger à l’attraction du sol pour jaillir au-dessus d’elle, là où elle ne s’attendait pas à la trouver.
Pour de ses pattes tendues en avant aller chercher sa croupe solide, s’y arrimer et de là, avoir tout pouvoir sur une prise au corps tout en étant hors d’atteinte.

La dernière chose qu’elle vit avant de disparaître par-dessus la tête de Sakura fut l’expression surprise de celle-ci qui ne manqua pas de lui arracher un sourire.
Mais pas le temps de céder à l’amusement : sa concentration entière devait s’adonner à cet échange de coups et de virevoltes. Elle avait parfaite connaissance du fait que la grise était une redoutable adversaire, et la moindre erreur d’inattention pouvait la mettre au tapis dans la seconde.

La louve ailée parvint à atteindre son but de son bond souple, regroupant ses postérieurs au plus proche de son corps pour éviter tout coup de cornes qu’aurait pu lui envoyer Sakura.
Ses pattes avant enserrèrent sa croupe robuste et d’un mouvement vif de la tête, Anita pinça l’une des cuisses de la femelle.
Bien évidemment, elle ne se laisserait pas faire longtemps – l’hybride sentit les muscles de tout le corps qui était sous elle se bander  et tressauter. L’Epée allait se retourner.
Cette fois-ci, pas le choix – elle n’était pas en position de pouvoir encaisser une attaque, Sakura aurait l’avantage. Il fallait qu’elle commence à danser au rythme de l’Anaconda.

Elle prit appui sur le dos avant qu’il ne se dérobe de sous ses pattes, ouvrit ses ailes, et bondit à l’instant où la grise se retournait pour la bloquer.
La Prêtresse ne parvint pas à éviter tout à fait un coup d’atteindre son postérieur avant qu’elle ne s’éclipse, mais la majeure partie de la force de l’attaque fut perdue dans le vent – et cette même patte ne manqua pas de jaillir vers l’arrière au dernier instant pour asséner un coup léger au museau de la grise.
Elle retomba quelques mètres plus loin et se retourna d’une souple spirale pour faire face à Sakura, un rictus rieur et défiant sur le visage.

Là commençait le jeu de toréador où elle ne devait pas se tromper.

Le taureau allait charger, et elle devrait esquiver chacune de ses poussées.

Elles se confrontèrent quelques instants en silence, chacune prête et vaillante, chacune jaugeant l’autre.

Le temps de pause serait mince mais permettait à leurs côtes se soulevant rapidement de prendre un léger temps mort pour mieux affronter la suite. Aucune d’entre elle n’était encore essoufflée mais il était possible que cela ne dure pas.
Car c’était dès maintenant que s’engageait la valse dangereuse d’attaques et d’esquives, celle qui se conclurait avec le manque d’attention ou l’épuisement de l’une des deux parties. Si elle avait été face à une disciple de la Renarde il aurait fallu prendre en compte dans sa stratégie à elle certains mouvements parfois fourbes que la ruse de Dairo conférait, mais face à une fille du Grizzly, le déroulement était généralement différent.
C’était une guerre d’usure.
Et dans leurs deux regards vifs flamboyaient la flamme de la combativité et de l’envie de se donner à fond, jusqu’au bout, jusqu’à toucher le sol.

Sa comparaison avec un taureau se fit plus tangible quand à nouveau, Sakura chargea.
Campée sur des appuis solides Anita observa son approche brusque et rapide, analysa ses foulées et ses mouvements. Sauter trop tôt l’exposait à un changement de trajectoire qu’elle ne pourrait corriger, trop tard et elle serait en danger de se prendre quand même la poussée puissante.

Son souffle se suspendit, elle se synchronisa avec les mouvements de la grise…
Maintenant.

Ses pattes quittèrent le sol et elle se propulsa dans les airs, encore une fois, et survola le corps de la disciple d’Aka.
Dans un schéma similaire à l’attaque précédente elle se reposa plus loin, une étincelle de défi et d’amusement brillant dans ses yeux, prête à recevoir la prochaine attaque.

A peine le temps de poser les pattes au sol qu’elle entendait la poussière soulevée par le dérapage de l’autre louve, sentait les tremblements du sol sous ses coussinets quand elle le martela de ses foulées.
L’Epée était de retour, plus vite que précédemment, bien décidée à l’attraper malgré ses cabrioles.
Elle savait ce qu’il y avait de profondément frustrant à se battre contre elle ou d’autres disciples de Kiro. Ils filaient toujours entre les crocs.

Elle s’accorda un court instant pour observer l’approche énergique de Sakura, jaugeant la puissance de l’attaque pour s’adapter à celle-ci.
Rester sur place et accueillir la charge était une option, elle finissait toujours par l’être dans un combat si elle pensait pouvoir, en contrepartie, frapper mieux et juste pour s’attirer la victoire. Mais pour cela il fallait d’abord mettre toutes les chances de son côté, et c’était encore trop risqué que de s’y essayer maintenant – elle voulait d’abord voir une Sakura pantelante et fatiguée d’essayer de l’attraper, voire même énervée de ne pas y parvenir.
L’énervement apportait toujours son lot d’erreurs.

Mais pour le moment elle ne voyait dans ses yeux hétéroclites que de la détermination et de la concentration sur son objectif.

Alors il lui faudrait encore esquiver.

La louve cornue déboula rapidement, alimentée par l’envie de vaincre.
L’hybride fit encore en sorte d’attendre le moment opportun pour se déporter d’un mouvement leste, claquant des ailes pour une impulsion supplémentaire qui la détacha du sol.
L’instant fut suffisamment bien choisi pour éviter la masse puissante lancée à son encontre, mais pas suffisamment optimal pour éviter le léger coup de crocs qui manqua de se refermer sur l’une de ses articulations.

L’Alpha retomba plus loin dans un nuage de poussière que ses griffes arrachèrent à la terre meuble.
Des premiers signes de fatigue se faisaient voir chez sa vaillante adversaire, mais chez elle aussi ils étaient présents ; dans ses flancs qui se soulevaient rapidement pour répondre au rythme guerrier de son cœur, dans sa vision parfois un peu floue qui nécessitait plusieurs clignements rapides pour à nouveau faire le point.
Et déjà la guerrière repartait à l’assaut, sourire aux lèvres et rage au corps.

Oui, c’était l’esprit.
Pas d’envie de faire couler du sang, mais la férocité de triompher.

Ses ailes noires se gonflèrent et elle se prépara à s’esquiver hors de sa portée une nouvelle fois.