La silhouette de l'Arbre aux Serpents se dressait devant elle.

Le museau levé vers sa cime, Anita prit le temps de l'observer.
C'était une vue dont elle ne se lassait pas, un enchevêtrement de branches dont elle n'oubliait jamais la forme.
L'hybride inspira l'air de la Moere, gonfla ses poumons d'odeurs aimées et familières, d'odeurs qui appelaient ce qui lui plaisait le plus dans la vie, d'odeurs maintenant chargées d'une nostalgie et d'un chagrin impossibles à tout à fait éponger.
Puis elle passa cette arche de racines et de terre faite, foula ce sentier mille fois emprunté qui l'emmena dans les entrailles souterraines du Temple.

Là, dans cette obscurité aux ombres dorées, elle s'approcha de la fontaine.
Son corps fin alla frôler les parois, vola un contact avec les gravures nouvelles qui désormais ornaient l'endroit - l'histoire qui dessinait leur vie, sa vie.
Du bout d'une aile, d'une queue, d'un de ses flancs, elle en effleura les traits, un sourire plein d'émotions contraires aux lèvres.

Puis se détacha, et Anita se glissa d'une foulée souple dans cet autre antre si peu connu, si vide maintenant.
Une pause ici aussi fut marquée, les yeux clos elle se tint droite dans le silence au milieu d'une valse de souvenirs.
Ils étaient heureux, alors elle se devait de l'être elle aussi.
Pour les honorer.

Tout comme aujourd'hui elle honorait son Dieu - si tous les jours elle le faisait et consacrait plusieurs de ses pensées à Kiro, aujourd'hui était une lune qui appelait communion.
Cette nuit elle serait bien davantage Prêtresse qu'elle n'était Alpha ou même louve.
Avec des questions en tête, des réponses qu'ils voulaient obtenir.
Sur ce spectre qui était un jour venu les tourmenter et que le cours des choses l'amenait à reconsidérer, quand bien même il n'avait pas été vu sur leurs terres depuis un moment. Il avait commis bien plus de méfaits que ce dont elle avait eu connaissance au prime abord.
Ses sourcils se froncèrent et son visage prit expression plus sévère.

Ses yeux violet reparurent et elle s'avança vers la fontaine qui lui était dédiée, déterminée et farouche, le corps animé d'ondulations nerveuses.

— Kiro.

Toi mon Père autant que j'ai eu deux mères.
La louve hésita quelques instants, pas sur la marche à suivre qui lui avait déjà été montrée et s'était répétée depuis - mais sur la façon d'aborder l'élément particulier de ce soir-là.
Elle venait pour boire le liquide sacré et se laisser envahir des potentielles visions que l'Anaconda accepterait de lui laisser, mais elle venait aussi avec les interrogations sur le Spectre.
Celui que Holly voulait aider à connaître pour mieux le vaincre, celui que Narcy avait l'air de savoir où chercher sans vouloir en dire davantage.

Mais ce spectre n'était pas du domaine des mortels - la puissance combinée de Pepper et Anette qui n'avait pas suffit à ne serait-ce que le dissiper était preuve suffisante.
Alors c'était vers les Dieux qu'ils devaient se tourner.
Mais que dire ? Son Dieu connaîtrait déjà ses tourments et les questions qu'elle se posait.
Fallait-il les formuler néanmoins, ou Kiro se contenterait-il de faire passer toute réponse qu'il pouvait avoir dans les visions qui seront siennes ?
Son museau s'abaissa vers la vasque.

— Je ne sais pas ce que tu me feras voir cette nuit, mais il y a quelque chose... un spectre, un monstre, je ne sais pas. Une créature qui n'a pas fait de bien. On veut pouvoir se préparer à l'affronter, à la repousser si elle revient.

Un petit soupir quitta ses lèvres.
Puis sans attendre davantage, Anita se pencha vers l'avant et lapa le liquide du bout de la langue.

L'expérience était bien différente de la première vision.

Quand Anita avait pour la première fois bu le liquide et eut extrait de ce lien spécial qui la liait encore plus intimement à Kiro, les images avaient eu un minimum de clarté. Elles avaient pris place dans son esprit en s'y lovant comme si elles en avaient toujours fait partie, à l'instar de souvenirs un peu flous qu'elle aurait choisi de rembobiner.
Et les images s'étaient nimbées d'une douce mélancolie un peu lointaine et d'autres sentiments similaires, mais pas...
Pas ça.
Des morceaux qui ne semblaient même pas liés les uns aux autres lui étaient jetés en pâture sans aucune douceur et balançaient son esprit dans un sens puis dans un autre à la manière d'une danse désynchronisée.
Elle s'en serait presque mise à haleter sous l'effort et l'inconfort, et une patte se leva à ses tempes en réflexe au mal de tête qui se mit à vriller son crâne, dans un geste inconsciemment emprunté à sa mère.

La désagréable aventure se poursuivit quelques moments encore, durant lesquels la Prêtresse lutta pour ne pas rompre le contact qu'elle sentait fragile et instable, puis dans un dernier éclat des images, tout cessa.
Elle rouvrit des yeux troubles face aux pupilles énormes de son Anaconda, tout aussi retourné qu'elle.
Et ça, plus que le chaos des visions, fut ce qui l'alarma le plus.

Elle suivit de ses grands yeux l'agitation nerveuse de Kiro, muette pendant qu'il confia son impuissance.
Si même leurs Dieux ne pouvaient rien contre le spectre... Alors qui ?
Le Dieu se rapprocha à nouveau et attrapa son visage de ses larges pattes, et le contact eut le mérite de la raccrocher un peu à l'instant présent.

La louve inspira un long trait d'air qu'elle expira en un soupir exagéré avant d'abandonner sa posture assise et droite en laissant glisser ses antérieurs dans la terre.
Allongée contre la fontaine aux pattes de Kiro, l'angle de la mâchoire appuyé contre le rebord en pierre, les yeux qu' elle releva vers lui trahissaient une certaine détresse.

—  Mais si vous ne pouvez rien faire... Quelle autre magie que celle de nos divinités pour l'atteindre ? La force physique ne lui fait rien.

Insaisissable comme le vent, il avait été comme la surface de l'eau que l'on frapperait d'une patte.
Il avait éclaté pour se réformer l'instant d'après dans un rebond de substance.
Pour mieux se moquer d'eux.
Anita fronça les sourcils et secoua vivement la tête.

Non, ce défaitisme ne lui ressemblait pas. Elle ne pouvait de laisser ronger par des doutes et de l'appréhension quand même Kiro plaçait de la foi en eux et en leur capacité de trouver une solution.
Au moins pouvait-on trouver une forme d'amusement dans ce retournement de situation.

Un sourire railleur trouva la force de se frayer un chemin jusqu'à ses babines.

—  Si on réussit sur ce coup, ce sera à toi de venir me prier.

Le jour où les mortels auraient surpassé les pouvoirs des Dieux.
Un dernier soupir, plus pour se débarrasser de l'air encore vicié d'apathie qui aurait pu subsister dans son corps, et elle se releva en s’ébrouant.
Son museau fin se tourna encore vers la tête du loup-serpent.

—  Merci.

De ce que tu auras tout de même réussi à me montrer, même si tout est encore trop trouble pour que je le comprenne.
De nous accorder ta confiance.
Sa langue s’échappa d'entre ses lèvres d'un vif aller-retour reptilien, et un sourire affectueux plissa ses yeux.

—  Je vais aller partager ça avec les autres, et voir ce que Dairo et Aka auront trouvé à en dire.

Son corps fit volte-face pour faire face au tunnel qui remontait vers la surface et elle hésita, une patte restée en suspens dans les airs. La lueur reconnaissante dans ses yeux vira sur quelque chose de plus taquin et elle retourna juste la tête vers la fontaine.

—  Quand je reviendrai pour une prochaine vision, elle a intérêt à être moins ratée que celle-ci !

Un éclat de rire résonna puis elle se pressa de décamper avant de se faire foudroyer par un éclair divin ou transformée en limace pour son insolence.