Il lui avait semblé entendre une mélodie.

Distante et dissonance, sans réelle harmonie - suffisamment néanmoins pour être appelée mélodie tout de même.
Les notes parsemées dans le vent avaient dressé ses oreilles et l'avaient tirée de son sommeil agité. Dans cette frontière floue entre le monde réel et celui des songes les sons s'étaient mêlés, s'accrochant l'un à l'autre dans une farandole qui serpenta jusqu'à sa poitrine pour venir enserrer son cœur.

Les notes arrachées des entrailles d'un instrument tel qu'elle n'en avait vu que dans les livres.

À mesure que la symphonie s'étirait, voguait plus sûrement sur les notes du vent...
Gonflait chez elle une mélancolie douloureuse, remontant dans sa gorge comme un sanglot étouffé.
Ces notes étaient comme un cri détresse qu'elle aurait dû reconnaître.
Les syllabes morcelées d'un langage qui résonnait avec une partie d'elle sans qu'elle ne le comprenne.

Mais au moment de s'extirper de son abri pour aller en pourchasser l'origine, alors que des dernières bribes de sommeil elle s'était sentie débarrassée...
Tout s'arrêta.

Immobile à la sortie de la tanière, une patte levée et le nez figé dans le vent, elle attendit de longues minutes que reprenne ce chant sordide.

Mais jamais il ne revint.

Et alors presque convaincue de l'avoir rêvée, cette mélodie, elle retourna s'allonger sans parvenir à retrouver le sommeil, ses yeux grand ouverts sur l'obscurité de l'abri.

Gorge nouée et cœur plus lourd qu'une montagne.


• • •


Sortir lui avait fait du bien, elle l'avait réalisé sans trop de mal - pour une fois.

Alors plus souvent qu'avant, elle s'autorisait à quitter l'obscurité de sa tanière improvisée pour prendre l'air un peu plus loin.
Elle revenait parfois aux dolmens, prenait le plus souvent d'autres directions pour s'aventurer à pas prudents sur des chemins inconnus.

De toutes les directions qu'elle avait la possibilité d'emprunter, seules deux s'erigeaient en interdit.
Celle qui la mènerait à voir trop clairement la silhouette de l'Île aux Roses.
Celle qui l'amènerait trop proche de l'endroit où Isrâ pourrissait sous terre.

Aujourd'hui, ce fut un bois clairsemé qui accueillit sa présence.
Serpentant entre les arbres, le regard remontant parfois le long des troncs, Mildred faisait de son mieux pour vider son esprit avant tout.
En faire taire l'incessante cacophonie au profit d'un calme trop rarement atteint.

Son oreille frémit quand un petit cri perça les airs.
Court, strident, étouffé.
Un cri d'enfant, qui venait de plus loin dans la forêt.

La louve resta quelques instants sur place, indécise, ne s'expliquant pas pourquoi son cœur s'était mis à battre un peu plus fort.
La surprise, sans nul doute.

Sourcils froncés et souffle court elle hésita quelques moments de plus, avant de reposer sa patte et de prendre la direction du bruit. Son corps fauve serpenta entre les troncs, silencieux grâce à une souplesse de démarche qu'elle retrouvait de jour en jour, jusqu'à apercevoir une ligne fine d'argent barrer le camaïeu des couleurs entre la silhouette des arbres. La vasque qui donnait son nom à cette terre.

Sur sa surface impeccable et lisse, une tâche.

Proche de la rive, un peu plus loin le long de la berge, troublant la perfection de l'eau claire par une masse qui était d'un rouge un peu rose.
Entre ses crocs le souffle se fit encore plus ténu. Il y a toujours quelque chose qui lui serre de plus en plus la poitrine sans qu'elle ne se l'explique.
Peut-être qu'elle ne voulait pas se l'expliquer, plutôt.

Qu'elle ne voulait pas comprendre ce mélange d'attirance et de répulsion pour la forme de taille modeste qui se laissait à demi-flotter, plus loin.

Si les fantômes existaient...
Mildred secoua rageusement le museau. C'était ridicule. Elle se laissait encore submerger par ses propres spectres, voilà tout. Elle allait s'approcher et il ne s'agirait que d'un inconnu qui se trouvait là, étendu dans l'eau, sans le moindre rapport avec elle ou sa famille.

Ses pas devenus plus prudents la menèrent à quelques mètres de la silhouette.

Une fille.
Jeune, encore adolescente, au pelage décliné en toutes sortes de carmin. Une gamine dont les cheveux bicolores imprimèrent à sa rétine l'image presque oubliée d'Akira.
Une enfant dont le bout de la longue queue, fournie de poils souples et soyeux, était orné d'une rose blanche.
Une louve dont le sang coulait noir, de son museau finement griffé qui laisse un fil d'encre souiller l'eau claire.

Et dans son esprit revinrent hurler les voix qui s'étaient tues dans un nouveau vacarme assourdissant.

Mildred avait soudainement froid et tremblait de ses muscles raidis.

Et cette odeur...

Celle de la rose, celle de leur Île, celle d'Isrâ qu'elle avait cru pouvoir traquer avant que la fragrance ne se fâne dans le sang.
L'enfant la portait aussi, quoique mêlée à quelque chose de plus désagréable qui trahissait ce que signifiait sa présence sur cette terre.
Un affront à la vie.

À travers une gorge sèche et des lèvres tirées dans une grimace où se mêlaient un chagrin dévorant, une colère amère et une aversion rétive, parvinrent à s'extraire deux syllabes, faibles et vacillantes.

— Miraj.

Parce que ça ne pouvait qu'être ça.
Ça ne pouvait qu'être elle. Cette enfant qu'Isrâ avait voulu ramener à la vie et dont Mildred avait automatiquement considéré que cela n'avait été qu'un échec.
Puisque de louveteau il n'y avait pas eu sur les lieux de sa mort, elle n'avait pas exploré la potentialité d'une réussite - pas même effleuré l'idée.

Et pourtant...
À moins qu'elle ne soit pas plus tangible que le nom qu'elle portait et qu'elle fusse destinée à s'évaporer sous ses yeux, elle était bien là, cette enfant.

La fille d'Isrâ.

Un morceau de sa famille.

Sa nièce.

And they call me under
And I'm shaking like a leaf
And they call me under
And I wither underneath

In this storm



Son nom prononcé envoya dans le corps immergé une décharge, une impulsion qui fit se rétracter un peu plus la silhouette déjà frêle.
Dans sa poitrine, son cœur s’emballa.

Et si elle disparaissait, comme elle l’avait craint ?
Si elle se noyait, se laissait avaler par la surface de l’eau pour s’y dissiper comme de la poussière ?

Chez elle aussi naquit une impulsion – que de vouloir se jeter de l’avant pour la rattraper et l’empêcher de couler. Mais elle demeura pratiquement figée, seulement mue d’un sursaut nerveux qui tendit une patte maladroite vers l’avant. Incapable de faire plus sans perdre l’équilibre, aussi impuissante que dans ces songes qui paralysaient les membres.
Elle ne disparut pas. Gueule entrouverte et sang battant à ses tempes elle pouvait suivre chacun de ses mouvements se découper, tant et si bien qu’elle avait l’impression d’avoir ralenti le temps.
Puis vint son nom, à elle.
Et son cœur qui en réponse tapa encore plus fort, tambourina contre sa prison d’os et de chair, fit monter la pression dans les artères qui parcouraient son organisme.

Comment pouvait-elle…

Ses pensées hachées se défragmentèrent un peu plus encore en croisant les yeux bleus de l’adolescente quand celle-ci se retourna.
Il y avait sur son visage un sourire et mille autres émotions qu’elle craignait de savoir lire.
Déjà elle s’approchait à pas graciles – voilà un trait qui lui non plus n’avait pas manqué de se transmettre et la rendait si belle – pour mélanger leurs poils clairs. Pour parler encore.

En elle, tout se mit à hurler.

Un hoquet violent comprima sa gorge en un son étouffé. Les larmes qui montèrent inonder ses canaux lacrymaux n’auraient pu être endiguées quand bien même elle l’aurait souhaité, et elles s’évadèrent en longs traits le long de ses joues pour retomber dans les cheveux de l’enfant.
Dans les cheveux d’Isrâ.
S’imprimèrent sur ses rétines la pénombre de l’antre qui empestait de sa mort, le poil roux dans lequel elle avait noyé son visage, le sang dans son encolure qui s’était collé à sa fourrure – elle ferma les yeux, fort.


And they call me under
And I wither underneath
In this storm, I feel it

Il y avait Isrâ dans ce corps.
C’était Isrâ qui lui parlait.
Tremblante, Mildred leva une patte incertaine qui entoura les épaules fines, se posa contre l’arrière de son crâne, goûta à ce contact inespéré avant de serrer un peu plus. Craignant presque que malgré cette matière qu’elle percevait, la réalité de sa présence, elle puisse malgré tout s’évaporer et disparaître à son tour.
Ses phalanges se contractèrent, les doigts emmêlèrent quelques mèches de cheveux.

— Isrâ... Je suis tellement désolée-

Le souffle lui manqua, coupé par un sanglot abrupt.
En cet instant, elle oublia tout ce qui avait ordonné leurs vies dans une mesure bien rythmée. Les sentiments orchestrés, les faux-semblants montés en masques, les stratégies méthodiques pour sauver les apparences.

— J’ai essayé, j’ai vraiment essayé, je pensais pas- je savais pas…

Je ne savais rien.
Un morceau d’elle voulut s’indigner et s’énerver  - pourquoi ne pas en avoir parlé ? Pourquoi ne pas nous avoir empêché de partir, dans ce Nord qui ne servit à rien ? – car l’amertume n’était jamais enfouie très loin.
Mais le tumulte était trop violent et sa peine trop grande pour y laisser place. C’était comme revivre, un peu, ce déni qui s’empara de son esprit en trouvant son corps sans vie.
C’était comme avoir une seconde chance, pouvoir écrire un chemin de vie différent dans lequel Isrâ vivait encore.

Incapable de parler davantage, Mildred s’affaissa un peu plus contre ce corps fin qu’elle ne savait plus nommer.

De ce corps contre lequel elle s’échoua elle obtint une étreinte en retour.
Une tête contre la sienne, des cheveux qui se côtoient jusqu’à s’emmêler, une fourrures qui ne tient plus chaud qu’à soi-même mais à l’autre.
Des torses appuyés, des souffles rapprochés, des contacts qui transmettent.

Elle aimait…
Elle avait toujours aimé le contact, enfant.
Avec sa mère, avec son père, avec chacun de ces adelphes qui faisaient d’eux une belle et grande - et forte, pensaient-ils - famille.
Ces moments dorés où l’on se blottissait avant la nuit, où d’une patte posée sur une autre l’on se disait ce que les mots n’exprimaient pas, où de deux flancs qui se touchaient à peine on se tenait meilleure compagnie qu’en paroles creuses.
Ils étaient devenus de plus en plus éparses, ces contacts. Mildred apprit à ne plus les rechercher à l’exception de la proximité de Mère dont jamais elle ne sut se détacher, dont jamais elle ne put affronter le regard sans se sentir éternelle et honteuse enfant qui n’était pas comme il fallait et qui avait besoin de réconfort, celui qu’elle trouvait dans les poils soyeux de son encolure.

Aux autres ils devinrent denrées rares que l’on distribuait avec intelligence et parcimonie.

Miraj se mit à parler et Mildred ne put qu’écouter tant son âme et son coeur étaient figés.

Mère savait. Méridor savait.
L’une choisit de ne rien leur dire et emmena ce qui restait encore de leur famille loin d’un membre qui avait besoin d’unité, l’autre ne chercha jamais à avertir et pire - laissa Isrâ presque mourir aussi.
Les braises de la colère s’en trouvèrent attisées de quelques coups violents, de tous ces souvenirs nébuleux qui remontaient et se mélangeaient sous la surface.
Mais en ce jour le feu n’était plus l’élément dominant quand c’était davantage de la noyade que relevait ses émotions.

Cette eau que l’on interdisait, cette eau qui débordait maintenant.

Encore l’enfant mentionna l’influence de Mère - tout ce qu’elle avait fait de néfaste quand bien même ils ne voulaient le voir alors, quand bien même elle peinait toujours à le voir maintenant - et l’adulte n’y tint plus quand elle glapit quelques mots entre ses larmes.

— Mais elle nous aimait pourtant-

Sa voix encore s’étrangle, entrecoupée par des pleurs qui ne cessent de la secouer et qu’elle ne sait plus retenir.
Toutes les digues qui les avait maintenus à l’intérieur pour laisser rage dominer tristesse avaient cédé bien trop de fois ces derniers temps et elle n’a sut les reconstruire assez fortes pour ne point céder encore à la moindre pression, à la moindre peine.
Car elle y croit, à ce qu’elle dit - elle le croit, elle le veut, qu’Anianka les ait aimés. Quelle autre possibilité, sinon, pour avoir fait tourner toute sa vie autour d’eux ?
Le désir de contrôle, la jouissance d’un pouvoir - non. Elle ne veut y penser, elle ne veut le considérer.
Elle ne veut ternir de suie un autre fantôme, ne peut effacer le peu de doré qu’il reste à ses mémoires.

Restait pourtant ce manque évident qui trônait maître au centre d’une vaste désolation.

Aux derniers mots de sa nièce, d’Isrâ, Mildred se recroquevilla un peu plus, comme percée d’une lance dans l’abdomen. Les vannes étaient toujours ouvertes et coulait toujours sur ses joues un flot interminable de tout ce qu’elle avait cru incapable de sortir d’elle un jour.
Lentement, elle secoua la tête de gauche à droite et la voix qui s’éleva était toujours ténue, tremblante, fragile comme la flamme d’une bougie qui vacille sous la tempête.

— Nous étions persuadés de ne pas en avoir besoin.

Imbus qu’ils étaient.
Pourtant.
Quel autre avenir, quelle autre vie auraient-ils pu tracer ensemble si à chaque rencontre ils s’échangeaient des mots entre eux plutôt que d’unir leur venin à l’égard d’un autre ?
Si chaque regard lancé entre eux avait été celui de la fierté mutuelle et du soutien inconditionnel, plutôt que d’orgueil égoïste et du jugement certain qui s’installait dans cette compétition ?
Ils avaient tous voulu atteindre le sommet et s’étaient échoués dans les abîmes.

— Nous pensions qu’aimer était une faiblesse quand cela aurait du être notre force.

Parce qu’ils s’aimaient, pourtant !
Il ne pouvait qu’y avoir de l’estime et de l’affection à ainsi se tourner autour et s’ériger comme seuls méritants, à voir l’autre en concurrent tant chacun d’entre eux était idéalisé.

Mais on en oubliait les faiblesses que l’on préférait alors garder siennes, et s’affaiblir plus encore on gagnait en retour.

Elle s’en rendait compte, maintenant.

Maintenant qu’il était trop tard.

Ces mots qui sortirent avec difficulté déverrouillèrent de nombreuses serrures.
C'était timide, ce n'était qu'un lent déclic, à peine quelques rouages qui se côtoyaient et s'enclenchaient. Mais c'était un début.
Une porte qui s'entrouvrait vers un futur qui n'était peut-être plus destiné à rester dans l'ombre du malheur et des regrets qui s'accumulaient pour la laisser croupir.

Et elle ne serait pas seule à la pousser.

Il y eut comme une odeur de rose qui contrasta avec toutes celles qui parvenaient à sa truffe, suffisamment pure pour ne pas ranimer de haut-le-cœur en se rappelant celle qui fut souillée de sang et de mort. Puis il y eut une présence autre que celle des deux corps bien vivants, de celles que l'on n'expliquait pas mais que l'on ressentait pourtant sans douter. Pareille sensation se retrouvait dans les souvenirs de son adolescence chez les Etelkrus, lorsque Moiro la soutint dans l'épreuve d'un cauchemar.
Un peu haletante, elle releva les yeux pour attraper une lueur rose et diffuse.
Le gardien de Moiro était là, devant elle.
Gueule entrouverte et figée un peu plus dans l’irréel moment, Mildred se laissa envahir des mots qui résonnèrent dans son esprit.

Des mots qu'elle avait tant attendu mais avait fini par ne plus espérer. Des mots et une opportunité qu'elle avait enterré avec le reste, avec la suie et les fantômes, pour ne plus se confronter à cette douleur et à ces destins manqués.
Des mots qu'elle ne s'était plus sentie digne de recevoir, de toute manière.

Mais pourtant le Gardien était devant elle et la voix de sa Déesse était là, dans sa tête.

Son cœur se mit à pulser plus fort et la nouvelle larme qui prit le chemin de ses aînées n'était plus seulement empreinte de sa tristesse. Il y avait autre chose, maintenant.
Une espérance et une délivrance.
Puis la vision se dissipa en même temps que s'éloigna l'écho du message et elle se retrouva de nouveau ancrée avec la réalité par le contact de sa nièce contre son torse et de sa voix qui reprenait, l'air de rien - sans doute le Tigre n'était apparu que pour elle et Miraj sembla ne rien avoir remarqué.

Un instant sa langue se contracta comme si elle fut sur le point de lui en parler, mais elle se ravisa et en décida autrement.
Cette vision lui appartenait, tout comme ce moment avec sa famille, et les deux coexistaient sur des plans différents. Le gardien avait peut-être ses raisons pour ne s'imprimer qu'à sa vue et elle ne les questionna pas.

Et accepta plutôt la présence renouvelée contre elle de sa tête qu'elle pressa sur le dessus de celle de l'enfant. Une enfant qui parlait des mots d'adulte - et pas qu'à cause de la présence d'Isrâ dans ce corps jeune.
Ce qu'elle avait déjà vécu, ce qu'elle disait avoir ressenti... Aimer ? Diable, elle n'avait pas encore un an et pourtant brandissait des émotions si fortes, des mots si justes qu'elle se trouvait en position de leur apprendre à eux pourtant adultes, à Mildred comme à l'âme qui partageait sa présence, comment aborder ces problèmes qui les avait empoisonnés toute leur vie durant.
Un maigre sourire, abimé comme elle, remonta l'une de ses commissures.

La dernière phrase, le dernier aveu, ces deux mots qui jamais n'avaient été prononcés serrèrent son cœur entre des griffes impitoyables autant qu'ils le réchauffèrent. Ses lèvres se séparèrent et elle se crut capable de le dire en retour, mais... Sans doute était-ce encore un peu tôt.
Seule la sécheresse de sa langue se fit ressentir et un vent inaudible passa entre ses crocs avant qu'elle ne referme doucement ses mâchoires.

Elle préféra plutôt se retourner vers ce qu'elle dit juste avant, saisir l'occasion de découvrir un peu plus sa nièce - il lui était encore difficile de concrétiser ce fait - et cette vie partagée que regagnait Isrâ à travers elle.

— Qui as-tu donc trouvé à déjà aimer bien en si peu de temps ?

Sa voix resta faible et râpeuse, mais elle n'était plus empreinte d'autant de douleur.
Peu à peu, minute après minute, les vagues dévorantes refluaient et reculaient, les nuages d'orage se scindaient pour laisser deviner des fragments de ciel bleu.

Une partie de ce qu'elle traînait dans son sillage avait enfin relâché son emprise, et Mildred se sentait plus légère.

Elle était vraiment si vivante.
Ce fut la remarque qu’elle se fit encore en l’observant se mouvoir de cette fluidité commune à leur sang mais qui était chez elle empreinte de bien plus de joie authentique que de belles mais factices apparences.
Cette assurance qu’elle déployait sans avoir besoin de la feindre leur avait toujours fait défaut, à eux.
Mildred se prit à ressentir un attachement sincère quand elle plongea son propre regard dans ces yeux bleus - ceux de Gloriel, ceux d’Elely et ceux de Méridor- pour mieux en voir l’éclat quand la voix enfantine entreprit de conter sa courte vie déjà bien remplie.

Il y a mention de l’Atoll qu’elle a visiblement proclamé comme étant son domicile mais que Mildred n’est pas certaine de situer, il faudrait qu’elle l’interrompe pour savoir comment le rejoindre car oui, elle veut venir la voir - mais les mots défilèrent et l’emportèrent ailleurs.
Le nom d’Onyx, celle qui aida au rituel et donc à ce gouffre dans la gorge d’Isrâ, distilla une goutte d’orage dans son coeur. Son regard s’assombrit quelques secondes et elle perdit le focus de sa nièce, les iris alors libres de divaguer et de fixer le néant.
Mais elle s’interdit de laisser se cultiver un nouvel accès de peine et d’amertume, pas maintenant.
Après tout, sa nièce l’appréciait. Ce rituel qu’elle mentionnait d’un ton désinvolte avait été la mort de son frère mais sa renaissance, à elle.

Après t’avoir volé la vie d’Isrâ voilà qu’elle prend aussi toute place dans l’affection qui devrait te revenir chez sa fille.

Une bulle de rancoeur enfla près de son coeur mais encore Mildred serra les mâchoires pour désengager cette boucle de pensées avant qu’elle ne prenne en ampleur.

La suite des aventures - nombreuses - de Miraj suffit à la raccrocher à l’instant tant elle l’interpella.
Un prince Etelkrus, rien que ça ?
Mildred eut un bref sursaut alors qu’elle recula la tête comme pour mieux regarder l’adolescente et ne masqua pas son étonnement, un petit sourire en coin. Bien entendu, elle aurait voulu claquer de la langue d’un air désapprobateur et émettre des doutes sur cette relation, par coutume familiale autant que par demi-plaisanterie.
Mais pouvait-elle seulement se le permettre quand pour elle les dernières semaines se résumaient à recevoir la visite quotidienne d’un porteur de glowstick jaune et de personne d’autre ?

Voilà d’ailleurs qu’elle la questionnait à son tour !

Un peu prise au dépourvue mais contaminée par la bonne humeur dévorante de sa nièce, elle eut un bref rire un peu râpeux, de ceux que l’on n’avait pas eu depuis longtemps et qui peinaient à sortir.

— Moi ? Je, j’ai…

… Un prince Etelkrus aussi ?
Elle fut presque tentée de le dire, emportée par l’élan d’euphorie, et elle prit une inspiration qui se bloqua l’instant d’après.

Isrâ allait la trouver sotte.

Mildred perdit un peu de son sourire et son air s’assombrit, la gaieté retombée.
Elle baissa plutôt le museau, presque honteuse des mots qu’elle souffla.

— Plus grand monde.

Depuis qu’Isrâ s’est sacrifié pour toi et que je le croyais disparu pour toujours, depuis que Mère est morte, depuis que Méridor a encore fui, que Elely et Maxim sont introuvables, que Rhaegar est resté un spectre.

— ... Il y a juste quelqu’un qui m’aide et qui m’a accompagnée ces derniers mois.

Sans le nommer elle ne pouvait tout de même pas faire autrement que de le mentionner.
Elle s’efforça à raccorder un petit sourire sur ses lèvres.

Une nouvelle fois la joie de l'enfant se fit entendre.
Son corps à elle s'était imperceptiblement tendu à la délivrance de cette phrase, dans l'attente de réaction du petit corps partagé entre un frère et une nièce.
Elle craignait la réplique du frère autant qu'elle la désirait et l'espérait, dans une mimique qui lui était propre cachée dans ce visage neuf, dans un tic de langage, dans un signe renouvelé de sa présence.
Quant à celle de la nièce, eh bien... Elle la savait désormais enjouée et communicative, et son cœur endolori aspirait tout autant à retrouver le réconfort que procurait cette attitude.

Et ce fut bien la nièce qui s'exprima dans cet éclat de voix et ce sourire, là où du frère elle aurait attendu un regard sceptique et une moue dédaigneuse suivis de quelques mots éloquents.

Au lieu de ça Miraj lui accorda encore un peu plus de joie et d'enthousiasme dont elle semblait avoir réserves infinies pour pouvoir tant en dispenser.
Le sourire timide de Mildred fleurit un peu plus, d'incertain à presque assuré. Tout ce qu'elle trouva à répondre pour la préoccupation qu'elle eut à la savoir accompagnée au moins d'un et pas de rien fut de s'abandonner encore à une douce et brève étreinte de leurs deux corps frêles, l'un de jeunesse et l'autre d'usure.
La voix fluette s'éleva à nouveau, cette fois-ci pour amorcer la fin de cet échange qui fut à la fois rencontre et retrouvailles. Qui fut même réconciliation, oserait-elle dire ?
Au moins en partie.

La proposition la laissa en courte hésitation. Elle aussi avait un endroit vers lequel retourner ; pour la première fois depuis longtemps. Une régularité qu'elle avait certes brisé quelques fois pour le simple fait de s'en savoir capable et de revendiquer cette liberté, dans ces chemins qu'elle empruntait parfois trop longuement pour regagner l'abri à temps. Mais c'était rare, encore.
Serait-elle capable de le rejoindre avant de s'épuiser, son Atoll, s'il était loin d'ici ?

Peut-être pas, mais...
Ce jour, elle avait certitude de pouvoir s'appuyer contre une épaule pour y parvenir.

Mildred baissa les yeux sur le visage juvénile.

— Ce sera avec plaisir.

Qu'ensemble, nous marcherons.
Qu'ensemble, nous apprendrons à connaître nos démarches respectives et à partager la cadence de nos souffles.

Qu'ensemble, nous retrouverons souvenir de ces moments partagés à mêler deux ombres fauves sur le paysage.