Elle se faisait vieille.
Elle le sentait un peu plus chaque jour. Le matin, étirer ses pattes ne suffisait parfois plus à en chasser la raideur, et il lui arrivait de garder une boule inconfortable des heures durant dans ses articulations. Elle le voyait dans son temps de réaction qui diminuait, dans ses vols qu’elle ne pouvait plus faire aussi longs, ou aussi soutenus. Dans les courants qui la chassaient parfois à des kilomètres de sa destination initiale, trop importants pour qu’elle les combatte.
Elle le voyait aussi dans la multiplicité des enfants, les siens comme ceux des autres, qu’elle croisait au quotidien. Chaque visage sur lequel elle posait le sien lui tirait un sourire inéluctable, débordante d’amour qu’elle était pour sa progéniture et cette famille dont elle avait été bénie. Tous les jours, elle avait la joie et le bonheur d’aimer son compagnon, et tous ceux de son clan. En ça, elle voyait son vieillissement, et de ce dernier elle ne tirait aucune frustration.
Car sa vie était complète, bien plus qu’elle n’aurait osé l’espérer, sûrement pas lorsqu’elle était partie de chez elle de nombreuses années auparavant, qu’elle avait quitté les aviaires pour des horizons pleins d’aventures. Si elle avait fait des erreurs, elle ne regrettait aucun de ses choix. Eva inspire à pleins poumons, et les fragrances qu’elle perçoit ravive ce sentiment de plénitude.
Elle se fait vieille. Bientôt, elle ne pourra plus tant s’éloigner du Dédale, bientôt elle ne pourra plus faire semblant d’être jeune et fringuante, bientôt elle ne pourra plus se cacher sa faiblesse grandissante. Il est tant pour elle de prendre des décisions, qu’elle ne pourra pas remettre à plus tard.
Elle se prépare sans se cacher ni s’exhiber, emplit sa besace de nourriture séchée et d’allumes feu qui maintenant se trouvent Sanctuaire sans problème. Elle reprise sa cape qui s’est abîmée de trop longtemps rester remisée. Elle se fait plus dynamique, refait de l’exercice pour se remettre en forme, travaille sa souplesse et son agilité. Elle ne peut tromper l’âge, mais elle n’est pas encore encroûtée !
Ajani, sans lui laisser comme souvent voix au chapitre, elle prévient. Bien en amont des autres, alors que ce n’est qu’une idée, avant qu’il ne parte pour le sud et les terres troublées des Readers. Il n’y a rien qu’elle lui cache, mais peu qu’elle s’empêche toutefois - ce voyage, elle le fera. Après tout, elle est pèlerin, et c’est aussi son devoir.
Ses enfants, elle rassure. Si elle s’absente momentanément, la meute est là pour subvenir à leurs besoins, et de toute façon elle ne compte pas aller se suicider dans le nord. Elle y est déjà allée, elle y retournera, et comme à chaque fois elle retrouvera la voie de la maison.
Avec Kerguelen, elle passe un peu de temps.
Bon d’accord, beaucoup de temps : ses enfants sont si mignons ! Ils représentent l’avenir la meute, et Eva éprouve pour eux une vague d’amour égale à celle pour ses enfants. Kerguelen est après tout une de ses plus proche amie, et qu’elle prenne un peu de temps pour elle, comme elle se l’est promis, lui réchauffe le cœur d’une manière toute particulière. Elle le mérite, plus que tout autre.
A Bibi, elle vole quelques madeleines tout en promettant de lui ramener un souvenir. Elle passe un peu de temps avec son ami, lui aussi particulièrement cher à son cœur, se baignant dans son aura chaleureuse et si douce. Ah, elle était sûre que lorsque le froid s’immiscerait dans sa cape, c’est à la bibliothèque qu’elle penserait. Bien qu’ayant brûlé - quel drame - ce lieu restait un de ses préférés sur le continent (au sens large).
Bref, elle faisait son petit tour des Nakhus, passant le bonjour à l’un, à l’autre, en des adieux qui elle l’espérait ne se concrétiseraient pas. Mais au vu des risques qu’elle allait prendre, elle ne voulait pas laisser une page ouverte dans le cœur de tous ses proches. C’était beaucoup trop douloureux. Si tout se passait bien, elle reviendrait dans quelques jours, quelques semaines tout au plus. Et si tout ne se passait pas bien, eh bien… Elle avait fait son temps ! Elle ne deviendrait pas une vieille croûte ! Ainsi, parfois, allait la vie et son cycle immuable.
Eva pousse de côté sa besace de cuir, pleine à craquer. Elle y avait mis quelques madeleines enroulées dans des feuilles pour les conserver, quelques ballots de plantes médicinales qui, elle le soupçonnait, ne poussaient pas dans le nord, et quelques instruments de musique concoctés avec Fergus. Pas grand chose, mais des présents utiles ou amusants, et qui surtout ne risqueraient pas de froisser celle à qui ils étaient destinés.
C’est Lyn, qu’elle souhaitait aller voir. Elle doutait que la louve sable fasse le trajet sur les terres des petits, ou en tout cas volontairement, et en son état actuel un voyage au grand nord était la dernière chance de la revoir. Pour toujours. Un petit pincement au cœur, elle déglutit et secoua la tête. Malgré tout ce qu’elle pouvait faire croire ou se faire croire, la possibilité de ne plus jamais revoir ses amis attristait Eva. Elle avait quitté une famille pour s’en créer une nouvelle, mais tant d’âmes avaient été perdues entre temps.
Elle secoua la tête, la releva pour croiser le regard de Nocera.
Prête ?Pour le grand départ, pour le grand nord, pour de nouvelles découvertes.
Pour rendre visite à une amie, une dernière fois.