Chocolat Chaud (ft. Joaquín)

Aujourd'hui, petit trip à la plage.

Une bien belle idée de merde, à n'en pas douter, pour un pauvre type qui n'aimait ni le froid, ni la baignade. Mais arrivait un moment où un homme devait apprendre à sortir de son canyon, voir de nouveaux horizons — nouveaux était ici un bien grand mot, mais il n'était au final venu ici qu'une seule fois, peu de temps après son arrivée dans ce pays –, expérimenter de nouvelles choses.
Apprendre à tourner la page sur des passages difficiles.
Il ne s'était guère approché de la plage depuis le départ de Misiek : tout au plus pour embarquer au direction de l'île des Raeders avec son radeau de fortune et ses rêves d'alambic. Aujourd'hui, c'était chose faite. Même s'il n'était pas resté longtemps sur place et avait décidé de braver la marée — basse, fallait pas déconner – pour sauter de rocher en rocher jusqu'à l'île un peu plus loin. Avec ses roses à foison et plus globalement ses fleurs par milliers, il ne faisait aucun doute que sa grand-mère aurait fortement apprécié ce lieu. Ses soeurs aussi, d'ailleurs.
Mais aucune de ces dernières n'était là et il se retrouvait donc à déambuler dans la roseraie comme un connard de solitaire. Avec son oiseau qui voletait gaiement de branche en branche et le suivait plus ou moins, visiblement ravi de pouvoir s'ébattre dans autre chose qu'un éternel défilé de roches rouges et sèches.

Cet endroit avait été sacrément bien retapé : il l'avait aperçu à plusieurs reprises de loin peu après la chute du dôme, et sans jamais s'être aventuré jusqu'ici, il avait bien vu que l'isolation l'avait totalement dévasté. Sans être un grand romantique, Joaquín savait un minimum apprécier la beauté lorsqu'il avait l'occasion de la voir : ici, c'était réussi. Aussi la solitude lui pesait-elle un peu moins. Même s'il aurait bien voulu avoir une autre paire d'yeux pour la contempler avec lui. Voire deux.
Ses soeurs auraient été littéralement insupportables ici.
Il aurait bien voulu. Ne pas pouvoir les supporter.
Trainer la patte en feignant de bouder derrière elles tandis qu'elles galopaient bruyamment de rosier en rosier en se crêpant le chignon pour savoir qui débusquait la plus belle des roses.
C'était en tout cas ainsi qu'il imaginait la scène, dans un coin de sa tête. Sachant pertinemment qu'il n'y avait bien que là qu'elle pouvait exister.

Pas le temps de s'égarer, cependant. Car voilà qu'une odeur de fumée venait lui titiller les narines, et il leva instinctivement la tête, se demandant ce qui pouvait bien causer un feu en plein hiver. Il aperçut bien vite les volutes – blanches, ce qui eut pour effet de le rassurer – et décida d'aller voir ce qui se tramait d'un peu plus près.
Et finit par débarquer sur une petite clairière, où se trouvait une petite cabane, un petit feu et une petite louve. Qui buvait dans un petit verre. Quelque chose qui n'était pas juste de l'eau.

— Ne me dis pas que tu es en train de boire une infusion aux champignons, fit-il d'un air sarcastique en s'avançant, jusqu'à s'arrêter à un mètre de la gamine, tendant légèrement le cou pour essayer de voir ce qu'elle avait bien pu foutre dans son mug.
Se demandant d'ailleurs où elle avait bien pu le débusquer.

Joaquín se balança pensivement d'une patte sur l'autre, lèvres pincées, ses yeux observant le breuvage qu'elle lui proposait avec suspicion avant de remonter vers elle.
Sa réaction première était de refuser. Un probable élan beauf de type Joaquín ne boit pas infusion. Joaquín boit alcool. Ou juste son habitude de ne pas accepter grand chose des étrangers, un sens de l'auto-préservation qui l'avait conduit à se reclure dans une profonde solitude, mais à demeurer vivant jusqu'ici.
Mais on n'allait pas se mentir. Il était curieux. Il s'ennuyait beaucoup. Même s'il n'approuvait pas le moins du monde les délires culinaires de la bouffeuse d'herbes. Il aurait bien dit bouffeuse de tofu mais apparemment c'étaient des animaux chez elle donc ça ne marchait pas. Et en plus vu l'endroit d'où il venait et son histoire jusque là il n'avait strictement aucun moyen de savoir ce que pouvait bien être le tofu. Dommage pour la blague.

— C'est quoi caroube ?

Il tendit légèrement le cou, comme si les quelques millimètres gagnés avaient pu lui permettre de mieux jauger de ce qu'elle tentait de lui faire ingurgiter.
Il aurait été plus simple de faire un pas en avant, certes.

Le Caroubier. Evidemment, ça faisait sens.
La taquinerie échappa à Joaquín, qui se contenta de la dévisager avec affliction. Il finit néanmoins par se détendre lorsqu’elle prit la peine d’élaborer. Il s’humecta pensivement les lèvres, continuant d’observer le verre avec méfiance ; puis, après quelques longues secondes d’hésitation, il finit par tendre les pattes et se saisir du récipient qu’elle lui proposait, avant de l’observer avec intrigue. Puis de le porter finalement à sa gueule pour en laper le contenu avec curiosité. Son nez se fronça légèrement lorsque le parfum sucré vint lui chatouiller les papilles : ce n’était clairement pas un goût auquel il était habitué. Ne sachant trop que faire de cette saveur étrange, il lui rendit son breuvage.

— C’est bizarre, déclara-t-il d’une voix laconique. Puis d’ajouter : Pourquoi tu bois ça ? Propriétés médicinales ?

Il lui apparaissait absurde que l’on puisse boire autre chose que de l’alcool dans un simple but de loisir.

Joaquín la dévisagea en silence pendant de longues secondes, pensif.
Cela faisait sens. Bien plus que la potentielle promesse d'un transit amélioré — encore un remède de bonne femme, n'avait-il pu s'empêcher de penser lorsqu'elle avait commencé à lui répondre, avant de réaliser non sans culpabilité que ce genre de pensée relevait exactement de la mentalité machiste qui baignait la culture de son pays et de laquelle il tentait de se dépêtrer depuis qu'il en était parti.
Une madeleine de Proust, tout le bordel.
Comme ce canyon qu'il arpentait inlassablement depuis des mois, en guise de substitut à celui qu'il avait quitté.
Puisqu'il n'y avait pas de téquila ici. Pas d'enchiladas, pas d'arepas, et pas même de soirée autour d'un feu de camp.
Mais au moins, il y avait ce petit bout de désert, qu'il s'était octroyé et défendait avec acharnement depuis. Un foyer qu'il n'avait jamais su remplir.
Et dont il se doutait à présent qu'il était trop tard pour que la situation ne change.
Un testament de son échec à se construire une vie telle qu'il l'aurait voulue — et il n'aspirait pourtant pas à grand chose, mais force était de constater que ses choix pour aller dans la direction souhaitée n'avaient jamais été les bons. Qui était sien, néanmoins.

— Je comprends.

Puis d'ajouter :

— Au final tu manges des champignons ou pas ?

En tout cas, elle semblait s'être bien remplumée depuis la dernière fois.
Peut-être qu'elle s'était juste mise à la viande, en douce. Une tranche de salami par-ci par-là, histoire de finir la semaine.

Qu'est-ce qui lui manquait le plus ?
Son premier réflexe — idiot – aurait été de répondre le téquila. Simple, efficace, basique et bourrin. La première chose qui lui vint à l'esprit lorsqu'elle lui posa la question, comme une réponse facile qui se serait tenue en embuscade, pas loin derrière sa langue, prête à fondre hors de sa gueule à peine la question terminée.
Quelques années plus tôt, il aurait sans doute répondu ça. C'était vrai, ça lui manquait. Et ça n'attirait pas trop l'attention. Ca faisait beauf, ça ne donnait pas envie de creuser plus loin, c'était pratique.
Mais Joaquín avait eu le temps de changer, au cours de ses années d'errance sur ce territoire.

— Ma famille. Surtout mes soeurs.

Sa mère aussi. Son père, un peu — ils n'avaient jamais été très proches. Le reste de la famille... eh bien c'était un peu compliqué. Il y avait pas mal d'éléments au sein de cette dernière qui ne lui manquaient clairement pas.
Mais les pires d'entre eux étaient probablement morts à l'heure qu'il était, et ça, c'était quand même une belle petite consolation.

Il l'écouta parler cuisine, songeant distraitement qu'au final, ses repas devaient être bien plus sympas que ceux qu'il prenait lui. Plus sophistiqués en tout cas : en ce qui le concernait, ça n'allait jamais plus loin que la viande fraiche, arrachée à même les os. Pas de valeur ajoutée. De la matière brute.
Il était sur le point de lui dire qu'il n'était pas opposé à goûter une de ses préparations un jour — même s'il s'agissait d'herbe – lorsque la dernière phrase de la louve le coupa net. Il écarquilla les yeux, gueule entrouverte.

— Tu as un petit ?? demanda-t-il en la dévisageant de haut en bas.

Mais quel âge avait-elle ? Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas vus ? Il avait l'impression qu'elle était à peine plus qu'une gamine quand il l'avait croisé la dernière fois. Cela faisait si longtemps que ça ?
Et d'abord, où était le père ?????
Et où était le gosse ?!?!?!

Joaquín tressaillit légèrement lorsque la patte de Cloud vint se poser sur la sienne — geste réconfortant et qui ne lui était pas méconnu, mais qui l'avait pris de court. Comme tout le reste, cela faisait longtemps à présent que Joaquín avait perdu l'habitude de vivre au contact des siens. Des petites cérémonies que la vie en communauté pouvait amener.
Les rares fois où son corps s'était retrouvé directement collé à celui d'un ou d'une autre, ces derniers mois... ça n'avait jamais été que pour se battre.
Les quelques échanges courtois qu'il avait eus avec des congénères l'avaient vu se tenir à une sage distance des autres, veillant à ne jamais empiéter sur l'espace personnel de l'autre, comme il s'était assuré que personne n'entre dans le sien.
Méfiant, toujours.

Pas surprenant donc que ce simple contact lui paraisse tout à coup si étrange. Comme une vieille habitude qu'il avait depuis longtemps perdue et qu'une fois de nouveau mis face à elle, il ne l'accueille sous un oeil nouveau, plus analytique : le côté instinctif d'un tel geste s'étant effacé avec le temps, ne lui restait bien plus que son cerveau pour l'appréhender. Ainsi cela lui parut bien mystérieux, ce réflexe de mettre sa patte sur celle de l'autre, comme ça, pour se montrer sympa. Et ce qui lui parut encore plus mystérieux, c'est que l'effet fut immédiat, et que ce petit geste eut le mérite, en effet, de lui réchauffer le coeur.
Il accorda un petit sourire à la louve, ne sachant guère comment réagir, si ce n'est en s'abstenant de trop bouger, et en bypassant cet instinct de vieux guerrier qui lui intimait de reculer, vite, danger potentiel.

Cela n'enlevait cependant rien à la surprise d'apprendre que la femelle était désormais une mère.

— Je pourrai passer, oui. Je connais le refuge.

Puis d'ajouter, après une courte réflexion :

— Ton fils mange de l'herbe aussi ?

Sourcils légèrement froncés. Aurait-ce été raisonnable ? Un petit mâle avait besoin de beaucoup de viande pour devenir fort et protéger sa famille. C'était comme ça.
Il lui était bien difficile d'imaginer comment remplir ce simple contrat avec dame nature sur la seule base d'une alimentation végétale.

C'était bien gentil tout ça mais dans l'absolu ça ne répondait pas à sa question. Et ça, Joaquín l'avait remarqué.

— D'accord. Mais il a déjà mangé de la viande ou pas ?

Parce qu'en avoir la possibilité ne signifiait pas pour autant qu'il pouvait réellement le faire. Quel âge avait-il, ce petit ? S'il était très jeune et que personne ne lui ramenait de la viande à la maison, même sans interdiction d'en consommer, il n'allait clairement pas pouvoir tenter l'expérience de lui-même. Les enfants étaient dépendants.
Il pinça légèrement les lèvres, réalisant qu'un élément manquait toujours au tableau. Elément qui pourrait peut-être répondre à sa question.

— Tu l'élèves toute seule... ?

Il avait évité de peu de la questionner sur un potentiel père. Elément qui allait selon lui de soi mais qu'il avait rapidement appris à considérer comme pas si fiable que ça depuis qu'il vivait ici, au vu des moeurs clairement plus libérées qu'on pouvait trouver ici par rapport à son propre pays natal. Il n'avait strictement aucune idée de comment cela pouvait être biologiquement possible, mais sur ces terres maudites, la gamine était totalement capable d'avoir pondu son môme avec une autre femelle.
Voire même avec une chauve-souris ou un crocodile, au vu des quelques spécimens étranges qu'il avait eu le non-plaisir de rencontrer ces dernières années.

La relative confusion de Joaquín se faisait de plus en plus visible sur son visage : sourcils froncés, oreilles se rabattant lentement vers l'arrière, gueule serrée puis entrouverte, puis fermée de nouveau, deux, trois fois, comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose puis finalement se raviser. Il s'était légèrement redressé, menton rentré, ses yeux jaunes fixés sur la louve, qui débitait des choses, mais ne répondait pas à sa question première, se contentant de le perdre un peu plus dans cette histoire, jusqu'à...

— Son autre mère a choisi de l'abandonner.

Ah.
Cela suffit à ce que le vieux solitaire se détende. Ce n'était donc pas le sien.
C'était un petit dont sa famille ne voulait pas. Triste situation qui n'était pas sans rappeler sa propre histoire, d'une certaine manière. Les épaules de Joaquín se relâchèrent, tandis qu'il expirait lentement.

— D'accord.

Puis d'ajouter :

— Ce n'est pas trop dur ?

Il avait vu bien des mères galérer à élever leurs portées seules, chez lui. Certes, elle, ici, n'avait qu'un seul petit à charge. Mais ce n'était jamais facile.
Les enfants devaient s'élever en famille. Au moins, il semblait qu'elle avait d'autres gens pour l'aider dans cette tâche.

De nouveau le visage de Joaquín trahit sa confusion lorsque Cloud lui déclara de but en blanc qu'il pensait beaucoup. C'était assez inattendu et il n'étais pas sûr de savoir d'où cela pouvait sortir.
Son premier réflexe, comme bien souvent, aurait été de se braquer. Mais toute possible réaction fut tuée dans l'oeuf lorsque sans transition, la louve retourna au sujet précédent.

— Si il a été abandonné par sa mère et qu'il s'en souvient, ça peut expliquer. Les petits retiennent beaucoup plus de choses qu'on croit.

Il sourit à sa dernière phrase.

— Il a de la chance de t'avoir, alors. Il y a d'autres louveteaux avec lesquels il peut jouer au Refuge, ou pas ? Ca fait longtemps que je ne suis pas allé là-bas.

Des semaines, des mois, même. Passés à vagabonder en solitaire comme il savait si bien le faire.
A passer à côté de la vie des autres, en pourchassant la sienne. Enfin, c'était ce dont il tentait de se convaincre lui-même. Mais à voir à quel point la petite avait changé depuis la dernière fois qu'il l'avait croisée, et à quelle vitesse tout semblait aller de l'avant sauf lui, il n'en était plus si sûr.