Plans parallèles [PV Anita]

D'une détente puissante de ses longs et fins postérieurs, le lézard qu'Anita observait d'un œil placide disparut de sa branche et rejoignit une mare avec un plouf qui en perturba la lisse surface.
La Prêtresse prit quelques secondes à lever la tête de ses pattes pour la tourner vers le bruit qui avait dérangé le petit être, un peu endormie par le soleil dont elle-même s'était gorgée en somnolant sur la large branche. Pas si éloignée du reptile.
Se démenant pour arriver jusqu'à elle, c'était Iris qui dérangeait ainsi la faune et la flore avec sa progression peu discrète.

En grande habituée des lieux, Anita savait à peu près qui fréquentait le lieu ou non au vu des marqueurs olfactifs laissés par les visiteurs récurrents et la jeune fille de Holly n'en faisait pas partie - en témoignait aujourd'hui sa marche qui la trahissait en non-initiée de la Moere.
Dès lors qu'elle eut claironné son nom, l'Alpha cessa de sa prélasser et se releva, étira tous ses longs membres avant de se diriger vers la louve pâle, sourire aux lèvres.

—  Iris. Qu'est-ce qui t'amènes ? Je te vois pas souvent par ici.

Elle prit le temps de détailler un peu la jeune qu'elle savait être devenue récemment apprentie de Dough. Il était amusant - et étonnant - de la voir se diriger dans la voie d'un disciple d'Aka, si tant était qu'elle en voulait la couleur, elle qui était toute fine. Dans tous les cas, elle avait bien grandi elle aussi, et l'adolescente transitionnait vers une belle jeune louve.

Des trois enfants de Holly, Iris était celle qu'elle connaissait le moins puisqu'elle ne la voyait pas
aussi fréquemment que ses adelphes, tous deux ses apprentis. Ce serait l'occasion de discuter un peu avec elle.

Les hautes oreilles d'Anita se redressèrent pour se tenir au plus droit possible. Des questions, mh ?
L'adolescente s'installa comme elle le put sur un sol que certains auraient qualifiés de repoussant sous le regard amusé de la Prêtresse qui ne tarda pas à en faire de même. Si elles étaient là pour discuter un moment, autant prendre une position relâchée. Mais à la différence de la jeune louve, Anita s'allongea sans complexe à même les flaques, ses pattes éparpillées au lieu d'être rangées contre elle, à l'exception d'un antérieur qu'elle replia au niveau du coude pour venir poser son menton sur son poignet.

Et sans avoir besoin d'y être invitée, Iris ne tarda pas à révéler le sujet qu'elle souhaitait aborder. L'un des rares qui ne manquait pas de lui faire froncer les sourcils et de tendre ses traits dans une mine plus dure que la douceur habituelle de son visage.

—  Pas grand chose à vrai dire, c'est bien le problème. On sait qu'il peut faire naître la vie chez des individus sans leur consentement, qu'il peut rendre malade et détraquer nos pouvoirs, tout ça sans même avoir besoin de toucher. Et apparaître un peu n'importe où, aussi.

Même au cœur de leur forteresse pourtant bien gardée et aux couloirs si nombreux.
Ce qui l'amenait à penser qu'il y avait bien davantage de choses qu'il savait sans doute faire et qu'il avait peut-être commis loin de leurs yeux à eux.

— C'est très possible que d'autres aient eu affaire à lui et aient d'autres informations, c'est pour ça qu'il faut garder une oreille attentive.

Plus ils étaient au courant de ses pouvoirs, plus ils auraient la possibilité de se prémunir s'il revenait traîner du côté de leurs terres.
Du moins, elle l'espérait.

La mine de l'adolescente se fronça sur une expression de réflexion et l'Alpha attendit les interrogations suivantes qui ne tarderaient pas à naitre. C'était ce qui l'avait frappée lors de l'une de ses premières interactions avec Iris, alors encore jeune enfant : elle était très curieuse et cherchait à aller au fond des choses, peu importe le nombre de questions qu'elle devait poser pour cela.
Sans surprise arrivèrent les questions et elles renforcèrent les plis sur les arcades d'Anita, qui secoua lentement le museau.

—  Sa nature nous est inconnue. Et nos Dieux... Ils sont aussi déboussolés que nous, ils n'arrivent pas à savoir quoi que ce soit sur lui. Crois-moi, on n'a pas tardé à les solliciter ! On s'est habitués à recevoir leur soutien et leurs conseils.

Peut-être un peu trop.
Son sourire revint l'espace d'un instant et son regard se fit pensif.

— Mais pour le coup, je crains que nous n'ayons à nous débrouiller seuls.

A nouveau son expression redevint plus sombre alors qu'elle se remémorait du visage affolé de Kiro et de sa propre perdition quand elle réalisa que son Dieu lui-même ne savait que faire contre cette menace qui planait au-dessus de leurs têtes.

Le sujet activait les méninges d'Iris et la troublait. C'était chose qu'elle pouvait comprendre, évidemment - qui n'était pas troublé par la présence nébuleuse de cette créature qui rôdait depuis on ne savait combien de temps et semblait ressurgir par périodes, comme cherchant à briser son ennui en venant ennuyer les mortels ?
Anita ne pouvait néanmoins savoir quel point était celui qui la dérangeait le plus. Les pouvoirs de la chose, leur impuissance, le fait que leurs ressources soient limitées et que leur connaissance du problème piétinait ? La louve pâle ne tarda pas à s'exprimer à nouveau.
La connaissance. Iris semblait s'axer très souvent dans cette direction et Anita se demanda si comme son aînée et sa mère, elle prendrait la voie de la Renarde.

—  En cas de besoin nous avons su trouver des arrangements. Si nous leur demandions je suis sûre qu'ils nous laisseraient y accéder, et sans doute que l'on va finir par se tourner vers eux. Pour le moment nous avions voulu explorer d'autres voies, et puis surtout, cela fait des années que la créature n'a pas cherché à graviter autour de nous.

Ce n'était pas une raison d'attendre patiemment que cela arrive à nouveau sans avoir développé des armes pour se défendre, mais dans tous les cas les choses avaient été compliquées et il ne pouvait pas se contenter d'exiger des Nakhus l'accès à leurs ressources sans avoir fait d'eux mêmes une part d'investigation.

—  Et puis je doute que la bibliothèque soit une réponse à tous nos problèmes. Si ce monstre ne peut même pas se soumettre au regard de nos Dieux, je doute que les livres aient beaucoup plus d'informations à son sujet.  

Elle reposa sa tête sur ses antérieurs et soupira, les yeux dans le vague. Avant de les reposer sur Iris qui avait déjà une autre interrogation.

—  Je n'ai pas tous les détails mais d'autres ont des liens avec lui. Mais je ne sais pas s'ils sont tous... Négatifs.

C'était peut-être ce qui elle la troublait le plus, songea-t-elle en fronçant les sourcils. Passer en revue les éléments dont elle avait connaissance la ramenait toujours à ce fait : si eux n'avaient eu des expériences négatives avec cette créature, il semblait que ce ne soit pas le cas pour tous.
Pourquoi choisirait-il de faire du mal à certains d'entre eux mais d'en aider d'autres de manière totalement arbitraire ?
Après tout, eux mêmes n'avaient pas cherché à lui nuire en premier lieu puisqu'ils n'avaient même pas connaissance de son existence. C'était le monstre qui s'était de lui-même imposé en insufflant des enfants dans des ventres, en jetant la fièvre sur des louveteaux, en déréglant leurs dons divins.

Pourquoi.

La louve garda les yeux posés sur la fille de Holly et lui offrit un sourire ainsi qu'un signe de tête à son remerciement. Elle avait bien conscience de n'avoir malheureusement pas pu lui apprendre beaucoup plus que les quelques informations qui avaient été dispensées à la réunion de meute.
Quant au reste, elle n'avait aucune raison de lui refuser. Anita se redressa et leva une patte pour la poser dans les cheveux argentés de l'adolescente.

—  Ça sera pas un problème.  

Du moins l'espérait-elle. La dernière requête des Etelkrus pour laisser certains des leurs accéder un certain temps à la bibliothèque avait mené à quelques rebondissements, mais de l'eau avait coulé sous les ponts depuis.

—  Et sinon, comment se passe ton mentorat avec Dough ? Pas trop désagréable à supporter ?  

Son visage se fit taquin. Le vieil oncle de Dez n'était pas la personne la plus facile à vivre du peu qu'elle connaissait de lui, mais il avait surtout du mal à s’accommoder de certains et n'hésitait pas à le faire savoir - elle gardait en tête la colère qu'il avait piqué à Holly et elle au sujet de Thid avec un sourire amusé.
Enfin, Iris avait l'avantage de savoir se faire discrète - et elle paraissait être élève attentive. Sans doute de quoi contenter le doyen.

Le sourire d'Anita demeura sur ses lèvres, léger mais encourageant, et elle hocha la tête à la réponse de la jeune louve. C'était une réponse un peu succincte et qui n'eveilla pas tout à fait l'enthousiasme que l'on trouvait souvent dans les yeux des jeunes apprentis, brillant de plaisir à l'idée d'apprendre de nouvelles compétences et de développer enfin ce qui pourrait par la suite être leur rôle au sein de la meute.
Iris avait voulu que son corps devienne plus fort, elle. Peut-être que cela ne lui plaisait finalement pas tant que ça et qu' elle s'était trouvée d'autres intérêts entre temps.

Avant que la Prêtresse ne puisse aborder le sujet elle avait cependant déjà relancé une question qui ranima la joie autant que l'espièglerie sur ses traits.

— Ah ! Ton frère et ta sœur sont très assidus et motivés, mais je fais de mon mieux pour ne pas leur rendre la tâche aisée. Je rêve de voir Iberis entièrement couvert de boue et Nirvana face à un obstacle qui aura raison de sa taille.

Elle lui adressa un rapide clin d'œil sur l'air de la confidence.
Après tout, c'était en se confrontant à sa pire crainte ou en étant mis face à sa plus grande limite que l'on trouvait véritablement le moyen de progresser pour aller de l'avant.
Son regard se redirigea peu après dans les yeux clairs d'Iris et elle allongea sa tête sur ses pattes.

— Tu sais, si jamais ce que tu fais ne te plais pas, tu n'es pas obligée de te forcer à continuer. Tu peux explorer d'autres pistes, tu as le temps. Et rien ne t'empêche de suivre d'autres enseignements en parallèle, pour te donner une idée et comparer.

Si son ton était désinvolte, elle ne chercha pas à masquer l'air un brin soucieux de ses prunelles.
C'était là l'une de ses grandes crainte à elle, en tant qu'Alpha. Que comme ce fut le cas auparavant, d'autres membres de la nouvelle génération s'engagent dans une voie qui ne leur covvenait pas ou s'imposent des pressions sur ce qui était attendu d'un Etelkru type au risque de vivre malheureux... Ou pire

Anita avait conscience de ne pas pouvoir tout à fait empêcher ce phénomène de se produire, tout comme elle admettait l'idée qu'elle se mettait peut-être à voir des problèmes là où il n'y en avait pas.

Elle préférait tout de même être sûre et au moins tendre la patte, quelques mots et une oreille attentive ne seraient jamais de trop.

La réponse mit un peu de temps à naître chez la jeune louve et Anita fit en sorte de ne pas la presser, patiente et consciente du temps que pouvaient prendre certaines sensations à se formuler en mots. Ses yeux demeurèrent posés sur son visage, tant pour attendre de voir ses lèvres se mouvoir que pour noter un potentiel changement d'expression.
Elle s'était en effet un peu rembrunie, mais répondit après une certaine hésitation.
Anita dressa les oreilles à l'aveu et ne masqua pas le léger sourire qui revint sur ses lèvres - finalement, l'inquiétude d'Iris lui paraissait plutôt normale. Quel adolescent ne s'était pas déjà demandé quelle était véritablement sa place, le chemin de vie qui ferait taire dans de questions et de doutes tant il en devenait évident ?

— Oh ! Je vois. C'est normal, tu sais, tu as simplement besoin de temps pour expérimenter d'autres choses. Le mentorat est une chose, trouver ce qui nous fait véritablement vibrer en est une autre.

Une de ses pattes se leva pour venir se poser dans ses boucles d'argent - encore - et les emmêler affectueusement.

— N'hésite pas à explorer tout ce qui te passe par la tête ! Enfin, tant que tu ne te mets pas trop en danger, évidemment.

La Prêtresse fronça les sourcils sur un air réprobateur que l'éclat taquin de ses yeux ne pouvait pas rendre tout à fait crédible.

Assimilation de ses mots et temps de réflexion se mêlaient dans l'échange et toujours Anita fit en sorte de ne pas presser les choses. Iris semblait être de ces individus dont la tête grouillait de milles pensées pas toujours agréables à vivre, en proie à des doutes et des questions qui ne laissaient que peu de répit. Elle était heureuse de la voir s'ouvrir un peu et elle souhaitait faire de son mieux pour l'aider à faire un peu de tri dans tout cela - du moins, essayer.
Alors quand vint une nouvelle question, ou plutôt plusieurs toutes rassemblées en une même inquiétude, Anita prit elle aussi quelques secondes pour réfléchir, levant le museau au ciel et roulant sur son côté dans une posture décontractée.

Le soupir qui quitta sa gueule avant qu'elle ne prenne la parole n'était ni d'ennui ni de lassitude, mais plutôt de ceux qui reflétaient un ensemble de sentiments trop complexes pour être résumés en peu de mots.

— Tu sais... Je ne pense pas qu'il soit possible de traverser cette vie sans blesser quiconque. Toi-même y compris.

Une pause se marqua d'elle-même le temps que sa langue passe sur ses lèvres avant que ses yeux améthystes ne reviennent se poser sur le visage d'Iris.

— Souvent, tu seras confrontée à une situation et tu ne sauras pas quoi faire mais tu devras pourtant agir quand même. Il y a des chances que tu te trompes, peut-être que tu empireras une situation. Mais si tu penses à bien et que tu cherches à faire de ton mieux, si tu as la volonté de ne pas abandonner... Il est rare de ne pas pouvoir réparer ses erreurs. Elles ont l'avantage de nous permettre d'identifier ce qu'il ne fallait pas faire, pour rendre plus évidente la voie à suivre.

Elle lui adressa un sourire et reprit encore la parole.

— Parfois tu voudras faire plaisir quelqu'un, mais tu réalisera que ce faisant c'est toi même qui n'est pas satisfaite. Et dans certains cas, tu ne trouveras pas d'intermédiaire qui convienne à tout le monde... Alors il faudra peut-être blesser quelqu'un quand même en guise de solution.

La Prêtresse fronça les sourcils, pas certaine d'être claire.

— Ce que je veux dire, c'est qu'il faut accepter d'être un peu égoïste pour trouver ce qui te va à toi, ce qui te rend heureuse avant de rendre d'autres heureux. Sans cela, tu souffrira de n'exister qu'à travers la valeur que tu as aux yeux des autres.

Anita ne put s'empêcher de souffler un rire léger entre ses crocs face à l'ironie de la situation - elle, toujours tournée vers l'écoute et la compréhension d'autrui, qui parlait d'égoïsme !
Pour autant, elle ne pensait pas être dans l'erreur. Elle même se sentait suffisamment stable pour accueillir les insécurités des autres, assez forte et énergique pour soutenir des faiblesses qui n'étaient pas les siennes. Mais c'était uniquement en étant épanouie sur d'autres aspects de sa vie qu'elle pouvait aussi donner une partie d'elle-même pour les autres.
Sans cela, il était probable qu'elle n'ait pas eu les épaules pour encaisser des attentes et des malheurs qui n'étaient pas les siens.

Et comme Iris avait l'air de beaucoup se soucier de tout ce qui gravitait autour d'elle, de la façon dont elle pouvait influencer le monde autant que le monde l'influençait... Anita ne souhaitait pas la voir prendre la voie dangereuse d'un destin tracé selon ses peurs et ses doutes plutôt que ses envies.

Le regard d'Iris demeurait troublé par toutes les questions et les réflexions qui s'engageaient certainement dans son esprit à la suite de ses mots. Anita espérait une chose simple : l'aider au lieu de l'embrouiller davantage.
Puis l'adolescente releva les yeux et lui posa une question, cette fois sur elle.Ah. C'était chose à laquelle s'attendre : un long discours ne valait que peu de choses en comparaison des parallèles que l'esprit faisait ensuite afin de se calibrer et d'envisager ses propres expériences sous un nouvel angle.
Iris voulait certainement savoir si elle aussi avait du faire des concessions dans sa vie - même vis à vis de choix importants.

Elle y répondit d'abord par un simple sourire avant de chercher ses mots quelques secondes, un air léger sur le visage.

— Je n'y avais jamais pensé. Le pouvoir n'était pas chose que je convoitais, je préférais cultiver ma liberté sous différentes formes.

Elle prit une pause et ses yeux dérivèrent vers le ciel, devenu synonyme de sa liberté dès lors qu'elle eut des ailes.

— Mais j'étais également très tournée vers les autres et déterminée à faire mieux quand je le pouvais. Je crois que c'est pour ça, que j'ai été choisie pour la succession. J'incarnais une voie de changement, quand ta mère était plutôt garante de certaines traditions.

À elles deux, elles devaient créer et maintenir un nouvel équilibre.
Comme elle réalisait qu'elle s'égarait un peu de la question, Anita se reprit.

— Donc, non, je ne voulais pas devenir Alpha au sens de l'ambition. Mais quand j'ai été proposée... Je n'ai pas accepté à contre-cœur non plus. J'ai compris en quoi le rôle pouvait correspondre à mes valeurs et m'aider à les transmettre.


Elle redirigea ses yeux améthystes dans ceux d'Iris à la teinte si similaire, sourire aux lèvres.

Les informations imprégnèrent l'esprit de la jeune louve et Anita n'ajouta rien tant qu'elle n'avait pas d'autre question, la laissant à ses pensées et à ses propres conclusions. L'Alpha espérait simplement qu'elle aurait compris que ces questionnements qui la tourmentaient étaient finalement plutôt normaux, et qu'il était normal de se sentir un peu perdue - et de chercher à se tourner ailleurs pour recevoir des conseils.

Elle-même avait toujours porté oreille attentive à ses mères, sa tante ou autres adultes du clan pour confronter ses idées fougueuses à l'expérience d'une vie plus ancienne.
Quand Iris mit fin à leur entrevue en annonçant son départ, un sourire était de retour sur ses lèvres - et il avait l'air véritable à ses yeux.
Elle répondit à sa marque d'affection avec réciprocité et la salua de la patte, heureuse et apaisée d'avoir pu l'assister.