La maison de papa [PV Grimalk]

Son corps est adulte, maintenant.
Les lanières de cuir de son harnais qui avant flottaient un peu dans sa fourrure enserrent maintenant ses muscles sans le serrer ni le gêner, bien ajustées. Sa crinière noire continue de s'étoffer, ses pattes de s'élargir, son corps de se solidifier.
Et chaque jour Grimalk accompagne cette croissance qu'il sait plus lente que celle des autres loups en s'adonnant à ce qui le rend plus fort et qui satisfait son besoin de mouvement et de progression. Parfois il part plusieurs jours loin des Nakhus, explore en profondeur des zones cachées ou des espaces difficiles d'accès. D'autres fois il cherche une trace d'une proie ardue à pourchasser afin de se pousser dans ses retranchements, lui que la facilité ennuie. Certains jours il se remémore les entraînements de son enfance et les rejoue en solitaire - ou trouve quelqu'un contre qui se mesurer pour de vrai.

Ce qu'il fait tous les jours sans y trouver de redondance, en revanche, c'est de s'exercer au maniement de ses couteaux.
Il y a toujours une nouvelle façon de les aborder pour stimuler son imagination, toujours une nouvelle compétence à développer qui l'occupera longuement, toujours un nouveau mécanisme à comprendre et à maîtriser.

Aujourd'hui est un jour où ses pas resteront en terres Nakhus - très probablement, à moins que quelque chose ne surgisse dans son quotidien pour l'emmener dans une autre direction. Mais les jours derniers avaient déjà été passés en aventure - c'est donc dans les Champs Mystiques qu'il louvoie d'un pas lent et mesuré, couteau en gueule et œil à l'affût.
Il a entendu dire plusieurs fois que ces champs d'apparence paisibles cachaient des créatures inattendues.
Un bruit fait se redresser une oreille et fige son corps en arrêt à l'exception de sa tête qui jaillit vers la source de la présence - et Grimalk ne tarde pas à en repérer l'origine.

La vue du corps canin surmonté d'un crâne de cervidé redressa sa queue et son échine - sa première pensée, pleine de ferveur, est qu'il a trouvé l'une de ces fameuses créatures. Mais l'observation intense et erratique qui s'ensuit abat bien vite cette théorie. Ce n'est qu'une louve. Une jeune louve banale qui s'était coiffée d'un crâne.
Le mâle se redresse, et ses iris dorés toujours plantés sur elle, s'approche en demeurant lui aussi tapi dans la haute végétation. Il est dans son dos, il était encore loin quand il l'a vit - peut-être ne l'a-t-elle pas encore repéré.
Sans doute, même, avec ce bout de squelette qui doit gêner tant sa vue que son ouïe. Le loup brun constate néanmoins, par les mouvements de ce corps plus petit et bien plus gracile que le sien, qu'elle s'évertue à avancer avec discrétion. Il la suit sans doute plusieurs minutes, le regard fixe, obnubilé par le mouvement régulier de ses hanches et par la silhouette unique que créait cette hybridation entre le mort et le vivant.
Avant de vouloir mettre fin à ce cheminement dont il finit par un peu se lasser - il casse sa foulée, bondit un peu de l'avant, et d'une patte avant chasse l'un de ses postérieurs pour la faire basculer sans violence.

Là il s'immobilise et cherche son regard à travers les orbites vides du crâne de cerf, sans rien dire, les oreilles droites.

Il connaît ces yeux verts, c'est la première chose qu'il se dit quand il en perçoit enfin l'éclat.
Mais cette pensée n'évolue pas plus loin, bousculée par deux autres éléments successifs. D'abord un corps qui bondit plus loin dans les herbes, dérangé par l'agitation provoquée, et Grimalk n'a pas besoin de concentrer sa vue sur ce mouvement soudain pour que son instinct reconnaisse une proie et ne veuille obéir à la commande naturelle de la chasser. Un spasme musculaire le contracte et jette son corps dans un bond automatique, ses yeux maintenant rivés sur le daim qui s'éloigne, mais le second élément qui survient - la voix de la petite louve qui s'élève - suffit à briser cet élan.
Grimalk plante ses quatre pattes dans le sol pour faire volte-face et accorder de nouveau son attention à celle toujours échouée au sol.
À sa place, il se serait relevé. Mais comme beaucoup de loups ici elle semble habitée de cette confiance innée qui l'intrigue.

La proie oubliée alors qu'elle disparaît plus loin, sauvée pour ce jour, le mâle brun ramène ses membres à lui pour revenir vers elle, la tête penchée sur le côté. Au large sourire il répond de l'un des siens, un peu plus discret, un peu moins bienveillant - ils sont toujours asymétriques, ses sourires. Comme si une partie de son visage était incapable de se tout à fait se calquer à l'autre.

— Je te chassais.

Son regard doré étincèle.
La tonalité de sa phrase donne un résultat étrange, avec cette voix encore jeune et un timbre qui se veut un peu enjoué contrasté par les notes plus graves de ses cordes vocales presque matures et l'air trop sérieux au fond de ses yeux dorés.
Comme s'il s'agissait là d'un simple jeu d'enfant... De la part de quelqu'un qui ne semble pourtant pas du tout apte à jouer.

Il reste quelques secondes à la fixer dans le silence et l'immobilité avant de tendre une patte vers elle pour lui proposer assistance à se relever - celle habillée du brassard de sa lame de corps.

— Il y a beaucoup de choses à chasser ici, à ce que l'on m'a dit.

Des trésors, des proies... Des créatures.

Il y a beaucoup d'odeurs entêtantes.
Celle des fleurs, de la louve qu'il ne connait pas, des fragrances des individus et des choses qui se sont perdus récemment dans les herbes. Grimalk s'en retrouve constamment sollicité par des éléments qui entrent en conflit en permanence, mais c'est le plus souvent sur la blanche et mauve qu'il se reporte. Elle bouge beaucoup, même par de petits gestes ; et son excitation est palpable.
Lui voudrait bien mieux voir son visage - l'éclat de ses yeux est presque insaisissable derrière ce crane qu'elle a pris comme masque, assombris par l'obscurité qui règne dans les orbites vides. Il a envie de lui retirer tout comme il se plait à la voir ainsi - à mi-chemin entre ce qu'il connait de sa vie d'avant où les louves dévoilaient rarement leurs visages et une créature unique qui stimule sa curiosité. Les deux envies contraires luttent sans trouver de résolution gagnante pour le moment - et le temps qu'il réalise qu'il s'est immobilisé, perdu dans la bataille de ses pensées, la louve s'est saisie de son aide pour se relever.
Il profite de la voir de nouveau debout pour parcourir son corps de ses yeux affutés - le blanc dévoré par les stries violettes, le poil qui frise, la queue courte, le collier duquel se balance une chaine incomplète et dont le mouvement l’obnubile un instant.

Mais sa voix enjouée s'élève et l'interrompt dans son observation minutieuse quand il replace son regard en direction du sien, éclat d'émeraude à peine saisissable à travers l'ombre.
Enthousiaste à l'idée de chasser, elle aussi.
Elle lui donne également un nom à placer sur elle : Blizzard, ou Liza.
L'attention du Nakhus est encore une fois détournée lorsqu'une créature volante se pose sur lui l'espace d'une seconde, le contact de ses pattes frêles sur son poil envoyant un frisson dans tout son corps, puis une secousse quand par réflexe sa peau tressaute. La libellule repart - le loup répond à l'injonction immédiate de claquer des crocs autour de l'insecte, brisant sa fuite dans un léger craquement.
Leur existence est si fragile.
Sa nuque pivote et il reprend le courant de ses pensées là où il a été interrompu.

— Grimalk.

Un court instant de silence, puis sa voix grave reprend.

— On t'a donnée le nom du vent.

Il a presque plissé son regard, toujours aussi intense, en le gardant fermement ancré à elle. Comme s'il cherchait à répondre de lui-même à la question sous-jacente restée en suspens dans sa phrase.
Pourquoi ?

Les informations sont toujours aussi nombreuses autour de lui, menées et dispersées en grande partie par cette petite louve si énergique qui ne tient pas en place. Il y a une question qui fuse en réponse à son nom, des mouvements qui la font danser, et une réponse à ce que lui a demandé suivie d'une proposition avant même que le mâle n'ait pu poser sa concentration sur un élément en particulier. Un courant électrique le parcourt et agite sa queue en réponse à la multitude des stimulis qui le traversent, et il choisit de trier les choses en se focalisant d'abord sur le visage de Blizzard qui attend une réponse en lui tournant autour, attirant son regard.

— Mon corps n'est pas fait pour faire la course.

Il n'a rien en commun avec la stature légère de la femelle et ses pattes longues et fines qui la portent en bondissant. Lui, il est solide et bien ancré au sol - son corps est avant tout fait pour endurer, si bien qu'il n'aurait même pas du être choisi pour manier des armes légères comme le sont ses couteaux. On l'avait destiné à porter et soutenir et mettre à profit sa carrure dont les muscles allaient devenir forts. Au lieu de cela, il avait hérité d'un autre entraînement qui ne l'avait pas autant élargi qu'il aurait pu - uniquement grâce à cela demeure-t-il relativement svelte.
Toujours est-il qu'il peut déployer son énergie à tenir une cadence mesurée longtemps, mais pas à déplacer son corps très vite sur une courte période de temps.
Il en profite pour revenir sur la question qu'il a laissée en suspens, ses yeux tombant vers le sol comme pour creuser dans sa mémoire. Il sait ce que signifie son nom - mais comment le faire comprendre en quelques mots, en mettant de côté ceux qui pour elle n'auront pas de sens ?

— Grimalk, ça veut dire... Que je ne suis pas du même sang que ceux de mon peuple, mais que je faisais quand même parti d'eux.

Jusqu'à devenir zar-iyïsh au lieu de gerim.

— ... Et aussi que je suis issu d'une reine.

Cette partie de son nom reste toujours confuse, même pour lui. Il avait été exclu trop jeune de sa tribu pour véritablement pouvoir faire sens de toute l'implication de ses origines. Et maintenant... Il n'aurait plus aucun moyen d'en savoir davantage. Quelques secondes passent pendant lesquelles son regard doré se fige dans le décor, sans ciller ni bouger, et tout son esprit semble absorbé dans une réflexion inconnue et silencieuse. Lui ne réalise ni cet immobilisme, ni ce temps qui s'écoule et s'étire, et raccroche brusquement le fil de ses pensées en posant les yeux sur Blizzard comme si jamais rien ne l'avait interrompu.

— Puisque tu es déguisée en proie, on peut jouer au chasseur. Je te chasse, et tu dois m'échapper.

Il penche la tête et cherche encore son regard, dissimulé dans les orbites du crâne trop grand pour elle. Si elle est si vive et rapide que son nom l'indique, elle devrait pouvoir s'en tirer facilement, non ?
Et si Grimalk parvient à l'attraper, il sait d'ores et déjà quel prix de victoire il s'octroiera.

La louve l'assimile à un prince, et même s'il comprend aisément pourquoi, il balance un peu la tête de gauche à droite.

— Pas vraiment. Puisqu'une partie de mon sang était étranger, je ne pouvais pas prétendre à une véritable noblesse.

C'est ce qu'il en a compris, du moins. La société qu'il a du quitter et les tribus qui la composaient étaient complexes, et les subtilités nombreuses. C'était aussi ce qui avait rendu Arabahos si intéressant à ses yeux. On lui disait qu'il posait toujours trop de questions, qu'il se mêlait souvent de ce qui ne le regardait pas - mais comment faire autrement ?
Eux le considéraient effronté, lui se voulait plutôt érudit.
Il cligne des yeux quand il réalise qu'il s'est encore égaré dans des images du passé - face à lui, la louve accepte son rôle avec enthousiasme et replace sur sa tête le crâne démesuré.
Ça envoie un frisson le long de son corps, alors qu'elle se place pour bientôt partir de l'avant. Lui aussi se fond dans son rôle, et l'excitation de la chasse commence à remonter dans ses veines qui s'embrasent.

Blizzard bondit, et il se laisse quelques secondes pour l'observer comme il le ferait pour une proie au lieu de se jeter à l'aveugle. La louve imite dans ses déplacements l'animal dont elle porte un morceau de squelette, mais elle est plus légère qu'un cerf avec une tête bien trop lourde pour sa stature. Le mouvement est un peu déséquilibré, sa tête sera le point à viser pour la déstabiliser et la faire chuter.
Il peut aussi faucher ses pattes, elles sont frêles et auront du mal à trouver leur appui avec ce poids trop grand et mal situé.
Une dernière chose est notée : elle ne va pas très vite. Moins que quand elle s'amusait, quelques instants plus tôt, à courir autour pour prouver l'originer de son nom.

Il en déduit qu'elle ne veut pas le distancer, lui qui n'est pas fait pour la course.
Le mâle fronce les sourcils et se lèche les babines alors qu'enfin, il abaisse son corps et s'apprête à s'élancer vers l'objectif.

Soit elle le sous-estime, soit elle veut lui faire plaisir.
Ils verraient bien d'ici peu si elle avait eu tort ou raison.

[ Lancer Réussite pour attraper Blizzard ]

Foulant les hautes herbes d'un trot cadencé qu'il ajuste au fur et à mesure, les yeux rivés sur sa proie, Grimalk continue d'analyser les mouvements de la louve devenue cerf. Malgré le déséquilibre inévitable de cette tête trop grande pour elle, disproportionnée sur son corps de canidé, Blizzard semble réussir à s'adapter et de mieux en mieux imite les bonds du gibier, délogeant pétales de fleurs et insectes qui s'envolent sur son passage.
Quand il se trouve assez proche, il tente une percée : mais d'une embardée elle l'évite, et repart de plus belle en riant.
Le brun marque une courte halte, le temps de la laisser recréer un peu de distance - pour ensuite, toute concentration gardée, mieux analyser la trajectoire de sa prochaine tentative.

Corps proche du sol - là où il est le plus à l'aise, il repart et prend de la vitesse. Entre deux touffes d'herbes malmenées par la brise et leur chasse, il capture pour une demie-seconde un autre fragment émeraude dans l'ombre des orbites.
Ca envoie une impulsion électrique dans tout son corps - il se rappelle de ce qu'il veut ; et quand il convoite, il fait toujours de son mieux pour obtenir.
Un geste latéral pour feindre une attaque d'un côté, un contre-mouvement rapide de l'autre pour changer d'angle : il tente une ruse pour la déstabiliser et à nouveau essaye de la toucher, d'une patte qu'il envoie dans les siennes pour espérer la faire tomber et cesser sa course.

Son geste est peu précis et sa patte fauche surtout les herbes, facilement évitée d'un mouvement instinctif de la jeune louve. Il a donc encore manqué et il crisse légèrement des dents, commençant malgré tout à ressentir une pointe de frustration face à sa propre performance.
Ce qu'il se passe juste après, en revanche, il n'est pas certain de le comprendre.
C'est le cri qui lui fait redresser brusquement les oreilles et relever la tête, son poil épais se hérissant dans la continuité du geste, réponses automatiques à une alerte qui peut signifier danger. Son corps y est préparé, formaté - il est déjà prêt à réagir en cas de besoin, à se battre contre quoi que ce soit qui l'aura attaquée et ses yeux sont devenus des viseurs qui cherchent à débusquer le danger qui menace.
Pourtant... Il n'y a rien de plus que leurs deux présences. Perplexe, il laisse redescendre sa queue mais a du mal à détendre ses muscles alors qu'il s'approche, regard verrouillé sur Blizzard tombée au sol. Qui n'a pas pourtant pas l'air en difficulté - si ce n'est ces flancs qui se soulèvent rapidement et la respiration trop profonde et saccadée pour l'exercice qu'ils viennent de mener.
Est-ce qu'elle est tombée... Seule ?
Grimalk est persuadé de ne pas l'avoir touchée, mais... Peut-être a-t-il eu raison de croire que le crâne l'alourdirait bien assez vite, et qu'elle finirait par commettre une erreur. Surprise par sa tentative de la toucher, elle se sera finalement effondrée.

Il y a tout de même quelque chose de pas normal, dans cette posture prostrée qu'elle garde à terre et dans le cri qu'elle poussa.
Du peu qu'il a déjà compris d'elle, si la louve s'était contentée de trébucher sans gravité, elle se serait déjà relevée et repartirait en riant, bondissant de nouveau à travers les herbes.

— ... Tu t'es fait mal ?

Le timbre de sa voix est davantage confus et méfiant que soucieux.
Baissant le museau vers elle, il penche la tête et garde les yeux presque froncés quand il parcourt son corps d'un œil minutieux à la recherche de la moindre blessure.