Un peu d'air frais - Anita

Portée par les vents encore chauds qui soufflaient depuis le Sud, Anita contemplait la marque de l'automne qui commençait à parcourir les territoires.
Ça et là, les forêts verdoyantes se tentaient de jaune et d'orange, les prairies perdaient les tâches de couleurs que les fleurs avaient formé durant le printemps et l'été pour seulement laisser une herbe encore grasse et humide, la brume persistait plus longtemps à s'accrocher aux monts et aux collines.
Si par sa nature solaire l'Alpha Etelkrus avait pour les deux saisons plus clémentes et estivales une affection toute particulière, elle reconnaissait sans mal le charme singulier de l'automne comme celui de l'hiver - saison qui les avait vu naître, elle et le reste de sa fratrie comme tant d'autres de sa génération.

En ce jour qu'elle commença par un réveil plus matinal que d'habitude, et en l'absence de devoir urgent qui l'aurait obligée à demeurer au Castel, c'est par besoin de se rafraîchir l'esprit comme de se dégourdir le corps qu'elle avait gagné les cieux.
Sans destination précise, elle se laissait porter par ses envies et ce fut lorsqu' elle reconnut le paysage en contrebas qu'elle entama une lente descente, attirée par la cicatrice reconnaissable que laissait le Gouffre sur le paysage.
À travers quelques grappes d'arbre qu'elle frôla du bout des ailes Anita acheva son vol en se faufilant de son corps agile sur quelques ultimes virages serrés, pattes touchant le sol avec légèreté.

Gonflant le torse et se grandissant de quelques centimètres, l'hybride gouta avec volupté une profonde inspiration chargée de toutes les odeurs riches portées par l'endroit.
N'y aurait-il d'ailleurs pas ?...
Sa pensée n'eut pas l'occasion de s'achever alors que son regard, balayant dans le même temps les alentours, tomba sur une forme près du sol, non loin d'elle.
Et lorsqu'elle reconnut après une ou deux secondes cette présence d'abord sentie puis repérée, le fond de ses yeux améthystes s'illumina.

— Oh, Onyx !

Sa voix claire était autant chargée de surprise que de joie.
Lorsqu'elle avait fait sa rencontre il y avait de cela... Quelques années déjà, c'était peu ou prou au même endroit et il était amusant que ce soit à nouveau ici que leurs chemins s'entremêlent.
Sourire aux lèvres, elle trotta avec légèreté dans la direction de la petite louve, espérant passer en sa compagnie un moment aussi agréable que la dernière fois - et chargé de moins d'ombres, elle l'espérait.
Mais avant qu'elle ne la salue plus correctement, elle remarqua un petit détail qui jusqu'alors lui avait échappé.
C'était un petit mouvement, contre son flanc.
Puis un bref couinement, là, provenant du même endroit.

Ses yeux s'ecarquillèrent un peu plus et son sourire se fit plus radieux encore.

— J'allais te demander si ton océan s'était fait moins houleux, il semble en tout cas plus lumineux. Félicitations.

Avoir des petits correspondait quand même à quelques vagues tant cela n'était pas de tout répit, mais...
Ce n'était plus un orage comme ceux qu'elles avaient partagés, au moins.

Le sourire d'Anita n'eut d'autre choix que de s'élargir encore en réponse à la joie dont faisait preuve la petite louve. En ce jour, l'âme pétillante qu'elle avait perçu malgré des yeux voilés par la tristesse lors de leur première rencontre se révélait cette fois pleinement. En même temps, Onyx semblait avoir tout pour être comblée de bonheur lorsque reposaient contre ses flancs deux petits êtres qui étaient de toute évidence désirés : l'Alpha n'avait aucun doute à ce sujet.
Et observer la disciple d'Ao couver d'un regard si affectueux ses enfants remua quelque chose en elle, aussi.
Mais elle ne s'attarda pas sur ce sentiment et laissa plutôt leurs quatre iris améthystes se rencontrer à nouveau au moment où la solitaire relevait la tête pour retourner la question.

—   Mh ! Eh bien... Il s'est fait plutôt calme, ces temps-ci.

Elle appuya son sourire d'un léger hochement de tête. Les Etelkrus vivaient des temps relativement apaisés, en ce moment : à part d'occasionnelles inquiétudes et les troubles qui survenaient parfois, la louve ne se sentait plus autant malmenée par le cours des choses que quelques années auparavant, lors de leur première conversation.
Enfin... Il y avait bien quelques autres départs qui s'annonçaient, à vrai dire. D'autres âmes qui se devraient de lever les voiles par-delà l'horizon. Mais là n'était que l'inlassable cours de la vie, et Anita n'était pas certaine de vouloir mentionner ces morts à venir dans ce moment où brillait la joie apportée par de nouvelles vies.
Ce fut donc sur cela qu'elle se concentra pour continuer la conversation.

—   Aurai-je le plaisir de rencontrer le deuxième parent ? Je m'avoue curieuse de connaître l'âme qui a su charmer louve comme toi !

Ses lèvres se plièrent sur une courbe malicieuse. Du peu qu'elle en connaissait, l'hybride pouvait pourtant affirmer qu'Onyx était une belle personne : pas de doute que celui ou celle à qui elle aurait offert cœur comme corps se devait d'être du même acabit.

Et Anita aimait rencontrer de belles personnes.

Le début de la réponse exacerba un peu plus le sourire d'Anita, qui ne s'était de toute manière pas tellement attendu à un refus.
La suite, en revanche, arrondit ses deux yeux et la surprit bien davantage. Un peu abasourdie, il fallut quelques secondes à la louve pour que les mots se répètent et prennent forme avant de réellement s'ancrer dans son esprit dans le bon ordre.
Il lui semblait n'avoir jamais entendue pareille histoire, pareille configuration pour former malgré tout une famille.
Des amis... Des amis qui s'aiment comme le font les amis ; mais ne s'arrêtent pas là et s'associent pour un résultat que l'on réserve d'habitude à un autre genre d'amour.
Des amis qui font des enfants sans le besoin d'un couple.

Anita serra brièvement les crocs alors qu'elle sentit monter une foule d'émotions différentes qu'elle aurait eu bien du mal à digérer. Tout ce qu'elle pouvait affirmer sur l'instant était que l'anecdote d'Onyx résonnait fortement en elle, tordant un peu son cœur comme son estomac.
Quelque part, le naturel brut et sincère avec lequel elle avait raconté sa situation en quelques mots y était aussi pour quelque chose, l'hybride pouvait le pressentir.
A quel point cette spontanéité et ce naturel, justement, lui parlaient et faisaient l'effet d'une évidence.

Un silence s'était étiré, confortablement installé dans le mutisme de la louve ailée qui avait sans doute duré plus longtemps qu'elle n'en avait conscience. Mais elle finit par reprendre ses esprits en secouant légèrement la tête, déglutit puis s'éclaircit la gorge.

—   Je... C'est... Formidable. Vraiment. Vous devez vraiment vous aimer très fort pour en arriver à cette solution, et c'est plus important pour les enfants que n'importe quoi d'autre, de sentir cet amour.

Un sourire prononcé était revenu sur ses lèvres, aussi lumineux que le fond de son regard admiratif. La situation de ces enfants avait beau être différente de la norme, elle leur permettait de venir au monde dans un foyer où ils avaient été désirés et seraient choyés - et sur laquelle soufflait de plus un vent de liberté et de nouveauté. Et quoi de plus beau que d'avoir des parents aimants et complices, qu'ils soient amoureux ou non ?
L'image de ses deux mères passa dans son esprit. Anita était convaincue qu'une base fondamentale de leur construction et du bonheur de leur famille avait été l'entente, le respect et l'affection qui les unissait - mais qu'elles ne se privaient pas de partager avec d'autres non plus.
Quand d'autres images parasites tentèrent de s'imposer à leur tour - sa sœur et Holly, leurs deux visages abimés par les peines de désirs qui n'avaient su s'accorder - ce fut d'un froncement de sourcils qu'elle les chassa.

Le regard d'Anita se fit sans doute un peu trop intense qu'il n'aurait du l'être quand Onyx reprit la parole pour expliciter encore un peu plus sa situation. Plus les mots tombaient, plus Anita ne pouvait s'empêcher de s'en emparer pour les retourner dans tous les sens. Au fond, même si elle avait saisi que son intérêt était piqué et que la question cogitait dans sa tête en cet instant bien plus qu'elle n'avait pu le faire ces dernières années, elle n'avait pour le moment conscience de rien d'autre qu'une curiosité poussée et... Une certaine envie de continuer à écouter Onyx lui parler de son expérience. Dit avec ses mots, l'hybride en venait à se demander comment il était possible que cela soit la première fois qu'elle en entende parler - et pourquoi d'autres loups n'avaient pas plus naturellement recours à de telles idées.
En quoi cette situation serait-elle plus anormale que de faire des enfants dans le cadre d'un couple classique ?
En tout cas, elle était beaucoup plus saine que la naissance d'enfants créés sans grande considération pour leur existence, dans le seul but d'assouvir une pulsion en premier lieu sans penser aux conséquences - ou encore pour remplir les rangs d'une meute à la natalité basse.

Plongée dans ses pensées, Anita sursauta quand Onyx reprit la parole pour au final lui poser une question.
L'Alpha sentit malgré elle une chaleur lui monter aux joues et elle joua avec un brin d'herbe du bout d'une griffe, agitée d'un petit rire nerveux.

—   Ha, euh, je... Je sais pas... J'veux dire, je sais que j'aurais bien aimé avoir des enfants, si l'occasion se présentait, et j'y avais pas trop repensé ces derniers temps vu que... La vie m'a mené sur plein d'autres chemins.

Mais pas celui des sentiments romantiques.

—   Et... C'était un peu difficile, autour de moi. On avait assez peu d'histoires d'amour quand on était petits, à part nos mamans, et puis plus tard j'en ai vu quelques unes, des histoires de couple qui ont mal tournées. J'imagine que quelque part, ça m'a un peu fait peur.

Son sourire se fit un peu plus triste.

—   Faut croire que... Avec tout ça, j'avais jamais trop réfléchi à ce qui se faisait autrement tout en étant fruit d'un amour.

Car c'était important, pour elle. Qu'il y ait à la base quelque chose de positif et de partagé.
Elle ne s'était pas retrouvée dans la situation de Holly, n'avait ressenti aucune envie dans la façon dont elle avait fini par concevoir ses enfants, seule et pour satisfaire cette envie qui lui était viscérale - mais ça ne l'avait pas empêché d'être heureuse pour elle.
Quant à son propre désir de maternité... Elle avait fini par le laisser se tasser un peu loin, sans qu'il ne disparaisse vraiment pour autant.