Encore une dernière fois [ft Anita ]

Elle le voyait bien, Anita, le temps qui marchait toujours plus avant sans jamais prendre de pause.
Si elle avait parfois l'impression que ses jeunes années étaient hier, il ne suffisait que de quelques secondes pour se rappeler qu'en réalité, presque toute une vie avait eu le temps de s'écouler. Ses mères étaient mortes depuis quelques années maintenant, nombreux étaient les enfants de sa génération qui n'étaient même plus de son entourage, elle avait même vu ceux plus jeunes qu'elle avoir des enfants à leur tour et ces enfants grandir. Et si les territoires changeaient peu, plus lents dans leurs évolutions que ne l'étaient les mortels, leurs corps à eux étaient marqués.
Leur moral, aussi.

Mais surtout... Les derniers repères de la génération qui l'avait précédée s'éteignaient. Après sa propre famille et celle de ses proches, il y avait aussi les anciennes connaissances, celles qui avaient été les jeunes adultes quand elle n'était que louveteau - et ces âmes, pour celles qui restaient, étaient presque toutes sur le déclin.
Il y avait aussi les vieux amis.

Et un jour... Un jour, ce serait son tour.
À elle et à sa fratrie, à elle et à ses proches amis.
L'idée ne lui plaisait pas vraiment, i l fallait l'avouer - surtout quand elle pensait à ceux à qui elle tenait. Bien-sûr, l'âge avait apporté une certaine expérience du deuil - cela n'effacait pourtant pas la douleur à chaque départ, à chaque disparition. Ça avait simplement eu le mérite de lui apprendre à mieux l'anticiper et à la gérer.

Quand elle entendit des pas se diriger vers la salle dans laquelle elle tenait sa veille, Anita se sortit de ses pensées et secoua la tête pour se rendre plus disposée au présent. Au monde des vivants.
Pourtant, la démarche irrégulière qu'elle reconnut vite portait son lot d'angoisses.
C'était le son des griffes rendues longues par le manque d'usure quotidienne. C'était la faiblesse que l'on devinait dans certains appuis, la relative lenteur qui rendait la foulée moins souple.
C'était l'hésitation qui se devinait sur des trajectoires autrefois évidentes.

Tawana fit son entrée dans la salle, et un petit poignard s'enfonça dans le cœur de l'Alpha quand son vif regard améthyste croisa les pupilles voilées de blanc au centre de ces yeux autrefois si flamboyants.
Mais la voix qui la salua, elle, n'avait pas perdu de sa chaleur.

Sur ses lèvres à elle, un sourire un peu tremblant.

— Bonjour, Tawana. Je vais bien, et toi ?

Elle n'était pas trop sûre de quoi ajouter. Bien évidemment, que ça n'allait pas vraiment. Et que même si moralement, le panseur et Conseiller tenait le choc ; l'aspect de son corps ne pouvait que trahir l'inconfort physique qu'il avait à subir.

— Tu voulais me parler de quelque chose ?

Peut être - elle l'espérait - une discussion tout à fait banale qui l'amènerait à changer un peu le cours de ses pensées et à ne pas rester focalisée sur le grand âge du loup cornu.

Comme à son habitude, Tawana avait en tête les recommandations qu'il dispensait en sa qualité de panseur avant toute chose. À la mention de la soupe et du souvenir qu'il ressuscita dans son sillage, Anita souffla un rire, la scène se rejouant pour quelques secondes derrière ses paupières.
La suite ne put que ramener un peu de mélancolie dans ses yeux, bien qu'elle s'efforça de ne pas se laisser gagner par une nouvelle salve de tristesse. Si le lycaon lui-même accueillait son grand âge et les inconvénients qui allaient dans la bonne humeur, pourquoi y apporterait-elle des sentiments négatifs ?

Elle fut soulagée de l'entendre dire qu'il voulait simplement discuter. Comme une journée normale, oui. La louve redressa les oreilles à la remarque du vieux mâle et s'avança sans se faire prier, brisant la distance qui les séparait encore pour venir lover sa tête contre l'encolure du Conseiller.
Ici, elle pouvait sentir à quel point son corps s'était amaigri, comment les os glissaient juste sous la peau, désertés par la plupart des muscles. Elle constatait comment son poil autrefois soyeux était devenu raide et terne. Elle entendait, remontant depuis sa cage thoracique jusque dans sa gorge, son souffle fatigué qui semblait se heurter avec difficulté à chaque obstacle et se hisser péniblement vers la surface.
Alors à ce contact qui lui faisait autant de bien que de mal, la louve n'y tint plus.

—   Oh, Tawana...

Sa voix se cassa et elle ne retint pas le sanglot qui laissa quelques larmes s'échapper sur ses joues. Son poids se relâcha contre lui en partie afin de mieux sentir l'étreinte de leurs corps - l'une des dernières qu'elle aurait l'occasion de partager avec lui.
L'une de ses pattes avant se leva pour venir entourer ses épaules et le serrer contre elle avec délicatesse.

—   J'ai beau avoir le temps de m'y préparer, c'est chaque fois si compliqué.


Elle renifla et força un sourire penaud sur ses lèvres. Que pouvait-elle y faire ? Si Anita n'avait nullement manqué de figures familiales, le vieux loup était malgré tout comme un oncle à ses yeux.
Et elle ne s'accoutumait toujours pas pour de bon à la douleur de perdre les membres de sa famille, lorsque venaient les temps des adieux.