Ready as I'll ever be | Anita

Le soir tombait comme une lourde chape sur ces terres inconnues. Tous ses sens étaient submergés de nouvelles sensations ; nouveaux paysages, nouvelles odeurs, nouveaux bruits. C'avait été son premier grand voyage, et enfin il toucha à son terme. Plusieurs lunes à arpenter des territoires étrangers, à rencontrer les locaux pour leur demander son chemin. Une épopée qui n'avait rien eu d'épique malgré ses difficultés.
Ce continent avait intérêt à en valoir la chandelle.

Lorsqu'il tomba pour la première fois sur l'odeur qu'il cherchait, aux dernières lueurs du jour, un frisson parcourut son corps tout entier. Il avait craint pendant le voyage de l'oublier, de ne pas la reconnaître, qu'elle aie trop changé par rapport à ce que son père en avait gardé sur sa vieille chaîne usée. Mais non, il en était certain. Le territoire qu'il cherchait commençait ici.

Il constata avec une désagréable surprise qu'une fois la frontière passée, les terres à peu près accueillantes se changeaient en un bourbier sans fin dans lequel ses hautes pattes menacèrent à plusieurs reprises de rester bloquées. Il finit par progresser avec lenteur sur tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin - troncs, roches mousseuses, larges bancs de terre qui se fondaient dans l'eau. L'air était froid et humide, et lorsqu'l mettait par mégarde une patte dans l'eau, un frisson presque électrique lui vrillait les pattes. Il détestait le froid.

Au bout d'un moment, lorsqu'il fut suffisamment profondément dans le territoire, il s'arrêta.
Puis prit une grande inspiration, et rejeta la tête en arrière pur pousser un bref hurlement.
On lui avait dit que ces terres étaient bien gardées.
C'est ce qu'on allait voir.

À l'ombre d'un grand tronc qui montait en spirale vers ses semblables, entortillant ses lianes avec les branches voisines, rien ne bougeait.
Sauf quand se dressa soudain une oreille, en tout réponse au hurlement poussé non loin.

Anita releva la tête aussitôt, papillonant des yeux et secouant brièvement la tête pour en chasser le sommeil et redevenir alerte. Les journées étaient plus courtes et fraîches - alors à l'approche de l'automne, la Prêtresse profitait d'autant plus des derniers moments de chaleur en son domaine. L'endroit où elle s'était assoupie au soleil était désormais privé de ses rayons, témoignant du temps qui avait défilé.
La louve était désormais alerte et elle ne tarda pas à se mettre en mouvement vers l'origine de ce bref appel, ses hautes pattes la guidant sur les chemins qu'elle connaissait par cœur, même avec les vies qui alourdissaient son ventre. Elle s'y était habituée - et se plaisait à penser qu'en pratiquant ses habituelles acrobaties dans la Moere en leur présence silencieuse, elle les habituait d'ores et déjà à être à l'aise chez eux.
Elle espérait qu'ils aimeraient ce lieu autant que leurs deux parents.

Prudente malgré tout avant de connaître la raison du hurlement, l'hybride se fit discrète et silencieuse en se rapprochant et en flairant une odeur qui ne lui était pas familière. Les odeurs de la Moere, elle les connaissait. Celles des membres de sa meute ou de celles environnantes également. Cette fragrance encore diffuse mais qu'elle commençait à pouvoir définir... C'était comme le fragment d'un autre monde, arraché d'un ailleurs et pas encore en harmonie avec les parfums d'ici. Ça lui rappelait ce qu'elle avait toujours pu sentir sur les pelages de ceux qui venaient - ou revenaient - de loin.
De plus en plus curieuse, l'Alpha braqua ses grands yeux par-delà les quelques branches touffues qui barraient encore son passage.

Entre les teintes de vert et de jaune, ce fut des notes chaudes qu'elle distingua, sur le corps d'un loup un peu plus loin dont elle voyait enfin la silhouette.
Un pelage brun et blanc. Une chevelure de feu.
Les yeux de la louve s'ecarquillèrent et son cœur manqua un battement - l'instant d'après, Anita sautait en bas de l'arbre dans lequel elle s'était perchée en abandonnant toute discrétion, courant à grands bonds vers le loup qui n'était plus qu'à quelques mètres.

—   Elva-

Elle pila net face à lui, confrontée à un regard azur.

—  ... zio.

Ce n'était pas lui.
Le souffle court et le cœur battant encore sous la brusque montée d'adrénaline, elle resta bouche bée et immobile devant l'inconnu.
Ce n'était pas lui, mais ça ne pouvait qu'être son fils.

Ils étaient bien trop pareils pour qu'il en soit autrement.

L'écho de son cri s'éteignit graduellement, courant au-dessus de l'eau dans toutes les directions. Le loup l'écouta mourir sans bouger, et il laissa bientôt place aux bruits environnants. Maintenant, il ne restait plus qu'à attendre. Le regard clair du mâle parcourut plusieurs fois les alentours, guettant le moindre mouvement suspect. Les oreilles mobiles, les muscles tendus, il ne tenait pas à se faire surprendre - il se savait en territoire hostile, si l'en en croyait les dires de son père sur la manière dont son ancien groupe accueillait les étrangers.

Un bruit le fit se retourner ; le son caractéristique de quelque-chose qui tombe, ou qui atterrit - est-ce que les locaux se déplaçaient dans les arbres tels des grands chats ? - sur le sol humide du marécage. Les oreilles en arrière, la mine fermée, ses yeux accrochèrent sans mal la silhouette qui s'approchait sans plus chercher à se cacher. Un allure svelte, haute sur pattes, lupine mais sans l'être tout à fait ; sa première réflexion fut que ce loup-là ressemblait à s'y méprendre à 'individu précis qu'il recherchait. Il redressa légèrement la tête et se campa fermement sur ses pattes. Il ne tenait pas à être chassé ou pris comme proie dès les premiers instants de cette première rencontre, et tout son langage corporel le criait.

Elvazio.
Ce nom dont l'enthousiasme s'effaça avant même qu'il soit terminé lui confirma qu'il était au bon endroit, et peut-être même en présence de la bonne personne. Le jeune loup n'était pas ravi de l'entendre, mais c'était un mal nécessaire. Le premier pas vers un objectif plutôt simple : il comptait bien achever d'effacer des mémoires l'échec qu'avait été le passage de son géniteur sur cette terre.

Maintenant que la nouvelle venue se trouvait face à lui et si proche, peu de doutes étaient possibles sur son identité. Il avait tant de fois entendu parler d'elle, de qui elle était, de ce qu'elle faisait, de ce à quoi elle ressemblait. Une allure toute en pattes et en muscles, un pelage ras et brillant habillé de crème et d'un brun tirant sur le vert, une paire d'ailes membraneuses, deux yeux violets, des cheveux noirs. Cette louve-là cochait absolument toutes les cases.

Si bien qu'Armada n'eut aucun doute sur la réponse lorsqu'il asséna :

"C'est vous, Anita ?"

Il la jaugea du regard en même temps ; il ne voulait pas se montrer trop incisif car, si ce qu'Elvazio lui avait raconté était vrai et toujours d'actualité, c'était elle l'alpha de la meute qu'il cherchait pour la rejoindre. Cependant, il tenait à montrer d'office qu'il n'était pas du même moule que le loup aux cheveux de feu qu'elle avait connu auparavant.
Pas de celui de la faiblesse.

Dans ce bref interlude de temps suspendu, les yeux d'Anita demeurèrent accrochés au visage de ce presque-sosie.
Elle l'avait bien connu, Elvazio. Et Anita se souvenait avec précision de tout ce qu'elle aimait bien, capable ensuite d'en dresser un portrait visuel, se souvenant de mots et d'images comme si chaque scène vécue auprès de ses proches pouvait se rejouer ensuite comme un film ayant simplement un peu vieilli. Alors elle se souvenait bien du visage de son ami, du brun chocolaté de son pelage et de l'orange qui venait souligner le haut de son corps, de sa truffe jusqu'à sa queue. Des yeux d'un bleu pur, de ses cheveux enflammés, de son sourire toujours un peu bancal comme s'il avait toujours l'impression de déranger.
Cela faisait de longues années, qu'il était parti sans même un réel au revoir.
Anita n'avait pas été capable de lui en vouloir, même si elle avait ressenti de la tristesse - et qu'il lui avait manqué. Il lui arrivait encore parfois de penser à lui, de se demander où son voyage s'était arrêté, s'il avait enfin su trouver la confiance qui faisait manifestement défaut à son bonheur.

Quand le loup - qu'elle ne parvenait pas à définir comme étant un inconnu, quand bien même il en était bel et bien un - lui répondit enfin, les ressemblances qui s'érigeaient en évidence semblèrent s'arrêter net. Si physiquement la filiation était impossible à nier, le ton de sa voix et ce qui brillait au fond de son regard, en revanche, n'avaient pas le moindre point commun avec l'Elvazio qu'elle avait connu.
En réponse automatique, elle-même se retrouva à lisser son visage pour chasser la surprise qui l'avait perturbée et l'espoir un peu fou qui l'avait secouée à l'idée de retrouver son ami. L'Alpha se redressa de quelques centimètres et reprit une posture plus neutre, intégrant peu à peu le fait que même si le père de ce loup avait pour elle été un ami proche, cet individu là était une toute autre personne dont elle ne connaissait rien.
Son regard n'en devint pas froid pour autant - il ne l'était presque jamais, après tout - et elle le garda posé sur lui quand elle hocha simplement la tête, ne masquant pas la curiosité certaine qui l'habitait toujours.

— C'est bien moi.

Si lui connaissait déjà son nom et avait été capable de l'associer à son apparence, cela signifiait qu'Elvazio avait parlé d'elle.
Une légère chaleur se diffusa en elle à l'idée que même après tant d'années et de distance entre eux, il ne l'avait donc pas oubliée dans sa nouvelle vie.

— Et tu es... ?

La louve inclina légèrement la tête, oreilles droites, prête à connaître le nom du fils de l'ancien Etelkrus, revenu marcher sur les terres de ses ancêtres.

La femelle en face de lui se redressa alors que s'effaçait la surprise de son museau pour laisser place à une simple curiosité. On lui avait vendu quelqu'un de plutôt avenant - c'était un euphémisme, mais y penser avait tendance à lui hérisser un peu le poil - et il ne s'attendait donc pas à être mal accueilli. Toutefois il était un étranger sur les terres d'une meute, et à moins que ces loups soient inconscients, il allait devoir passer quelques barrières pour y entrer.
Mais ça, ça ne lui faisait pas peur.

Elle lui répondit en confirmant son identité, et sans grande surprise lui demanda de décliner la sienne. Le mâle planta son regard dans les prunelles violacées qui le regardaient et répondit :

"Mon nom est Armada. Je suis le fils de feu Elvazio, qui a fait partie de votre clan."

Mais la dernière précision n'était pas très utile ; visiblement la louve se souvenait très bien du mâle chocolat étant donné qu'elle n'avait eu aucun mal à le confondre avec le jeune loup.

"Il a quitté votre meute il y a longtemps parce qu'il n'y avait pas trouvé sa place. C'est à mon tour d'y souhaiter une place."

Dans une autre réalité, il serait peut-être né sur ces terres, aurait grandi avec cette éducation que son paternel n'avait pas su suivre et qui lui aurait sans aucun doute bien plus correspondu. Il serait déjà un guerrier émérite peut-être, prometteur plus certainement. Le mâle secoua la tête et ajouta un peu plus doucement :

"J'ai avec moi une lettre qui vous est destinée. Mais ce n'est pas lui qui m'envoie."

Il attrapa entre ses crocs la missive qu'il transportait, scellée d'une cire orange vif. Il n'avait qu'une idée de vague de ce qu'elle pouvait contenir, et ne se voyait de toute manière pas comme un messager. La louve pourrait bien la lire quand il lui en chanterait. Il la déposa devant la louve - sur une pierre qui dépassait histoire qu'elle ne s'efface pas dans le bourbier qui les entourait - puis se redressa et attendit sa réaction.

Contenu de la lettre:

Face à elle, le regard du jeune mâle était toujours aussi sérieux - et dans la brève confrontation silencieuse de leurs deux paires d'yeux, l'Alpha avait presque l'impression que l'impétueux loup était en train de la jauger.
Et ce n'était sans doute pas qu'une impression. Du moins cherchait-il à communiquer quelque chose de fort, par sa posture droite et campée, ses iris glacés résolument fixés dans les siens et les intonations fermes de sa voix.
Armada.
La suite ne lui apprit effectivement rien, sauf... Sauf qu'il y eut un pincement au cœur, au mot que le fils plaça devant le nom de son père. Un mot si court, si bref et insignifiant. Mais un mot qui cassa un petit quelque chose, quelque part en elle. Qui enterra l'un de ces espoirs muets dans lesquels on ne croyait pas vraiment, mais qui subsistait dans un coin pour autant.
Elle ne reverrait plus jamais Elvazio.
Il était décédé, quelque part loin d'ici, dans cette nouvelle vie ailleurs qu'il n'aurait jamais l'occasion de lui raconter autour d'un feu.
Le visage de l'Alpha resta lisse, mais elle ne chercha pas à dissimuler la tristesse qui voila un court instant son regard. Elle resta concentrée sur les mots d'Armada qui avait repris la parole, cependant - sans surprise, c'était dans l'espoir de les rejoindre qu'il était venu jusqu'ici. Sur les traces de son père, mais pourtant bien loin de marcher dedans. Anita s'apprêta à répondre - mais elle s'interrompit quand le jeune adulte écarta encore les babines.

A la lettre qu'il posa entre eux la louve s'immobilisa, brusquement figée, et ses yeux violet restèrent suspendus plusieurs secondes dessus.

Une lettre. Pour elle. De la part d'Elvazio.

Il lui fallut encore un peu de temps avant que peu à peu, la vie ne revienne dans son corps. D'un geste presque révérencieux, elle avança une patte pour se saisir de l'enveloppe - scellée d'un orange vif qui lui rappelait autant les cheveux de son ami d'enfance que la ligne le long de son dos - et la ramener à elle. Du mélange complexe d'émotions qui s'était emparé d'elle, elle ne savait pas vraiment quoi extraire. Il y avait une part d'elle qui brûlait d'une impatience presque enfantine de tout de suite l'ouvrir pour en dévorer les lignes, quand l'autre partie voulait repousser pour toujours ce moment dans une crainte étrange de ce qu'elle y trouverait. Un peu d'elle était triste et savait que ses joues se mouilleraient à lire ces mots qui lui étaient parvenus de si loin, après tant de temps - un peu d'elle était aussi heureuse et apaisée, d'avoir l'occasion de finalement recevoir de son ami des nouvelles qu'elle n'attendait plus.
Dans tous les cas... Rien de tout cela ne serait maintenant.
Face à elle se tenait toujours Armada, fils d'Elvazio, petit fils d'Athelstan, et il attendait d'elle quelque chose.

Anita rangea la lettre, et se redressa de toute sa hauteur pour à nouveau fixer sa pleine attention sur le loup qui amenait de nouveau la croix des Chevaliers chez les Etelkrus.

— Tu as un regard empli de détermination, Armada. Qu'est-ce, au juste, que tu espères tant trouver chez nous ?

Une place, oui.
Mais laquelle ? Et pourquoi ?

Les prunelles violettes de la louve restèrent un instant accrochées à la lettre, avant qu'elle ne s'en saisisse. Désormais autour d'eux le marais se faisait de plus en plus sombre, le soleil n'étant plus qu'une vague lueur orangée le long de l'horizon, à demi-caché derrière des nuages bas. Le regard d'Armada s'attarda quelques secondes sur le collier que la louve portait, et dont la lumière se faisait plus franche avec l'obscurité naissante. Elvazio lui avait parlé de ces choses-là aussi ; il en portait un autour du cou lui-aussi, brisé et éteint, mais vestige de miracles qui n'arrivaient que sur son continent d'origine. Les Glowsticks. Des cadeaux offerts par les dieux aux loups qui les vénéraient et dont ils partageaient les valeurs. Le grand mâle éprouvait une vive curiosité à l'égard de toutes ces choses dont il n'avait qu'entendu parler, accentuée par le fait qu'elles semblaient effectivement très réelles.

Il releva les yeux vers ceux d'Anita lorsqu'elle lui parla de nouveau. La tournure que prenait la conversation était plutôt bonne, jaugea-t-il, mais il ne se départit pas de sa mine sévère et de son attitude assurée. Il ne s'accorda pas de réflexion avant de répondre - il avait largement eu le temps de mûrir sa réflexion avant son départ et une fois sur la route, et de toute manière il était de ceux qui prennent des décisions rapidement et efficacement. Tergiverser trop longtemps, c'était fuir la confrontation avec les problèmes. Mieux valait agir. Les mots fusèrent donc aussitôt :

"Ce que mes ancêtres ont laissé après eux pour leurs enfants. Une maison. Une famille. Des valeurs que je partage." Il marqua une brève pause et souleva du bout de la patte le pendentif qu'il portait au cou. "Ce symbole était le leur, et il ne signifie rien là d'où je viens. Ici c'est celui de la Chevalerie et des valeurs qui sont les miennes."

Il redressa légèrement la tête.

"Les récits m'ont appris que vous prôniez la force, la loyauté et le respect. Que vos rang eux-mêmes portaient les noms hérités de la Chevalerie. Le Heaume, tête qui dirige. Le Corps et le Coeur, pour faire vivre. Les Epées et Boucliers, pour protéger."

Il y eut un bref instant de silence.

"A vous de me dire si je suis au bon endroit."

Le regard du jeune loup resta solidement ancré dans le sien quand il prit la parole sans hésiter, comme si les mots avaient brûlé de sortir de ses lèvres.
C'était probablement le cas, à voir la ferveur avec laquelle il menait cette conversation comme une bataille. Ses phrases avaient été longuement pensées, sa motivation était ferme : Armada n'était pas ici par hasard, ni par simple curiosité ou errance. Il dégageait la force d'un loup qui savait ce qu'il voulait, et savait également se donner les moyens de l'obtenir : ce n'était pas parce qu'il était perdu ou abandonné ailleurs qu'il venait ici, comme certains l'auraient fait en désespoir de cause, à la recherche d'un fragment auquel se raccrocher.
Mais bien parce que tel était son but, que d'arriver à leurs frontières.
Le regard d'Anita glissa sur la croix quand il la souleva et en prôna les valeurs, et l'ombre d'un sourire mélancolique s'esquissa sur ses lèvres. Oui, elle connaissait bien ce symbole. Tout comme les différents caractères qui en avaient porté une réplique pourtant identique.

Quand il eut fini de parler, l'Alpha laissa le silence se réinstaller. Enfin, silence... Il suffisait de tendre l'oreille après quelques secondes, une fois l’ouïe de nouveau habituée à l'absence de voix et capable de se réajuster sur son environnement, pour percevoir toute la vie qui les entourait en réalité dans ces lieux.
Elle en profita un court instant, attentive à cette symphonie qui l'avait accompagnée toute sa vie, avant de pivoter sur elle-même en détachant son attention du jeune mâle.

— Marchons un peu, Armada.

D'un signe de tête, elle l'invita à la suivre. A l'intérieur de leurs terres, là où elle s'engagea du pas souple et tranquille marqué par l'habitude.
Une fois de plus, le moment s'étira pendant qu'Anita laissa sa réflexion l'envelopper : mais maintenant que leurs deux corps côte à côte étaient en mouvement, les temps de pause ne souffraient plus de l’ambiguïté creusée par deux regards s'affrontant.

— Connais-tu beaucoup tes ancêtres ayant vécu ici ? Au-delà des valeurs de la Chevalerie, peut-être as-tu idée de points communs... Ou de différences, aussi.

A quel point Elvazio lui avait-il parlé de son propre père, Athelstan ? De sa sœur Solelio ?

Ou tout simplement de lui-même, celui des trois qu'elle avait le mieux connu ?

Le jeune loup ne quitta pas l'alpha des yeux alors qu'elle laissait s'écouler un instant de silence, comme pour réfléchir. Un frémissement léger agita la truffe du mâle, alors qu'il guettait le moindre changement d'attitude, la moins manifestation de quelque-chose qu'elle ressentirait sans le dire. Mais il lui sembla que celle qui lui faisait face était relativement... cohérente dans ses expressions et ses paroles. Elle exprimait sans en faire des tonnes des choses qui allaient avec ce qu'elle disait. Sans doute devait-elle inspirer - peut-être à juste titre - la confiance auprès de ses pairs.

Finalement, elle l'invita à marcher. Armada eut une seconde d'hésitation - il demeurait légèrement méfiant, conscient de n'être qu'un étranger et sans nul doute un intrus sur leurs terres -, puis décida de se fier à ce que son intuition lui disait et de lui faire confiance pour ne pas l'emmener dans un piège. Elle avait eu l'air peiné par la mort de son père et peut-être y avait-elle tenu un peu. Cela pouvait jouer en sa faveur. Il lui emboîta donc le pas, et son attention se fit moins intense sur la louve ailée puisqu'il devait se concentrer à chacune de ses avancées sur le chemin à prendre ; il n'aimait pas spécialement naviguer au milieu de ce bourbier et encore moins se retrouver avec les pattes enfoncées dans l'eau jusqu'au coude. Il tâcha donc de suivre le rythme de l'habituée des lieux - il n'allait quand même pas se laisser distancer.

La question qui vint ensuite n'était pas si surprenante, même s'il ne l'avait pas clairement anticipée ; s'il était vraiment le fils d'Elvazio, il devait montrer qu'il ne connaissait pas que ce nom-là, mais bel et bien ce dont il prétendait être l'héritier : les Chevaliers qui avaient foulé les terres de Punk Wolf avant lui. Il réfléchit un court moment - trois pas peut-être - puis répondit :

"Je connais ceux dont mon père m'a parlé. Ceux avec qui tout a commencé, Sire Agravain, maître des lames, et Sire Méléagant, archer de renom. Puis leurs enfants ; Dame Elaine et Dame Anastasia, devenues Alphas. Sire Gloriel également, qui maniait la lance. Sire Athelstan, son propre père, conseiller et mentor de Dame Pepper, qui menait les Etelkrus avant vous. Il m'a parlé de sa soeur jumelle, Dame Solelio, la dame de feu ; et aussi de son frère aîné Sire Godric."

Il se doutait qu'avec autant de détails, à moins qu'Elvazio ne lui aie raconté que des salades, il devait déjà avoir convaincu la femelle. Les traits du mâle se firent un peu plus sévères alors qu'il ajoutait :

"C'est à lui qu'appartient la croix qu'il m'a donnée."

Il savait que son père n'était pas un Chevalier. Il n'en avait ni la force, ni le courage - peut-être spirituellement Armada était-il d'avantage le fils de Godric que celui du loup chocolat et orange. C'était ce qu'il pensait en tout cas, de ce que lui avait conté Elvazio. En tout cas il se reconnaissait d'avantage dans les récits de cet oncle qu'il n 'avait jamais connu que dans ce qu'il avait connu auprès de lui.

"Les avez-vous connus ?" Demanda-t-il finalement.

Pour certains, il se doutait de la réponse ; mais il était curieux d'avoir quelques bribes d'histoire d'un autre point de vue. Car après tout, la louve n'avait pas répondu à sa question du tout.

La Prêtresse écouta le jeune loup brun sans l'interrompre, attentive à tous ces noms du passé dont il ressuscita alors la mémoire.
Beaucoup d'entre eux elle n'avait eu l'occasion de connaître, mais chacun avait une résonance : pour certains, ils étaient partie intégrante de l'histoire Etelkrus - parmi les fondateurs même. D'autres descendants avaient été de sa génération ou à peine plus âgés qu'elle ; mais les Lazulis à l'époque avaient été leur fief bien plus que les Etelkrus, via Gloriel qui en fut meneur.
Quant à Godric, elle aurait pu le connaître - s'il n'avait pas quitté les terres quelques mois avant sa naissance. Elle ne savait pas, en revanche, que ce pendentif était son héritage à lui plus qu'à Elvazio.
A la fin de sa tirade, la louve ne chercha pas tout de suite le regard d'Armada et laissa plutôt un sourire équivoque se dessiner sur ses lèvres. Ce n'était pas tout à fait la question qu'elle lui avait posée. Anita ne remettait pas en doute qu'il connaisse les titres de sa lignée, lui qui semblait en tirer une grande fierté : c'était en revanche à lui qu'elle s'intéressait davantage, une entrevue un peu plus personnelle de sa propre personne qu'elle avait espéré apercevoir en lui demandant ce qu'il avait de commun comme de différent avec sa famille. Mais Anita ne chercha pas à reformuler sa question ou à insister : ses réponses comme son attitude lui donnaient déjà un certain nombre d'éléments à traiter, assez pour dresser un tableau encore balbutiant qui ne demandait qu'à être raffiné.

Elle ne ramena ses yeux améthystes dans les siens que lorsqu'il relança la conversation d'une question en retour, et elle répondit d'une voix douce.

— Surtout ton père, et ta tante également. Ils étaient de bons amis. Très différents, mais très proches l'un de l'autre.

Quoi qu'ils avaient en commun certaines insécurités, et la pression de porter un nom et un lourd héritage desquels ils craignaient ne pas être à la hauteur.

— Sire Athelstan a été une figure de ma jeunesse et était en effet un membre très respecté du clan, mais il est décédé quand je n'étais encore qu'une enfant. J'aurais aimé le connaître davantage, mais sa mémoire a vécu en partie via ma tante Pepper.

Ses sourcils se froncèrent légèrement, alors qu'une image floue s'extirpa de ses souvenirs.

— Je me souviens aussi de Salazar, le frère de Godric... Un étrange personnage. Et de ses sœurs, Helga, une louve très douce, quand Rowena souffrait elle d'un passé trouble.

Tout cela était très loin, maintenant : et à l'exception d'Helga avec laquelle elle avait pu partager quelques moments, les deux autres n'avaient pas vraiment figuré parmi son cercle de fréquentation. Et avaient également disparus alors qu'elle n'était qu'une jeune adulte.
Mais tous ceux-là, Armada ne les avait pas cités. Peut-être avaient-ils été exclus ou peu présents dans les récits de son père, ou peut-être n'étaient-ils pas aux yeux du jeune mâle suffisamment rattachés à la notion de Chevalerie dont il se voulait porteur, quand bien même au moins Helga en avait elle aussi portée la Croix.
Après quelques pas supplémentaires, Anita finit par s'arrêter dans sa marche et se tourner à moitié vers le prétendant Etelkru, un air sérieux sur le visage.

— Il y a une chose que j'aimerais mettre au clair avant que tu n'actes ta décision, Armada.

Elle s'assura de capter son regard avant de reprendre d'un ton posé.

— Toutes ces valeurs que tu as citées, c'est vrai, elles ont fondé les Etelkrus. Elles se sont insufflées dans leur identité, leur ont donné des titres et une structure. Mais il est arrivé dans notre histoire qu'elles mènent à des dérives, et que de la force naisse la brutalité injustifiée, que du désir de protection découle le rejet et le mépris.

A chaque pause, la louve ne rompt jamais le contact visuel - et ses yeux se sont fait légèrement plus durs sur ses dernières paroles.

— En tant qu'Alpha, je m'efforce à renverser la tendance - mais ce n'est pas toujours simple. Je veux que de la Chevalerie renaisse une puissance salvatrice et non vengeresse ; que nos Épées se lèvent pour défendre les causes justes et non pour persécuter ce que l'on ne comprend pas et qui est facile à haïr. Je ne peux plus tolérer que notre clan se livre à de telles exactions commises en notre nom, et je n'accueillerai pas en nos rangs quiconque voudrait abuser de notre pouvoir.

Parmi les mots qu'elle livrait aujourd'hui à Armada résonnait l'écho de phrases presque identiques qu'elle avait échangées avec Iris, lorsque tous deux tentaient de s'accorder sur une vision, ce qu'elle avait appelé une ligne directrice. Une ligne difficile à consolider, quand chez le loup bleu elle percevait tant de rancœur.
Après quelques instants de plus à le fixer, la posture d'Anita se détendit et elle lissa son visage sur une expression plus amicale de nouveau, reprenant son chemin.

— Je ne vois rien chez toi qui puisse me faire croire que tu es du genre à exercer une violence sans fondement, mais je tenais à ce que tu le comprennes.

Ses lèvres s'étirèrent sur un léger sourire alors qu'elle garda les yeux tournés vers lui, attentive à sa réaction.

Les réponses de la louve étaient intéressantes, mais elle n'avait pas tant de précisions que ça à apporter à ce qu'il connaissait déjà. Elle évoqua d'autres noms qui lui étaient familiers mais que son esprit avait bien moins érigé en modèles que ceux qu'il avait lui-même cité. Les choses étaient sans doute différentes lorsque l'on avait connu ces loups de leur vivant ; pour lui, à l'exception de son père, ils étaient les personnages d'une espèce de grande mythologie au terme de laquelle il ne restait que lui - de ce qu'il en savait tout du moins.

Soudain, quelque-chose changea dans l'attitude de son interlocutrice, et il s'arrêta de marcher une demi-seconde avant qu'elle -même ne le fasse et se tourne vers lui. Il sentit son coeur battre un peu plus fort - un moment charnière de leur conversation arrivait. Les politesses avaient été échangées, il était temps de rentrer dans le vif du sujet. Alors que le fin museau de la femelle s'inclinait dans sa direction, elle chercha son regard. Il lui rendit sans hésitation.

Alors qu'elle parlait, pour la première fois depuis le début de leur entrevue le mâle ressentit son statut de chef. Son regard était moins doux, ses paroles plus fermes. Il émanait d'elle une autorité qu'elle n'avait pas manifesté jusque là et envers laquelle il éprouva aussitôt du respect. Ses prunelles azur se plissèrent légèrement, et il eut la sensation que cette fois-ci ce n'était pas lui qui avait planté son regard dans le sien, mais l'exact inverse. Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale.

"Je comprends." Murmura-t-il en réponse.

L'atmosphère changea lorsque la tirade fut achevée, mais l'écho de ce que la louve avait incarné durant ces quelques instants demeura. L'expression du jeune loup avait changé légèrement également, montrant moins d'effronterie. La détermination qui alluma ses prunelles était intacte, mais teintée de respect et de moins de fougue. Il entrevoyait enfin la fin de ce chapitre de sa vie.

Il redressa légèrement la tête et ajouta :

"Courage. Honneur. Courtoisie. Compassion. Altruisme. Sagesse."
Les valeurs de la chevalerie.
Mais elle devait déjà le savoir.

"Sans compassion ni altruisme, le reste de ces mots est dépourvu de sens. Je vous fais le serment de tâcher d'en faire preuve autant que possible au sein de votre meute, comme je l'ai toujours fait."

Et pourtant ça ne lui était pas toujours évident. Il n'était qu'un loup après tout.

Il baissa la tête et, d'un geste de la patte, décrocha la croix qui pendait à la chaîne autour de son cou. Et il la tendit à la louve.

"Cette croix a beaucoup d'importance pour moi. Vous pourrez me la rendre quand vous me jugerez digne de votre confiance."

Il redressa légèrement le museau.

"Croyez-bien que je ferai tout pour la mériter."

Et la lumière dans ses yeux criait la même chose ; lorsqu'il avait une mission, il n'en dérogeait pas. Il deviendrait un membre émérite des Etelkrus, un Chevalier comme ses ancêtres et tous ceux qui l'avaient précédé. Rien ne pourrait l'en empêcher.

La réceptivité du jeune loup à son changement d'attitude se fit immédiate.
Elle s'était quelque peu attendue à pareille réaction de sa part, au vu du caractère qu'elle commençait à lui cerner : ce n'était pour autant pas pour cette raison qu'elle avait choisi de l'adopter. C'était simplement qui elle était, et l'ordre des choses qu'elle entrevoyait. Présenter au monde sa plus sincère nature dans la grande majorité des cas, tout en sachant révéler les aspects plus rares mais tout autant constituants de sa personnalité dans les moments adéquats.
Si elle se savait compréhensive et prête à l'écoute, ouverte et positive, elle estimait malgré tout ne s'être jamais laissée marcher sur les pattes, Anita.
Le jeune fils d'Elvazio avait encore tout à apprendre - d'elle, de la meute, du monde extérieur en général.

L'Alpha ne se départit plus de son léger sourire quand elle retrouva le silence pour qu'il reprenne le flambeau de la parole. Le ton chez lui était un peu changé, la conversation prenait un tournant clé : elle se fit d'autant plus attentive à ce qu'il révéla de lui en ces instants où, d'une certaine façon, il était maintenant vulnérable.
Elle se contenta de hocher sobrement la tête aux valeurs qu'il déclina, au serment qu'il fit. Puis s'arrêta, une lueur un peu plus étonnée dans le regard, à la décision qu'il prit ensuite.

La louve resta impassible de longues secondes devant cette Croix tendue, oreilles droites et yeux fixés sur le collier.
Puis ce fut un léger rire cristallin qui vint briser son immobilisme, alors qu'elle leva à son tour une patte non pas pour recueillir cet héritage, mais pour recouvrir des siens les doigts du mâle et repousser avec douceur mais fermeté le pendentif dans sa direction jusqu'à ce ce qu'il repose contre son torse.

—   J'apprécie ce don de soi pour quelque chose qui t'est si important, Armada, mais je ferais une bien piètre Alpha à prôner la confiance sans moi-même l'accorder à qui me semble la mériter.

La seule contrepartie qui lui paraissait valable ne se trouvait pas dans la forme d'une transaction, mais tout simplement dans l'entretien de cette confiance qu'elle pouvait porter en son avenir. Et ce n'était pas à elle de décider du chemin qu'il finirait par prendre, de toute manière.

— Si les valeurs dont tu as si bien parlé sont réellement la motivation qui te portent, alors il n'y a pas de raison que tu t'en éloignes. Porte fièrement cette Croix pour te les rappeler au quotidien. Ou bien abstiens-toi de l'arborer tant que tu n'en t'estimes pas digne, mais c'est ta propre décision, ta propre conclusion.

Qui serait-elle pour l'en priver et s'estimer seule juge de lui accorder de nouveau ? Elle le déposséderait de son libre arbitre et de sa capacité à évoluer de lui-même, dans une réflexion propre qui devrait plutôt l'amener à se remettre en question constamment pour s'assurer d'être sur la droite ligne plutôt que d'avoir pour seul objectif de lui plaire à elle pour obtenir de nouveau la Croix.

— C'est l'objectif de toute une vie que de rester fidèles à ses valeurs et de cultiver la confiance de ses proches. Pas une validation en un seul temps.

Son museau s'inclina ensuite, quand son visage prit un air plus espiègle.

— Et si la confiance que je place en quelqu'un se révèle être ébranlée, et bien... Je n'aurai que ma propre intuition à questionner, je suppose.

L'Alpha lui accorda un clin d'œil, avant de porter son regard sur le paysage.

— Désires-tu que je te montre l'étendue du territoire qui sera tiens pour de nombreuses années, je l'espère ?

Le verdict de leur échange lui paraissait ainsi assez limpide.