Le Témoin ▬ Shadowlands [Valvarn]

[ Lancé de dé réussite pour sa mémoire ; échec, le Témoin ne se souvient pas de son ancienne vie. ]

Quelle étrange existence.
Tous les matins, le Témoin se réveillait comme si chaque jour était une nouvelle vie, incapable de prévoir ce qui pourrait l’attendre. Certaines journées, il était Illidan, recouvrant les souvenirs de ses vies passées, et reprenait ses travaux comme rien n’était. D’autres journées, il était un peu perdu, nageant dans un flou de souvenirs éparses, perturbants, peinant à différencier le vrai du faux. Et d’autres jours, comme celui-ci...il ne sait pas.
Il ne sait rien.

Lorsque ce matin, son œil unique s’ouvre, par-dessus ses frêles et jeunes pattes déformées, on sait qu’il ne sera pas lui-même. Car Illidan n’ouvre jamais son œil. Même si le cerveau de ce corps est capable de processer le concept de vue, étant né avec, l’esprit du vieux loup n’est pas capable d’appréhender ce sens qui lui a toujours manqué. Une fois a-t-il ouvert l'œil, et il s’est évanoui de panique, fiévreux de délires ; depuis, il n’a pas réessayé. Mais lorsque la mémoire lui manque, il oublie qu’il n’est censé voir, et il est même perturbant de le voir fixer, vous fixer, lui qui ne l’avait jamais fait auparavant.

Le Témoin regarde autour de lui, et reconnaît se situer sous une souche, humide et fraîche. Il ne sait pas ce qu’il fait là, mais ne panique pas ; il panique très rarement. Comme si ses émotions étaient amoindries, abîmées, enfouies sous une couche épaisse de sortilèges et malédictions accumulées au fil de ses vies. Alors il pose un regard vide, presque absent, sur ce qui l’entoure, scrutant sans comprendre. Quelque chose lui agite l’estomac, et petit à petit la sensation se fait plus forte, plus désagréable. Il ne sait plus vraiment ce que ça signifie, mais il n’aime pas trop, alors il décide de sortir dehors, voir si quelque chose ne pourrait pas le soulager.

Son corps est maigre, sa fourrure ébouriffée, mal entretenue. Parfois, les enfants de la famille lui font la toilette, brossent un peu ses longs cheveux blancs, de pitié de le voir lutter à voir ou avancer quand ils sont bloqués sur son œil. Ses os lui font mal, il ne sait pas bien pourquoi. Mais c’est tolérable, la douleur est surtout présente lorsqu’il se réveille, en marchant elle se dissipe un peu, il a l’habitude. Ses colliers métalliques cliquettent entre eux, la chaîne sur sa corne se balance au rythme de ses pas clopinants.

Il finit par tomber sur une flaque d’eau, devant laquelle il reste debout, dénué de toute expression, avant de pencher l’encolure vers la surface à peine troublée par la brise fraîche d’automne qui file entre les arbres de la Sylve. Il y voit son reflet, ses cheveux sales, sa bouche déformée de crocs asymétriques dépassant çà et là ; mais ça ne lui fait ni chaud ni froid, il comprend à peine qu’il observe son propre reflet. Il hésite un peu, il a oublié comment on est censé boire, mais après avoir trempé à plusieurs reprises son museau déformé dans l’eau fraîche, il finit par réussir à en laper, et le soulagement dans sa gorge et son estomac le met de bonne humeur.

Son pas se fait presque guilleret, autant qu’il puisse l’être dans sa condition physique, et il se met à déambuler dans la forêt, petite chose étrange et mal terminée, scrutant, fixant tout autour de lui, l’esprit absolument vide.

Son visage déformé se tourne vers la silhouette qui apparaît dans son champ de vision, clignant de l'oeil à la surprise de ne pas être seul dans ces bois. Quelqu'un ? Qui ? Connait-il ce grand corbeau, sombre et élégant ? Le Témoin grince de ses grands crocs, tic hasardeux loin d'être intimidant.

Que fait-il seul dans la forêt, en effet ? Ne doit-il pas l'être, seul ? Est-il censé être accompagné ?

« Je devrais être avec ma meute, » murmure-t-il, la voix faible.

Il suppose. C'est ce que font les gens ? Ils restent avec leur meute ? C'est ce que vient de dire l'inconnu. Cela fait sens, pourquoi rester seul quand on peut être avec les siens. Mais qui sont les siens ?

« Dangereux ? » demande-t-il, un peu plus fort.

Sa voix oubliée lui revient doucement, rauque et écorchée pour celle du corps d'une jeune enfant. Son âge véritable dissone de son apparence, rien n'a de véritable sens avec lui. Il relève son oeil unique vers l'inconnu.

« C'est toi, ma meute ? »

Il n'est plus vraiment sûr, autant demander. Pourquoi viendrait-il lui parler, sinon ?

Inexpressif, le Témoin observe de son oeil frail, au regard juvénile, le corbeau quadrupède se lisser les plumes. Des plumes. Il tortille un peu le cou pour observer son propre corps, recouvert d'excroissances variées, allant d'écailles à piques éparses, en passant par ce qui semblait être de l'os. Pas de plumes. Quelque part en lui, cela réveille une sorte de manque, et il se retrouve subitement envieux des plumes de son congénère d'atypisme.

Cependant il n'est pas sa meute. Pourquoi est-il jaloux de ses plumes, dans ce cas ? Et pourquoi lui parle-t-il ? Je suis un ami. Ah ! Tout s'explique.

« Nous sommes amis ! » se réjouit-il.

Peut-être a-t-il un peu trop interprété la phrase, mais il est loin de s'en rendre compte.

« C'est gentil. Merci, Âme Charitable, » dit-il en se rapprochant de son ami en clopinant, frottant le bout de sa truffe déformée dans ses plumes.

Son odeur ne lui dit rien. Cela dit, il avait bien oublié qu'il est son ami. Il s'écarte à nouveau d'un pas, et réfléchit du mieux qu'il peut. A quoi ressemble sa meute...il essaye d'imaginer. S'il avait une meute, comment la voudrait-il ?

« C'est une grande famille. Nous prenons soin les uns des autres. »

Ainsi ça sonnait bien. C'est ce que lui évoque le mot meute.

« Ils sont dangereux, aussi. Très forts. »

Sinon, comment se défendraient-ils ?

« Et ils sont...comme moi. »

Il prend une petite pause, réfléchissant, puis braque à nouveau son oeil unique, jaunâtre et cerclé d'épines, sur son ami.

« Comme nous. »

N'avait-il pas eu des plumes, lui aussi ? Il n'arrive plus à savoir.

La situation ne semble que s'arranger, constate avec un semblant de satisfaction le Témoin. Il a retrouvé un ami, il n'est plus seul, et il apprécie l'équivalent de câlin du loup aux allures de corbeau. En plus, il va l'aider à retrouver sa meute, il a beaucoup de chance aujourd'hui. Le regard doré de son ami le fixe avec émotion, et cela perturbe presque la créature difforme. D'émotions, il en ressent peu, mais parfois...parfois quelques unes, quand quelque chose le surprend. Il est surpris actuellement de ressentir quelque chose de positif, quoi que ce soit.

- Dangereux…dangereux de quelle manière… ? Est-ce que toi aussi tu es dangereux ?

Le jeune se replonge dans ses pensées, cherchant sincèrement à répondre à la question. Est-il dangereux ? Il inspecte son propre corps, sa patte à moitié recouverte d'os, sa peau transpercée d'épines çà et là. Il lui semble avoir une allure un peu particulière, mais il ne se sent pas très fort. Ses pattes sont longues, fines, et parfois il se sent trop faible pour marcher.

« Je ne pense pas être très dangereux, » répond-t-il finalement, circonspect. « En tout cas pas pour tout le monde. »

Cette phrase lui vient naturellement, sans qu'il ne sache exactement pourquoi. Il ne pense pas être capable d'être dangereux par la force, à moins d'apprendre à manipuler cette lourde patte osseuse, et cette bouche pleine de crocs mal rangés. Mais il se souvient d'avoir souvent mis d'autres gens mal à l'aise. Pas dans leur regard...il ne peut se rappeler de leur regard. Seulement de leur voix, teintée de malaise, d'un peu de peur.

« Pas de violence...mes pattes sont lourdes, j'ai du mal à bouger parfois. »

Ou était-ce à cause de la faim, qui l'immobilisait dans une certaine fragilité ; en tout cas il se retrouve souvent forcé à stagner dans un recoin.

« Douleur...un peu tout le temps, peut-être. Mal dans mes os. »

Son petit œil se plisse sous un sourcil contrit, tandis que les émotions positives qu'il ressentait auparavant se teintent de quelque chose de beaucoup plus acre, insidieusement douloureux. Il ne se sent plus aussi à l'aise. Alors il ferme son œil, et enfouit son visage dans la fourrure de son ami, son instinct le poussant à trouver un peu de chaleur. Quelle chance, quel soulagement d'être tombé au hasard sur cet ami, dans cette forêt. Cette pensée allume soudain une étincelle dans son esprit : cela doit dire qu'il n'habite pas bien loin, non ?

« Je ne vis pas loin d'ici ! » gazouille-t-il d'un coup.

Le Témoin sort son visage du réconfort offert par la fourrure de son ami, et se met à observer les environs. Il ne reconnaît rien...mais il le sait, c'est logique ! Il ne vit pas loin.

« Quelque part par là. »

La direction est vague, mais il semble motivé.