La plus haute cime - Basilic.

Les journées à la Moere étaient rarement calmes par principe, dans un environnement où grouillaient tant de vies différentes.
Elle n'avait pas amélioré les choses, en ramenant quatre enfants dynamiques en son sein.
Mais chaque nouveau jour, pour elle, était une renaissance de joie, de plaisir et d'amusement. C'était aussi beaucoup de découverte et de questions, sur le rôle de mère qu'elle s'était tant imaginée endosser et qu'elle confrontait maintenant à la réalité.
Pas un seul moment, en revanche, même les plus difficiles et fatigants, ne donnaient lieu à ne serait-ce qu'effleurer l'idée de regret. C'était plutôt avec une énergie et une impatience toute particulière qu'Anita abordait chaque journée en compagnie de ses enfants, encore rassemblés au cœur de la Moere, là où les tracas de la vie de meute ne les atteignait pas vraiment. Ils étaient bien trop jeunes, ses enfants, pour qu'elle les laisse être atteints et embêtés par tout ce qui mouvementait un clan. Leur existence était pour le moment ordonnée dans un schéma un peu unique, quelque part entre régularité - comme les créneaux dédiés chaque fois à un seul enfant où leur père les emmenait - et joyeux désordre - le reste du temps, pour ainsi dire.
Cet après-midi, Mylo était celui parti avec Dez pour son créneau, quand par miracle ses deux filles s'étaient endormies pour une sieste, laissant un peu de répit.
Sauf.
Sauf pour la menace particulièrement grande d'un certain élément perturbateur, qui à tout moment pouvait surgir dans la tanière pour embêter ses sœurs. Il y avait à cela une solution très simple - profiter du sommeil de ses deux prunelles pour passer du temps en exclusivité avec l'un de ses garçons, et faire une activité rien qu'à deux.
Pour cela, encore fallait-il le trouver. De l'union de deux parents pour ainsi dire... Hybridés, la majorité de la portée avait également hérité d'aptitudes et d'apparences singulières. Et Basilic, lui, avait des pattes collantes dont il n'avait de cesse de se servir. Il lui fallait donc bien souvent se dévisser la nuque pour chercher une petite silhouette blanche, accrochée quelque part dans les hauteurs, à fixer le monde d'en bas.

Aujourd'hui ne ferait pas exception, alors qu'Anita commença à s'éloigner de la tanière pour déambuler dans les environs, la tête levée vers les branches.

— Basilic ? Où te caches-tu, mon petit lézard ?

Elle appela d'une voix douce et enjouée, tournant sur elle-même, louvoyant le long des troncs.

— J'ai quelque chose à te montrer ! Rien qu'à toi !

La dernière partie fut ajoutée dans un chuchotement forcé qui demeurait bien audible. Ses enfants n'avaient peut-être que quelques mois, ils avaient pourtant tous un caractère déjà bien défini - avec des préférences, et des choses qu'ils aimaient moins ou qui les troublait. Basilic, lui, essayait toujours de montrer qu'il savait faire beaucoup de choses. Dans les moments de groupe, il était souvent celui qui tentait de voler l'attention - bataillait, même, pour parvenir à l'avoir contre quiconque voulait aussi ce flambeau. Deux filles qui étaient plutôt calmes et indépendantes. Deux garçons qui semblaient déjà faire preuve de quelques... Complexes.
Alors elle savait que pour faire plaisir à son fils - et à elle aussi, qui devait souvent jongler à s'occuper de toute la fratrie sans pouvoir donner beaucoup de temps individuel - en l'absence de tous les autres, partager avec lui quelque chose d'un peu unique dans un moment qui lui serait entièrement dédié serait quelque chose de bienvenu, sans aucun autre regard devant lequel pavaner.

Un bruissement dans les feuilles, une forme claire qui fila à travers les branches et descendit souplement en bas du tronc : quelques instants plus tard, son plus jeune fils - le plus petit, aussi - était à ses pattes, captivé et d'ores et déjà impatient.

— Ah ! Te voilà.

Ses yeux pétillèrent et elle vint à la rencontre du museau qui s'était tendu vers elle, posant sa truffe contre celle du louveteau dans un geste affectueux. D'une patte, elle lissa d'un geste doux les quelques plumes qui constituaient la crête à l'arrière de sa nuque puis se baissa un peu pour être plus proche de sa hauteur d'enfant.

— Que dirais-tu d'aller voir l'arbre le plus grand de la Moere ? On pourrait grimper tout en haut ! Tu verrais tout le paysage.

L'Arbre aux Serpents, presque collé à celui dans lequel elle avait établie sa tanière au point que leurs racines s'entremêlaient, était certes déjà un très grand arbre, mais il était surtout très gros, imposant de par sa forme tortueuse et l'ancienneté de son écorce. Mais dans l'environnement dense et étendu des marais, certains arbres dont l'apparence paraissait plus discrète et presque insignifiante lorsque l'on se contentait de marcher à leurs bases perçaient en réalité loin au-dessus de la canopée. Et Anita était sûre que Basilic serait ravi de découvrir ces trésors cachés, en s'aventurant par la même occasion plus loin que les environs de la maison qu'ils connaissaient déjà par cœur.
L'avantage avec lui et ses pattes collantes, c'était aussi qu'il était fait pour une telle activité. Là où avec un autre de ses enfants Anita ne choisirait pas un objectif aussi ambitieux et passerait surtout tout son temps à s'assurer qu'ils apprennent bien à grimper pour ne pas se faire mal en tombant, la plus grande difficulté avec Basilic serait sans doute de ne pas se faire distancer et de ne pas le perdre dans le feuillage.

Un sourire toujours peint au visage, Anita se délecta de l'excitation de son jeune fils dont les yeux cherchaient déjà partout de quel arbre elle pouvait bien parler. Il finit par s'arrêter pour de nouveau braquer un regard plein d’anticipation sur elle, tendu par toute son impatience, visiblement prêt à détaler au moindre signe. Il n'était pas question de le faire attendre davantage, de toute manière ; et Anita tourna les talons en lui intimant de la suivre d'un signe de tête enthousiaste.

— Par là ! Allons-y.

Il leur faudrait peut-être une vingtaine de minutes de marche pour y parvenir : moins, si Basilic emporté par son excitation décidait de faire tout le chemin en courant - elle lui intimerait cependant de sauvegarder un peu de son énergie pour la montée de l'arbre. Pour le stimuler un peu plus, la Prêtresse s'appliqua à emprunter les itinéraires qui les ferait passer par des endroits amusants dans lesquels il pourrait explorer ses capacités - ponts de racines entremêlées, amas de roches moussues, rideaux de lianes et tunnels humides traversant les terres-plein.
Puis au bout d'un moment, Anita s'arrêta en bas d'un tronc qui était en apparence tout à fait banal. Elle attendit que son fils l'ait rejoint, puis posa ses yeux sur lui.

— C'est là. Prêt ?

Quelque chose lui disait qu'elle n'avait pas besoin de poser la question, mais elle ponctua le mot d'un clin d’œil et se dressa sur ses postérieurs, une patte déjà posée sur l'écorce, avant de sembler se souvenir de quelque chose et de baisser le museau vers celui de son petit lézard pour l'effleurer encore une fois, glissant à son oreille quelques mots d'une voix douce.

— Ce n'est pas une course, mon chéri. Je veux que tu fasses attention à où tu mets tes pattes, d'accord ?

Même avec la facilité qu'il avait naturellement, il n'était pas à l'abri d'une erreur à cause de la précipitation - et la dernière chose que voulait Anita était qu'il se fasse mal. Aussi... Elle savait que son benjamin avait une forte tendance à vouloir faire ses preuves, à se montrer le meilleur, à être dans la performance. Quitte à parfois un peu trop se prendre le bec avec les autres et se montrer susceptible, au sein de sa fratrie comme ailleurs. Mais Anita, elle, ne voulait pas encourager outre-mesure à ce qu'il s'enferme dans ce schéma - ni qu'il pense qu'il avait besoin de prouver quoi que ce soit devant elle.
Elle était sa mère, et elle l'aimerait toujours.
A ses enfants comme à tant d'autres, elle préférait inculquer d'autres valeurs que celles qui régnaient déjà bien assez d'elles-mêmes.

Qu'au delà de la compétition existait la coopération, et qu'il était important dans la vie de ne pas chercher à écraser l'autre.

Accord obtenu, ainsi débuta l'ascension. Et Anita d'être ravie en constatant que son fils l'avait écouté, lui confirmant qu'il était capable de se canaliser - elle n'en avait jamais douté ! - et obtenant alors de sa part un sourire d'autant plus encourageant et affectueux.
Dans cette montée qui se fit à deux, sur un rythme qui apprenait à se calibrer entre mère et enfant, Anita le laissa tout de même maintes fois prendre un peu d'avance. Pas grand chose, un demi mètre à peine - juste pour la satisfaction qu'il aurait à ainsi découvrir sa propre autonomie, à faire ses propres découvertes ; comme quand il lui montra toutes ces choses qu'il trouva être d'intérêt dans l'arbre et qu'elle regarda chaque fois avec une pleine attention, y répondant parfois d'un rire, d'un commentaire ou d'un simple signe de tête enthousiaste.
Et à son tour, de temps en temps, elle lui désignait des curiosités et transmettait par la même occasion une partie de ses connaissances, issues du long héritage de toute une vie partagée avec cet environnement.

La manière dont certaines espèces d'insectes ne se trouvaient qu'en retournant délicatement une large feuille sur son envers ; comment d'un œil expert et patient on pouvait surprendre à travers les failles de l'écorce toute une vie au sein même des parties mortes d'un tronc qui continuait malgré tout à vivre à côté.

Puis, quand ils se furent hissés assez haut pour atteindre les premières branches vraiment solides de l'arbre, capables de supporter aisément leur poids à tous les deux, Anita invita Basilic à une courte pause d'un signe du museau.
D'ici, ils dominaient déjà une bonne partie des marais et s'ouvraient une belle vue sur le paysage qui s'étendait bien plus loin encore, mais...

—   Il nous reste encore quelques minutes pour arriver tout en haut, mais c'est important de profiter de chaque étape !

Et de reposer muscles et articulations pour ne pas trop forcer quand ce n'était pas nécessaire, aussi.
Elle étendit son corps sans complètement s'allonger, reposant ses appuis contre ceux, bien plus solides, du grand arbre. Puis, ses yeux dans les siens, elle sourit de nouveau à son fils.

—   Il y a très longtemps de cela, ton Papa Dez et moi avons grimpé ce même arbre. Je pense qu'on était peut-être bien à cet exact endroit quand on s'est allongés sur les branches, même !

Peu de temps après leur retour, à lui et Narcy, de cet Ailleurs.
Les souvenirs lui paraissaient parfois être récents tant elle pouvait s'en remémorer clairement certaines parties - mais ils portaient aussi cette nostalgie d'un temps qu'elle savait très lointain. Celui de leur jeunesse, où tout était à faire.

Où tout leur appartenait.