Etre heureux - Athelstan

Oeillère de la nuit Nudité /
Le chemin qui mène à la mer /
me conduit au fond de moi-même /
A deux doigts de ma perte [..]

Le matin était beau ici. Le brins d'herbes légèrement gelés de la nuit crissaient sous le pattes en attendant de se dégivrer au soleil. Tout ceci scintillait par beau temps si bien que l'on aurait pu penser qu'un esprit un peu farceur et excentrique avait jeté sur la pleine tout un régiment de paillettes argentées. Mais non, ce spectacle n'était que la nature occupée à être ce qu'elle était de mieux : belle et impressionnante. Amadéa aimait se rendre tôt ici. Elle observait, paisiblement et légèrement en recul les troupeaux d'herbivores se rassemblant ici pour se repaître. La louve ne se cachait pas vraiment, à cette heure-ci il y avait comme un accord tacite entre les espèces, un calme paisible et entendu qu'aucune des deux parties n'avait vraiment l'intention de briser. Amadéa venait profiter du matin et de la plaine, tout comme le faisaient les chevreuils, lapins et autres animaux. Eux, savaient qu'elle n'avait sans doute pas faim si tôt et qu'elle se serait bien mieux camouflée si c'avait été le cas, du moins ne serait-elle pas venue seule car les loups chassent généralement en meute.

Déa appréciait réellement cette biodiversité, et posait étrangement un regard bien plus bienveillant sur ceux qui n'étaient pas vraiment comme elle et qu'elle aurait dans quelques heures envie de croquer, que sur ses propres congénères. C'était peut-être ça le truc, fallait-il qu'elle commence à envisager de bouffer du loup pour les aimer enfin ? A méditer. Elle y reviendrait plus tard. La louve rayée aimait observer, comprendre. Il y avait dans cette plaine quelque chose d'apaisant pour celle qui voyait en ses semblables une rivalité permanente pour la prise de pouvoir, quand ce n'était pas simplement un profond ennui face à leur apparente normalité. Les relations qu'elle entretenait histoire d'être cordiale avaient avec le temps pris un goût fade si bien que l'idée d'en entamer de nouvelles ne lui disait pas grand chose. Évidemment, elle n'était pas complètement abrutie non plus et savait que pour son bien il était mieux qu'elle garde ce sentiment pour elle et accorde aux autres ses meilleurs sourires et ronds de jambes. En attendant d'être vraiment impressionnée par quelqu'un de son espèce, elle aimait donc partager du temps avec tout ce qui n'était pas un loup. C'était distrayant et intellectuellement plus riche que tout ce qu'on pouvait lui proposer ces derniers temps.

Une lièvre pointa le museau hors de son terrier dont l'entrée avait été savamment camouflée comme savent si bien le faire les lagomorphes. Déa arqua un sourcil. C'était donc là qu'elle se cachait ! Elle ne l'avait plus vue depuis un certain temps et supposait qu'elle avait dû se planquer quelque part pour mettre bas. La louve regretta un peu d'avoir cramé son spot, elle savait maintenant où se trouvait un buffet à volonté de lapereaux si l'envie lui en prenait. Elle ne trouva pas ça très juste, mais songea que la lapine aurait minimum 3 portées cette année. Elle se félicita tout de même de n'avoir pas faim maintenant, et espéra laisser une chance à la maman de déplacer ses petits avant qu'elle ne revienne faire carnage. On verra bien. Elle haussa les épaules. Justement, un lapereau imbécile sorti de son trou. Puis deux, puis six. C'était visiblement leur première sortie. Premier soleil, premiers pas dans l'herbe. La louve observa la scène religieusement avec un sourire en coin. C'est très chouette la vie, si on prend la peine de la regarder calmement songea-t-elle. Un petit s'approcha d'elle, il n'avait vraisemblablement jamais vu de loup et son instinct à celui-là paraissait bien à chier. Déa plaqua doucement sa tête sur le sol pour se mettre au niveau du lapereau et ne pas l'impressionner par de brusque mouvements ou par sa taille. C'est drôle à voir quand ça vit, un lapin. Son petit museau triangulaire reniflait de bas en haut. Il ne vivrait pas longtemps s'il n'apprenait pas un peu à se méfier. Brusquement, elle lui souffla au visage en feignant de vouloir l'attraper. La petite créature partit paniquée en zigzaguant dans tous les sens tandis que la louve rayée resta là allongée, souriant bon cœur, amusée.

Ah qu'il était bon de voir ce soleil timide, qu'il était doux de voir la vie s'éveiller tout autour de nous quand l'impression d'être déjà un peu mort est de notre côté.

La matinée était fraîche, une matinée presque hivernale encore avant les belles journées de printemps qui commençaient à montrer le bout de leur nez. Le sol était recouvert d'une fine rosée gelée, et une brume légère s'échappait des babines du Chevalier à chacune de ses expirations. Il était debout de bon matin et, une fois n'était pas coutume, seul. Avec la tension qui régnait actuellement chez les Etelkrus, c'était une entorse tout à fait osée au règlement interdisant de mettre une patte en dehors du camp sans compagnie, et paradoxalement c'était pour réparer une telle entorse qu'il l'avait lui-même faite. Car il avait senti aux abords du camp la piste d'une louve, Amadéa s'il se souvenait bien, qui s'était éclipsée en solitaire. Avec ce qui était arrivé à Cassandre peu de temps auparavant, il était pour lui impensable de laisser une chance à son agresseur de réitérer ses méfaits.
Il avait donc prévenu rapidement Pepper, déjà debout, qu'il partait à la recherche d'Amadéa, en lui demandant de prévenir Lucie si jamais il ne revenait pas rapidement. Et il avait lui-même hardiment quitté le camp avant que quelqu'un ne se mette en tête de l'en empêcher.
Si tout se passait bien, il ne resterait pas seul bien longtemps de toute manière.

Le tricolore ne mit pas bien longtemps à retrouver à la sortie de Grand Castel la trace de la louve claire, et s'élança sur cette piste. Elle datait certainement de quelques temps déjà, mais était toujours claire, parfaitement perceptible - d'autant plus en cette période où il émanait de la gente féminine une odeur plus insistante encore. Elle suivait le cour d'eau qui descendait des monts où se dressait le massif camp des Etelkrus, pour descendre jusqu'aux plaines et à la Rougelande. Athelstan prit bien soin d'éviter les chemins qu'il savait empruntés par les patrouilles - lui-même était garde et en menait souvent, aussi n'était-ce pas une tâche trop complexe -, n'ayant aucune envie de croiser d'autre congénère que celle qu'il recherchait. Car après tout, Geb et lui-même avaient été nommés à la tête des loups vaillants de la meute pour veiller sur elle et traquer l'inconnu au mystérieux pelage de terre. Il aurait donc sans doute dû montrer l'exemple. Il était d'ailleurs parfaitement conscient que sa propre apprentie ne manquerait pas de lui en faire la remarque, et il était presque pris d'une petite pointe de culpabilité en resongeant à la manière dont il l'avait prévenue, si rapidement et sans lui laisser le temps de maugréer contre sa conduite. Il n'avait jamais connu ce qu'était la paternité, n'ayant malgré sa réputation de gentleman et de prince charmant jamais trouvé la belle de son coeur. Enfin... tout n'était pas si simple, disons.
Il était donc incapable de savoir si ce qu'il éprouvait pour la petite Pepper était plus ou moins comparable. Mais l'affection qu'il éprouvait à son égard, la fierté devant ses progrès quotidiens et ce devoir qu'il se faisait de la protéger au possible s'en rapprochaient sans aucun doute. Et lorsqu'il songeait à la petite louve bleue, l'ombre d'un sourire se dessinait sur ses babines. Elle avait redonné un rayon de soleil à son existence. Lumineux, piquant, sauvage.

C'est avec ces tendres pensées qu'il entra dans la Rougelande. Et aussitôt, le parfum plus marqué de la louve lui indiqua qu'il était parvenu à destination. Son regard vairon parcourut rapidement la plaine, pour tomber finalement sur sa silhouette, au milieu des herbes gelées. Sous ses pattes, la fine pellicule de glace ne tarderait plus à fondre sous les rayons du soleil qui montait déjà, brillant, à l'horizon. Les oreilles en avant, une expression avenante sur le museau, le Chevalier s'avança à pas mesurés, de manière à ce qu'elle le voie arriver. Le but n'était pas de la prendre par surprise, bien loin de là. Lorsqu'il fut arrivé à une distance raisonnable, il la salua d'un hochement de tête.

"Bien le bonjour, ma Dame. Cette journée vous voit seule à une heure bien matinale."