Exténué [Justice]

Il ne savait pas où s'arrêteraient les pas qui le menaient actuellement vers le Nord.

Cette tendance à revenir côtoyer la limite la plus haute du territoire était plutôt récente. Peut-être était-ce dû aux sentiments vaguement agréables qu'avaient laissés en son cœur ses dernières rencontres dans cette partie des terres. Peut-être était-ce aussi parce que depuis la disparition de cette barrière étrange qui les avait privés d'une partie des terres rendues inaccessibles, le temps avait semblé s'être amélioré.
Il n'avait aucune idée de la liaison de cause à effet entre les deux constations, toujours était-il que les deux s'étaient enchaînés à un délai fort rapproché. A peine eut-il pris la décision de retourner s'aventurer dans leurs forêt dont il avait un souvenir verdoyant qu'un vent chaud avait caressé son corps, chassant les frissons qui venaient fréquemment secouer sa peau.
Bien-sûr, ce n'était pas encore le printemps, mais l'hiver semblait désormais désormais reculer à grands pas et de manière soudaine, reprenant avec lui les lourds nuages chargés d'orage et de neige et les températures glaciales.

Sa descente des Montagnes pour trouver de quoi calmer sa faim sur les terres auparavant isolées fut décevante.
Des images colorées et envoûtantes qu'il en avait gardé, le terrain n'en gardait rien si ce n'est la topologie des lieux. Mais les plantes étaient mortes et sèches, le gibier était rare, décomposé ou famélique, et ce qui avait été autrefois chargé des senteurs d'une meute aux effectifs puissants sentait désormais comme la mort et le désespoir. Seuls quelques fumets subsistaient, désunis et vagabonds, s'éloignant de ça et là.

Mas où étaient-ils donc passés ?

Il s'était brièvement demandé si cela pouvait avoir un lien avec les divinités locales. Après tout, la première fois qu'il était tombé nez à nez avec une barrière géante et translucide sortie de nulle part, c'était à peu près la seule explication logique et il n'avait pas cherché à philosopher davantage.
Mais si ces terres étaient mortes... Quel Dieu vénéré par des loups pouvait ainsi les décimer et les punir ?
Il n'avait pas obtenu de réponse.

Alors il avait continué vers le Nord, se laissant porter, une nouvelle fois.
Sa marche n'était devenue rapide que lorsque la faim s'était à nouveau rappelée à lui. La sensation désagréable qui lui rappelait la pensée tout aussi désagréable que ce qu'il avait pensé être une aubaine n'avait été qu'une déception et une perte de temps. Il avait toujours de maigres réserves dans les montagnes. Il aurait pu...
Non.
Il fallait de la chair fraîche. Il n'en pouvait plus de survivre sur des charognes asséchées par le froid. Et il gardait bon espoir que ce vent chaud sortirait la vie de sa léthargie, ramenant les proies sous ses crocs.

Il savait qu'il approchait de plus en plus des montagnes hautes qui marquaient le territoire Nakhus, derrières lesquelles se cachaient ce pays gelé qu'il n'avait qu'une seule fois foulé, ce pays qui lui ne connaissait pas le printemps et sur lequel l'hiver ne lâchait jamais vraiment prise, trônant sur un siège de glace. Le dernier endroit dans lequel il voulait se retrouver seul et affamé.
Lorsqu'il eut finalement passé la vallée dont il distinguait encore quelques brumes, au loin, il décida de faire demi-tour.

Et il aurait fait demi-tour s'il n'avait pas capté une piste au dernier moment.
Tout son corps s'était alors redressé, électrisé. Et Justice s'était mis en marche d'un rythme nouveau et déterminé.
Le blizzard qui soufflait de sa direction, encore lointain mais bien présent, était tout sauf agréable. La récompense avait intérêt d'en valoir la peine. Sous ses pattes le sol devenait froid et mordant, recouvert d'une fine couche de givre qui se transformait peu à peu en monticules de neige et de glace. Ses oreilles si fines brûlaient de la morsure impitoyable de ce vent qui s'y engouffrait, sa truffe engourdie peinait à suivre la trace. Son propre souffle se muait en une brise blanche qui l'aveuglait.

Il distingua la silhouette d'un rocher incliné, géant de pierre se battant seul pour retenir le vent hurlant sur une si vaste plaine.
Il n'eut d'autre choix, face à cet ennemi invisible qui fouettait ses yeux de flocons et souhaitait à tout prix le repousser, agitant son corps sombres de violents tremblements, que de s'arrêter pour au moins prendre une pause et réfléchir. Fallait-il renoncer ?

La réponse s'imposa d'elle-même quand de ce flou gris et blanc qui couvrait l’entièreté de son champ de vision commença à émerger une haute et massive forme blanche, bougeant lentement dans sa direction, d'une démarche assurée et immuable.
La créature semblait large, dotée d'une épaisse fourrure fournie. De quoi se nourrir pendant plusieurs jours, voire plus encore. Cette simple pensée déclencha simultanément une chaîne de réactions primitives et instinctives. Ses glandes salivaires s'activèrent et envoyèrent couler la bave qui humidifia sa gueule sèche. Un grondement d'anticipation commença à rouler dans sa poitrine pour remonter dans sa gorge. Ses doigts aux griffes d'argent remuèrent doucement dans la neige, y creusant de fins sillons impatients, éclipsant tout à fait la brève hésitation qui l'avait à un moment effleuré -serait-il capable de mettre à bas un adversaire aussi imposant ?

Peu importait.

Il n'en pouvait plus d'attendre. Il n'en pouvait plus d'imaginer le sang chaud de cet animal du grand froid qui viendrait réchauffer son corps ankylosé.
Se ramassant au sol, il se prépara à bondir au moment où la silhouette s'apprêtait à émerger du brouillard épais qui formait cette barrière entre eux. Qui laissait au prédateur tout le loisir de laisser la proie s'approcher doucement, sûrement, inconsciemment, de la gueule du loup qui ne demandait qu'à se refermer sur elle.

Ses mâchoires s'ouvrirent lentement sur des crocs affamés, la détente était prête à s'opérer.

— Bonsoir ?

La voix gutturale qui brisa le sifflement du vent lui coupa le souffle.
Gueule entrouverte et crocs encore découverts, muscles gonflés et tendons chargés, il ne put expliquer précisément le sentiment de surprise mêlé de déception et d'incompréhension qui l'emplit alors tout entier, l'immobilisant dans cette posture, lui faisant soudainement oublier toutes les sensations qui s'étaient emparées de lui - la faim, le froid, l'anticipation.

Un loup.

L'immense créature laineuse n'était qu'un loup.
Il aurait pu croire qu'il avait rêvé -que cette voix n'avait été qu'une déformation de son esprit malmené par les éléments en cet endroit, le hurlement de blizzard mal interprété par son cerveau. Il aurait alors été déstabilisé ; mais dès que la tête massive du ruminant des neiges aurait percé la couche de brouillard pour apparaître devant lui il se serait alors repris et aurait bondi.
Mais à moins que ce soit au tour de ses yeux et de sa truffe de lui jouer des tours, ce n'était pas, effectivement, une proie qui se détachait sur fond gris, mais un loup. De son air curieux et bourru à la fois, il s'approcha du rocher qui l'abritait à peine.
Le souffle de Justice, lui, reprenait à peine sa course normale après l'immense mur de déception qui s'était effondré sur lui. Ses dents reprirent place derrière leur prison de chair -oh, l'absence du goût du sang les rendait si froides et si étrangères.
Il posa ses yeux bleu nuit cerclés d'orange sur ce congénère au pelage clair et épais. Tout le contraire de lui.

— Je ne m'attendais pas à voir un loup sortir de cette tempête.

Habituellement il se serait probablement contenté de répéter sa salutation, voire même de rester silencieux et de n'offrir qu'un vague signe de tête. Tel environnement n'était pas propice à perdre davantage de chaleur corporelle en gaspillant trop de souffle et de salive.
Mais l'amertume palpable et tranchante dans sa voix inspirait même les cœurs les moins bavards.

Ils se détaillèrent durant quelques secondes qui parurent interminables à force de stagner dans un vent qui n'avait rien d'accueillant et qui semblait vouloir rejeter tout être vivant hors de son territoire plutôt que d'en faire rentrer.
Cela voulait dire que l'étranger au poil clair était dans la bonne direction tandis que lui faisait fausse route. Il n'avait pourtant pas imaginé cette piste. Une proie s'était enfoncée droit dans ce blizzard quelques temps auparavant, et désormais il y avait un massif canidé entre lui et la finalité de cette chasse. Il serra ses mâchoires entre elles.
Ne pouvant qu'accepter qu'ici s'arrêtait sa longue traque, et tentant de rationaliser la situation pour ne pas laisser s'accumuler l'irritation envers ce congénère plutôt imposant -il devait bien admettre que même sans son apparition, il aurait rapidement été forcé de faire demi-tour, faute d'être équipé en conséquence pour s'aventurer sur la banquise avec une pareille météo.

— Ah. Ben pardon. Tu me fais une place ?

Ses yeux bicolores firent plusieurs allers-retours pour tenter de couvrir l'intégralité de la masse du loup des neiges, du bout de ses pattes au haut de son crâne, du haut de son crâne au bout de ses pattes.
Justice nota qu'il prenait, effectivement, à peu près tout l'espace disponible sous le couvert de cet abri rocheux, ce qui n'était pas très étonnant dans la mesure où il ne s'attendait pas à croiser quelqu'un avec qui partager la place.
Problème : la manœuvre lui demandait donc de reculer. Et reculer face à un autre individu -qui plus est un mâle solidement bâti et étranger à ces terres, d'après toutes les apparences- était quelque chose qui lui était profondément désagréable, voire même inenvisageable. Beaucoup des loups de ces terres-ci n'auraient pas compris. Pour certains, le langage du corps était presque devenu superflu, un héritage grossier et sans signification face au langage savant de la parole.
Mais pour Justice et pour d'autres êtres plus primitifs, c'était très important. Un pas en arrière signifiait une récession. Un pas en arrière signifiait que l'on cédait face à l'autre, que l'on accordait du terrain et de la force. Ce genre de principes le rebutait fortement -on lui avait inculqué qu'il en soit ainsi. Alors la première réaction de la part de ses muscles, au lieu de docilement concéder au geste, furent de se tendre pour tenir sa position et devenir force immuable. Bien évidemment, si l'autre décidait de le charger comme un yak, il ne tiendrait pas longtemps la dite position, mais là n'était pas la priorité. La priorité était de ne surtout pas céder. Il ne le connaissait pas. Il ne savait pas d'où il venait. Il ne voyait que les importantes cicatrices qui chez lui aussi venaient profondément marquer la peau et orner le pelage.
A les regarder comme ça, face à face, ils avaient pourtant peu de choses en commun. L'un était clair et paré au froid, des flocons et autres conglomérats de glace s'accrochaient encore dans son poil épais ; l'autre était sombre et au poil ras fait pour soutenir la chaleur suffocante des tunnels volcaniques, et l'on pouvait presque encore sentir sur lui l'odeur des cendres et des souterrains quand bien même il avait quitté ces lieux depuis des années.

Mais sans qu'eux-mêmes ne le sachent, ils avaient dans leurs passés bien plus d’atomes crochus. Il y avait cette primitivité et cette violence acquise. Il y avait l'impitoyable règne animal qui au sein d'une meute préservait les plus forts au détriment des plus faibles.
Et ces choses-là, d'animal à animal, se sentait instinctivement.
L'autre ne lui était pas éminemment hostile, mais il ne faisait aucunement confiance à l'air affable de cette large face aux yeux de glace.

C'est pourquoi il ne recula pas pour lui faire une place.
Il se contenta de faire un pas de côté - libérant à peine quelques centimètres, se collant un peu plus à la paroi froide et rêche du rocher sans le lâcher de ses yeux perçants.
Il garda le silence un long moment, tentant de maîtriser les tremblements violents de sa peau harcelée par le froid.

— Pourquoi venir ici ?

Sa voix rauque sortait avec peine de ses crocs serrés. Il effectua un vague geste du museau vers la grande étendue derrière lui sans rien désigner de précis. De toute manière, tout était noyé de gris et de blanc.
Mais il était curieux de savoir pourquoi un géant comme lui marchait d'un pas tranquille hors de son désert de glace vers une terre aux températures bien plus clémentes.

La masse couleur crème se mit en marche, lourde et souple à la fois, parfaitement adapté qu'il était à cet environnement mais visiblement soulagé de prendre une pause. Comme s'il marchait depuis très longtemps.
Il ne put s'empêcher de se rappeler brièvement sa propre arrivée en ces terres. Les kilomètres engloutis trop nombreux pour être comptés, l'enchaînement infini des monts et des vallées sans qu'il ne sache où un jour ses pas s'arrêteraient pour finalement poser les yeux sur le panorama de ces terres au détour d'un à-pic rocheux. Il avait vu une mer scintillante, plus immense et lisse que toute étendue d'eau qu'il avait pu voir jusqu'alors. Puis les terres, diverses et multiples.
La suite était un peu floue.

— Pas eu le choix.

Ses oreilles se redressèrent et ses yeux quittèrent le point vague sur lesquels ils s'étaient perdus pour venir se concentrer à nouveau sur l'imposant mâle avec un regain d'intérêt. Ses pupilles reprirent doucement leur incessant manège, parcourant sa peau pour s'attarder sur les cicatrices -dont le but semblait être avant tout esthétique- et laissant repasser ses paroles en boucle dans son esprit. Pas eu le choix.
Il planta ses yeux dans ceux du géant des glaces, tentant d'y percer les secrets et d'y lire le passé brumeux de ce fantôme sorti du blizzard. Ses mots faisaient douloureusement écho à ses propres raisons d'être ici. Eux qui physiquement n'avait rien pour les lier étaient peut-être psychologiquement plus proches que tant d'autres loups sur ces terres.
Et les émotions que soulevaient ce constat en son esprit étaient un mélange contradictoire et agité de sentiments négatifs, de compassion et de curiosité maladive. Peut-être qu'il était, comme lui, un paria. Peut-être que comme lui, il ne savait pas vraiment ce qu'il était venu faire ici mais que c'était toujours mieux que là-bas, peu importe le nombre de bizarreries qu'il fallait se coltiner en bonus.
Il soupira vaguement, perdu dans le tourbillon tumultueux de ses interrogations, si bien qu'il remarqua à peine le mouvement du grand loup. Il avait simplement cligné des yeux et le moment d'après, sa masse s'était déplacée.

Il redressa vivement la tête, tous sens aux aguets, s'en mordant presque la langue de s'être laissé distraire pour quelques secondes en pareille situation.
Le géant des neiges s'était déporté à l'extérieur de leur abri sans un mot et avec une rapidité qu'il ne lui aurait pas soupçonné, s'éclipsant en un instant dans la mer brumeuse qui les coupait du reste du monde, mais il aurait très bien pu lui sauter dessus. Justice serra les crocs, amer, surveillant fixement la zone grise dans laquelle le mâle avait disparu depuis plusieurs secondes maintenant.
Les secondes continuèrent de passer avec la même monotonie.
Reviendrait-il ?

Il commença à sérieusement en douter et s'apprêta à méditer sur l'état de sa sanité après cette apparition fictive de fantôme des neiges lorsqu'il réapparut, un oiseau blanc taché de sang en gueule. Ah.
Une de ses oreilles engourdies de froid se redressa de nouveau. Il avait décidément fait la rencontre d'un être bien étonnant. Il avait presque la stature d'un jeune ours et semblait en faire le poids, il glissait pourtant avec une admirable facilité sur la neige sans émettre le moindre son, frappant de la mort un oiseau qui vivait dans son élément. Mais ce loup aussi vivait dans son élément, après tout.
Tranquillement, il revint sous l'abri, dévorant son butin à ses pattes sous le regard circonspect de Justice. Et quelque peu vexé, puisque lui-même avait gaspillé des heures de son temps pour traquer une proie qui s'était volatilisée plus loin tandis qu'il n'avait fallu que quelques minutes à l'inconnu pour se ramener avec un repas chaud.

L'odeur flotta jusqu'à ses narines et emplit tous ses sens, il en imaginait la saveur métallique et riche, voyait à la fumée qui montait du cadavre la température tiède de ses entrailles qui viendrait réchauffer sa gorge et son palais, et avant même qu'il n'ait pu se retenir de quoi que ce soit la salive affluait déjà dans sa gueule impatiente.
Mais Justice ne demandait pas la charité, il se débrouillait par ses propres moyens. Au prix d'un effort violent il parvint à détacher son regard au spectacle appétissant, canalisant ses pensées sur un autre objectif.
En vain, car la symphonie des crocs brisant les os et arrachant la chair venait perpétuellement se rappeler à ses sens et à son estomac creux.

Quelle ne fut sa surprise quand le son s'interrompit un instant et que la carcasse glissa à ses pattes, sans un mot. Il croisa les yeux bleus du loup pâle, hésita, entretint un très bref débat avec lui-même sur l'honneur et la méfiance, mais céda plutôt rapidement à l'action involontaire des nerfs de son encolure qui déjà amenaient sa tête vers le sol gelé pour que son museau aille effleurer la chair sanguinolente. A son tour, il plongea dans le festin et accueillit avec soulagement toutes les sensations agréables qui se dégagèrent de l'acte.

— C'est quoi, ça ?

D'un bref coup d’œil qui remonta par réflexe sur son visage, il suivit la trajectoire de son regard et revint vers le sol, s'arrêtant sur les griffes d'argent qui luisaient faiblement dans la pénombre. Il contracta les doigts par réflexe, la pointe de métal s'enfonçant de quelques millimètres dans la neige.
Son repas en fut pour le moment interrompu malgré les plaintes d'un estomac pas encore satisfait, et ses propres yeux se figèrent un instant sur les armes incrustées à sa chair. Plus que huit sur les dix, maintenant. Il avait fini par s'habituer à l'espace creux laissé par l'absence de deux d'entre elles qui ne révélait plus que la présence d'une modeste griffe noire et naturelle. Sa langue remuait lentement dans sa gueule, se gorgeant mollement du sang qui avait en avait empli les recoins. Et il resta ainsi un certain temps donc lui-même n'avait aucunement conscience -peut-être s'agissait-il de secondes, de minutes. D'heures, pour ce que ça pouvait lui faire.
Il n'était plus qu'un spectre immobile et le sifflement du vent à ses oreilles avait été remplacé par un bourdonnement sourd et irritant.

C'est quoi... ça ?

Leur lueur argentée était obsédante, à être si bien accordée avec cette scène en monochrome.

Un clignement de paupières vint finalement attester qu'il ne s'était pas complètement figé et gelé sur place, sa gueule s'entrouvrit légèrement mais les paroles n'en sortirent pas immédiatement.

— C'est... Un héritage.

Sa voix était sèche, rauque, presque grondante comme un orage dont le tonnerre s'apprêtait à frapper la terre. Il releva des yeux sombres pour les diriger vers la tête massive du loup du Nord et son museau moucheté de sang.
Ça, c'est pourquoi moi non plus, je n'ai pas eu le choix d'être ici.

Quand deux êtres façonnés par les instincts les plus primitifs se trouvaient si proches et face à face, ils n'avaient d'autre choix que de se comprendre. Car si les paroles édulcorées et leurs belles tournures, les livres et leurs dorures, les courbettes et les jeux de l'esprit leur étaient inconnus, eux parlaient le même langage.
Aussi imperceptible fut le changement chez le géant des glaces, Justice n'eut d'autre choix que de percevoir ce bref frémissement qui chez un loup trahissait la méfiance et la préparation des muscles, ce subtil mouvement d'un corps qui se reculait un tant soit peu pour mieux s'ancrer dans le sol et pouvoir gagner un infime avantage en cas d'attaque, cette lueur un peu plus vive dans le regard pour ne pas lâcher l'autre des yeux.
La faculté à relever ces détails était pour des créatures comme eux bien plus qu'une simple lecture de l'individu. C'était souvent une question de vie ou de mort.

— Ça a l'air de faire mal.

Le mouvement d'épaules qu'il effectua vaguement ressemblait à un haussement las. Elles avaient cessé de lui faire mal depuis longtemps.
Quant aux deux griffes manquantes qui ne laissaient derrière elles que la cicatrice trahissant leur implantation passée et la sobriété d'une modeste griffe naturelle, elles auraient du le faire hurler en se délogeant de la chair qui depuis des années s'était refermée solidement autour d'elles. Mais elles étaient parties sans même qu'il ne s'en rende compte, extorquées à son corps par l'étrange créature du Monde Rouge et sa distorsion de l'espace.

— Je suis Solitude.

Ses oreilles frémirent.
Un nom comme celui-ci, il n'en entendait pas souvent. Son regard se fit plus pressant, plus dur peut-être, quand il fouilla de nouveau le large visage du blanc. Cherchant quelque chose qui le trahirait, le souffle rendu un peu plus court.
Mais non, il n'y avait rien. C'était impossible, de toute manière. Aucun d'entre eux ne ressemblait à ça. Il n'y avait pas de loup sombre aux griffes d'argent dissimulé sous l'épaisse toison crème constellée de givre. Pas d'odeur de cendres ou de suie. Seulement celle du grand froid qui endolorissait la truffe.
Le souffle bruyant qui s'échappa de sa gueule fut alors un mélange de soulagement, de rire étranglé et de désolation pour lui-même. Pour ses fantômes qu'il voyait apparaître même dans la plus blanche des tempêtes.

— Justice.

Cette fois-ci il n'avait pas hésité. Retenir l'information ne lui paraissait pas pertinent.
Dire qu'il lui faisait confiance aurait été un mot trop fort, mais si Solitude avait lui la chance de répondre à son nom et d'y trouver son sens, il y avait de bonnes chances pour que son nom soit avec lui bien gardé, cristallisé dans les grandes étendues de gel. Peut-être que Justice et Solitude pourraient faire bon ménage en ce monde.

Sous ses pattes, le sol trembla faiblement, comme si la glace, loin d'ici, avait été violemment secouée.
Mais il ne s'en formalisa pas, et la vibration se dissipa aussi vite qu'elle était apparue.

Là encore ils semblaient se comprendre, s’il fallait en croire ce sourire qui s’éveilla sur le visage sévère de Solitude à l’entente de son prénom.
Lui n’en voyait pas le problème, lui ne doutait pas de sa fonction dénominative. Quand on s’appelait soi-même Solitude on se sentait probablement lié à d’autres concepts aussi abstraits que la Justice à son tour.

— Y'avait une vieille chez moi qui s'appelait comme ça.

Ce fut au tour de Justice de se laisser aller à un sourire cette fois.
S’il y avait bien quelque chose qui permettait de lier les porteurs de noms comme les leurs qui sonnaient parfois si singuliers à d’autres oreilles, c’était justement leur impersonnalité. Ils n’étaient pas uniques. Ils n’étaient pas choyés et aimés, personne n’avait cru bon de chercher à les distinguer d’autres choses déjà existantes en recyclant simplement des mots de concepts encadrant la vie des mortels. Dans son cas, il cherchait toujours à comprendre ce qui motivait le Sens du choix qui était attribué à leur naissance. A quel point le nom que leur donnait Démos traçait leur chemin de vie dès les premières secondes, à quel point il jugeait bon d’apposer tel mot sur l’un et pas sur l’autre, à quel point il pouvait lire en eux leur destin et faire en sorte qu’ils s’y conforment.
Maintenant qu’il était parti, il ne le saurait peut-être jamais, en quoi lui représentait pour eux une Justice au milieu du Fléau, du Courroux et de leur Ire.
Les mots du loup blanc s’enfoncèrent un peu plus loin parmi ses souvenirs de ce clan pour aller en fouiller les ossements, ressusciter quelques visages morts. De sa mémoire aucun loup chez lui n’avait été nommé Solitude, mais il réalisait surtout qu’il n’était pas sûr d’avoir vu parmi eux des vieux. Démos avait pourtant semblé éternel, d’autres si couturés de cicatrices qu’ils paraissaient avoir vécu plusieurs vies de combat ; mais il n’avait aucun souvenir de loups affaissés aux articulations fragiles.
La faiblesse apportée par la vieillesse l’emportait probablement sur la valeur de l’expérience qu’ils pouvaient apporter. Et chez eux, faiblesse n’était pas tolérée.
Chez eux, la faiblesse était laissée à dépérir hors de leurs tunnels – presque comme s’ils craignaient qu’elle ne soit contagieuse. Il lui paraissait plus que probable qu’à un certain stade il devienne nécessaire à tout individu commençant à se faire abimer par les âges de prouver qu’il méritait toujours place et pitance, jusqu’à devoir se battre contre ses congénères pour assurer son entrée – comme lorsqu’ils étaient jeunes.
Le cycle recommençait, probablement. Ce cycle de violence où preuve devait chaque jour être fournie, où les camarades redevenaient ennemis – comme au fond ils l’avaient toujours été – et où la mort pouvait guetter chaque lendemain. Un manège sadique où ceux qui testaient les capacités du doyen attendaient certainement avec une excitation malsaine que vienne enfin le soir où, épuisé, le vieux loup s’effondre et ne soit finalement plus capable de se relever.
Laissé ensuite à lui-même sans un dernier regard – car il s’était probablement déjà évaporé de leurs pensées au moment même où ses pattes avaient ployées pour heurter le sol.

Le loup blanc sembla lui aussi avoir senti la secousse et il se figea comme pour lire la glace. Les oreilles noires de Justice se redressèrent un peu plus encore, ses pupilles allèrent se nicher sur les traits durcis de Solitude, prêtes à y grappiller une information que lui n’aurait su décrypter de cet univers glacial.
Mais il sembla se détendre, aussi laissa-t-il l’évènement couler loin avec les vents, ne lui attribuant qu’un coin restreint de son esprit en guise de rangement.

—Comment était-elle ?

Les mots lui avaient échappé en un souffle rauque mais son visage s’était légèrement ouvert.
Cette coïncidence éveillait plus de curiosité en lui qu’il ne l’aurait présupposé. Que signifiaient ces noms, pour eux ? Qu’est-ce qui avait motivé une Voix à nommer cette louve Justice, comme lui fut ainsi nommé à des centaines – des milliers ?- de kilomètres de là ?
Qu’était-elle devenue au cours de sa vie, cette louve, sous les injonctions d’un tel nom ?

Solitude sembla s’accorder un instant de réflexion, ses yeux clairs remontant loin, loin en arrière - vers des contrées probablement tout aussi blanches que les siennes avaient été noires.
Il était parfois dur pour lui de s’adonner à cet exercice, celui de retracer autant le temps que la distance pour se plonger dans des univers que tous deux avaient quittés - pour lui de gré, pour l’autre de force peut-être.
Mais le mâle imposant sembla s’y adonner avec une certaine aise, répondant à sa question sans hésiter sur les mots, sans se perdre dans des souvenirs brumeux - de ceux qui voilaient le regard dès lors que l’on s’y engouffrait. Il lui fournit au contraire un portrait clair et concis de cette autre Justice.
Pour celui qui était encore ici vivant, l’imagination n’ayant jamais été son fort étant donné qu’elle n’avait été encouragée à se développer, accompagner ce portrait psychologique d’une image était chose compliquée. Chez lui presque tous se ressemblaient un peu trop - à s’en poser des questions - et le seul autre panel de population suffisamment vaste qu’il avait connu se trouvait... Ici.

Où les différences étaient bien, bien trop étendues et exempt de toute logique pour qu’il n’en tire un schéma exploitable pour lui-même. Ainsi, décrire un habitant « typique » de cette zone était pour lui chose impossible - sauf peut-être en mentionnant simplement qu’ils étaient fort propices à développer des malformations génétiques.

Enfin. Justice alla donc finalement au plus simple - s’imaginant cette autre Justice sous les traits d’un Solitude... Mais plus foncée. Un juste hybride de leurs deux êtres, pour qu’elle tire son origine du loup des glaces, mais sa couleur de son propre pelage.

Une façon pour lui de l’enregistrer quelque part dans son esprit.

Solitude, lui, avait enchaîné sur quelque chose d’autre. Sa question ramena vers lui le regard bicolore de Justice qui déjà s’était enfui dans le gris du paysage, perdu dans un brouillard de pensées aussi dense que celui qui les entourait.
Il baissa un instant le museau, réfléchissant un instant à la question que lui posait là l’étranger. Simple et quelque peu étrange.
Etait-il inquiet de ne pas savoir s’adapter ?
La pensée chez lui n’avait pas une seule fois traversé son esprit. Il se savait lors de son arrivée en ces lieux motivé par une seule peur - celle qu’incarnait l’endroit qu’il avait quitté. Tout autre paysage et peuple, puissent-ils avoir leur forme de tyrans et de conditions extrêmes, avaient alors fui très loin dans ses considérations du danger, ce qui n’était pas forcément intelligent étant donné qu’il ne réservait pas le monopole des êtres détestables - mais sur le moment c’était ainsi que cela s’était passé.
Savoir s’il s’habituerait à sa nouvelle vie, et aux nouveaux individus qu’il fréquenterait... Il ne s’était pas une seule fois posé la question avant d’en croiser la route et de s’établir plus ou moins durablement sur ce bout de continent.

— Oui. Je crois. C’était plus facile que... le reste.

Il y avait les monstres venus d’ailleurs, certes.
Et cette magie qu’il ne comprenait pas, ces divinités qui semblaient ici plus tangibles que partout ailleurs.
Mais pour tout le reste...
Ça restait bel et bien moins pire.

Un nouveau frisson agita sa peau, plus violent, crispant ses muscles.

Une chose était sûre - le loup noir n’était définitivement pas fait pour ce climat. Et surtout pas pour y rester immobile sous l’assaut de bourrasques glaciales qui n’en finissaient plus de glisser le long de la plaine.
S’il restait ici plus longtemps il allait réellement finir par perdre un morceau, malgré l’abri succinct que leur offrait le rocher.

— Il faut avancer.

Enfin, l’imposant mâle crème était libre de le suivre ou de rester ici un peu plus longtemps à se conforter dans le froid qui lui était familier. Mais il avait cru comprendre qu’il souhaitait franchir la limite vers ce morceau de territoire, lui aussi.

Alors se levant sur ses membres ankylosés Justice se redressa et tourna le dos à l’étranger après l’avoir parcouru d’un dernier regard de long en large, reprenant la route qu’il avait empruntée peu de temps auparavant mais dont déjà les empreintes avaient été recouvertes.