L'Exil — Justice

[Ce topic se passe tout à la fin de la timeline actuelle de Joaquín. Il commence à la Brèche.]

Face à lui, la Brèche.

Brisure net et presque sans accrocs, comme un éclair qui serait venu fendre le ciel en deux. Sauf qu’ici le ciel était d’un blanc éblouissant, tout au plus souillé de quelques reflets bleus ; un mur de glace qui allait bien trop haut pour qu’il ne risque pas de se niquer bêtement la nuque s’il s’échinait à tenter d’en apercevoir le sommet. Qui de toute manière semblait se perdre dans une mer de nuages grisâtres. Charmant.

Derrière lui, des terres qu’il avait appris à connaître au fil des ans, sans réellement gagner le sentiment de pouvoir les clamer comme siennes.
Peut-être que son cœur appartenait et appartiendrait à jamais au Mexique : c’était un sentiment qui l’avait suivi toute sa vie, et peut-être ne serait-il de toute manière jamais capable de s’en départir s’il ne faisait pas le sentiment de le chasser par lui-même, plutôt que d’attendre bêtement qu’il ne finisse par s’estomper pour disparaître dans les limbes, aux côtés de souvenirs qui perdaient peu à peu leur vivacité. A présent, il ne pouvait se remémorer l’odeur du désert. Il savait juste qu’elle était différente de celle d’ici. Ou l’était-elle réellement ? C’était en tout cas ce qu’il s’était évertué à ressasser encore et encore durant les longs mois qui avaient suivi son arrivée sur ce continent. Il ne l’aurait pas fait sans raison.
A moins que ça n’ait juste été pour se refuser, dans son âme, à défaut de son corps, à cette terre nouvelle. Cette terre où il était venu s’installer, faute d’idée meilleure, s’accrochant comme un nageur égaré en pleine mer se serait agrippé à une bouée au souvenir d’une grand-mère dont il ne parvenait aujourd’hui même plus à se remémorer exactement les traits. La caresse de longues boucles noires qui encadraient un visage qui avait autrefois été fin et délicat, à n’en pas douter. Deux grands yeux. L’un des deux était mort depuis longtemps. Des concepts qu’il se remémorait mais ne pouvait plus se représenter.
Il se remémorait sa voix, au moins. Elle lui venait parfois en rêve, lorsqu’il parvenait à entrer dans un sommeil suffisamment profond pour en grappiller quelques uns. Il s’en rappelait brièvement une fois éveillé, mais leur souvenir disparaissait souvent dans l’heure.
Comme il avait disparu de chez lui, une éternité auparavant, disparu de la vie de ses proches — bienveillants ou non. Comme bien souvent toutes les âmes auxquelles il choisissait de se lier finissaient par disparaître à leur tour. Comme il s’apprêtait à disparaître également aujourd’hui, sans vraiment savoir s’il allait un jour revenir.

Il n’avait pas plannifié jusque là.
Il avait juste longuement arpenté les terres, de plus en plus au Nord, allant finalement jusqu’à, deux jours plus tôt, mettre patte sur la banquise, s’y engouffrer, remonter toujours plus haut, à la recherche de ce dont elle leur avait parlé.
Sigi.
L’Arbre.
Et il avait trouvé ce mur, dont il n’avait jamais soupçonné l’existence tant il se fondait bien sur un horizon laiteux et tant il regardait d’ordinaire si peu vers le Nord. Avait trouvé la Brèche. Avait su que c’était là qu’il devrait aller, ensuite.
Il était reparti chez lui, avait flemmardé dans son Canyon, prenant le temps de réunir ses forces, d’attraper une proie facile, arpentant une dernière fois ce terrain qui s’approchait désormais le plus de ce qu’il pouvait appeler maison, ces sentiers qu’il avait faits et refaits. Ne croisant bien heureusement pas de bête sauvage et assoiffée de mort pour venir lui mettre des bâtons dans les roues. Il avait alors fait un dernier tour de sa caverne, trop grande pour lui tout seul, et avait mis les voiles, sans un regard en arrière. Peut-être la retrouverait-il. Peut-être ne reviendrait-il tout simplement pas.

A présent il était là, son oiseau niché dans l’épaisse fourrure de son encolure, et il attendait. Un nuage de vapeur se formait devant sa gueule, à chaque expiration, mais sans qu’il ne puisse s’expliquer pourquoi, il n’était pas transi de froid. En tout cas, pas comme il avait cru l’être. Lui, loup du désert que la génétique avait doté d’un très épais pelage noir, peut-être y tirait-il finalement un avantage. Même s’il demeurait surpris. On n’allait pas non plus dire qu’il appréciait la fraicheur environnante, non, elle était franchement désagréable, mais il avait l’impression qu’il pourrait s’en affranchir sans problème, qu’elle n’était pas plus difficile pour lui que celle d’une nuit d’hiver passée dans le désert.
Quant à Ixcanul, ce dernier semblait pour l’instant abrité du froid, tout contre lui.
Il pourrait toujours rentrer s’il le désirait, songeait Joaquín, même s’il espérait que le petit volatile n’en arrive pas à de telles extrémités. Puis, il était bien trop petit et agile pour tomber entre les griffes de ces énormes lézards volants comme Sigi leur en avait montré un dans le ciel, l’autre fois, au Canyon. C’était bien la seule pensée qui le rassurait, même s’il n’était sûr en rien de son bien fondé.

Il ne savait pas trop ce qui l’attendait, de l’autre côté de la Brèche. Enfin, il se doutait bien que ça n’allait pas être joli, mais du reste, c’était flou. Il n’avait vraiment pas réfléchi jusque là. Espérait quand même ne pas se faire faucher par un dinosaure de 6 tonnes à peine cette dernière franchie.
Il savait juste qu’il lui fallait y aller.
Dans le creux de ses reins, cette sensation qui le tirait vers l’arrière, bien connue, s’imposa peu à peu à lui. Et bientôt le crissement d’une fine couche de poudreuse sous deux paires de pattes — ou plus ? Il n’avait même pas envie de tourner la tête, pas envie de voir, pas envie de savoir, même s’il en avait honte – arriva à ses oreilles. Le tangara entre ses épaules tourna la tête et émit un bref cri qui ressemblait à une salutation. Joaquín, sans se retourner vers le nouvel arrivant, prit une grande inspiration.
L’apparence de son compagnon était une autre petite incongruité du destin qui allait rendre ce périple encore plus singulier. Au moins, il devrait être mémorable.
Un nouveau nuage de buée se forma devant ses narines lorsqu’il expira et il attendit que l’autre vienne se poster à ses côtés.

A présent il était là, son oiseau niché dans l’épaisse fourrure de son encolure, et il n’attendait plus.

Il était revenu dans ses montagnes et à la plus profonde de ses tanières.

Celle autour de laquelle il avait le plus gravité lors de ses mois – années ?- d’éloignement imposé, la plus reculée et difficile d’accès qu’il ait pu choisir au cœur de ces à-pics qu’il avait appris à connaître. Celle dans laquelle il serait difficile de venir le débusquer même en s’acharnant à suivre sa trace tant il avait fallu du temps et de la maîtrise à parcourir ces monts sans relâche pour en connaître les secrets et avoir le privilège de pouvoir en amadouer les caprices, d’une voix douce que l’on murmurait au creux de ses immenses oreilles sans fond.

Mais cette fois-ci, ce n’était pas pour s’y terrer.

Si la tentation avait pu l’effleurer, dans ce qu’il y avait de réconfortant à l’idée de retourner embrasser une solitude qui allait au moins de pair avec la tranquillité, il n’y avait pas cédé.
Parce qu’elle avait tout de même perdu une grande partie de sa saveur, cette solitude ; et qu’elle ne lui avait rien apporté de bien à part teinter ce qu’il avait pu appeler liberté de la désagréable impression qu’il s’était juste enfermé dans une autre prison.
Sa vie ne serait alors qu’une succession de cages s’il s’accommodait tout simplement de s’y glisser faute de mieux, et il n’était pas encore assez rincé par tout ça pour se résoudre à capituler face à cette idée.

Ce qu’il avait donc récupéré de cette tanière était quelque chose qu’il avait à l’époque récupéré par principe sans penser en avoir réellement besoin un jour.
Et pourtant.
Pourtant, de cette peau de fauve préhistorique grossièrement découpée de la carcasse de la bête qui était née avec, il avait extrait ce qui pouvait désormais être appelé cape.
Il n’était ni un esprit créatif ni quelqu’un de particulièrement ingénieux.
La plupart du temps, il se contentait de prendre la voie qui lui paraissait être la plus logique tout en étant directe, et cette voie obéissait la plupart du temps à des mécanismes terre à terre.
Mais il n’était pas non plus borné et bloqué dans ses idées premières.
Justice savait observer, et apprendre. Justice savait reconnaître les forces et les faiblesses des uns comme des autres – et acquérir chez ses congénères des informations qui lui permettraient, à lui, de mieux s’en sortir plus tard.

C’était l’unique raison qui l’avait poussé à écorcher l’animal au poil doré. Sigi, la louve géante, avait mentionné la peau de ces animaux et les Petits sur la glace d’une manière qui l’avait laissé entendre qu’il y avait là quelque chose de pas tout à fait dénué d’intérêt.
Alors même s’il pensait ne pas en avoir besoin, Justice avait fait en sorte de ne pas laisser une possible ressource se gâcher.

Et par un cheminement mélangé de destin, de hasard et d’impasses ; il allait rejoindre Joaquin au Nord, bien après que tous les autres s’y soient rassemblés, pour combler le vide qui creusait leurs vies.

Il ne s’y était aventure qu’une seule fois, vers ce Nord, à la frontière de terres plus glacées encore desquelles il avait vu surgir un loup venu du Froid – mais pas du même peuple que cette Géante.
Cette seule fois avait figé sur sa peau trop exposée le souvenir glacial du blizzard qui soufflait des cristaux de glace, et la certitude que la génétique ne l’avait pas doté d’une fourrure adaptée à cette épreuve.
D’où la nécessité d’emprunter celle d’un autre.
S’arrangeant tant bien que mal, le solitaire avait fait en sorte de découper et de nouer la peau de sorte à ce qu’elle puisse rester autour de son corps sans qu’il n’ait besoin de la tenir en permanence et qu’elle couvre les endroits de son corps les plus vulnérables.
Puis des morceaux restants il avait trouvé autre usage, les rafistolant au reste du vêtement d’une manière peu élégante.
Ils couvriraient, au moins en partie, les parties de son corps maudit.

Il lui était impossible de prévoir lesquelles subissaient les aléas de sa condition, impossible aussi de dissimuler le fait que c’était son aura entière qui diffusait panique et trouble chez les autres et pas seulement la vue de membres en trop.
Là où ils allaient, il y avait au moins l’avantage qu’ils n’étaient pas censés croiser grand monde.

Restait à savoir comment réagirait le peuple des loups géants face à lui.

Peut-être qu’il empruntait, sciemment et presque avec nonchalance, le chemin vers une mort violente.

Qu’importe.
Il y aurait au moins échappé pendant un certain temps.

• • •

Le Lien leur permettait de se trouver l’un et l’autre sans trop de difficulté.

Après avoir marché en ligne pratiquement droite pour retourner s’enfoncer dans les terres désolées et inhospitalières qui se trouvaient le plus au Nord, il n’eut aucun mal à récupérer la trace de son camarade, tant olfactive que… spirituelle, si tant est qu’il pouvait ainsi qualifier cette espèce de boussole qui les liait depuis le Monde Rouge.
Vêtu de son équipement de fortune il dépassa les terres de la meute de Yurai et remonta plus loin encore, suivant plus ou moins la même trajectoire que sa première percée vers les glaces.
A mesure que les heures passaient et que les kilomètres s’enchaînaient, la présence de l’autre loup noir qu’il savait également présent dans ce désert blanc devenait plus précise, comme un poids dans les entrailles.
Bientôt il en vit la silhouette, postée devant une fracture étonnante.
Entre deux imposants murs de glace, elle ouvrait comme un passage.

Quand il eut rejoint son côté, un peu en retrait, ni l’un ni l’autre n’eut de mot pour se saluer.
Simplement l’injonction muette de se mettre à avancer – et c’est ce qu’ils firent.

Le passage du temps avait ici quelque chose de plus déstabilisant encore que dans ses montagnes. A marcher dans cette immensité qui leur signifiait clairement à quel point ce monde avait été façonné pour d’autres gabarits que les leurs, et si les pitons de roche ou de glace avaient pu avoir des visages il était certain qu’ils auraient eu à leur égard des sourcils froncés et des sourires torves, dubitatifs de leur présence ici et de leur capacité à survivre en ce milieu.
Ce fut donc sans savoir – ni se soucier – si seulement quelques dizaines de minutes ou plusieurs heures s’étaient écoulées que Justice brisa enfin le silence d’une voix rauque.

— Tu sens quelque chose ?

Une odeur, qu’elle provienne d’un loup ou d’une créature immense, d’un prédateur ou d’une carcasse.
Une trace de vie, n’importe quoi.
Parce que lui ne sentait rien et ne percevait rien, et il se demandait combien de temps il leur faudrait encore marcher pour espérer briser cette monotonie.

Il avait accueilli l'accoutrement primitif de son camarade avec un léger haussement de sourcil, ne manquant pas de déceler du coin de l'oeil le balancier lent d'une queue de trop, peut-être, le reflet d'une paire de cornes mal placée sous la lumière blanche de l'hiver, sans doute. L'apparence distordue de Justice était camouflée du mieux que possible sous sa cape de fortune — franchement confectionnée avec le cul, on n'allait pas se mentir, et il se demanda un instant s'il n'y avait pas au final une bonne raison pour que les travaux de couture soient destinées aux femmes, chez lui : peut-être ces dernières disposaient-elles d'un sens de l'esthétique et du raffinement ainsi que d'une patience qui échappait tout simplement aux hommes ; dans tous les cas, Justice ressemblait au mieux à un vagabond difforme, et au pire à un clodo difforme, et Joaquín était bien content de ne pas avoir à s'emmerder avec des habits parce qu'il aurait sans doute eu l'air aussi con que lui s'il avait eu à se confectionner des fringues. Si on ne cherchait pas la petite bête, et pour peu que l'on ne connaisse tout simplement pas l'animal dans son état habituel, il aurait juste pu passer pour une énergumène de plus, un loup lambda dans un pays qui n'aimait pas la normalité.
Les voir ainsi rôder là où d'autres Petits avaient eux-mêmes pu passer aurait ainsi pu paraître tout à fait banal.
Mais c'était sans compter l'aura anxiogène qui émanait de son compagnon, pulsant autour de lui à un rythme lent mais immuable, comme un battement de coeur qui aurait trouvé son écho sur les murs, tout autour de lui.
Si ses (més)aventures aux côtés de l'autre, en dépit des quelques flirts avec la mort qu'elles avaient pu contenir, avaient toujours suscité chez Joaquín un sentiment de certaine quiétude — un avait un partenaire, quelqu'un qui le comprenait, il n'était pas seul –, il ne pouvait ici nier l'appréhension qui lui serrait les tripes. Rigidifiait son corps, alourdissait ses membres, rendait sa démarche un peu moins souple. Tendait l'épais noeud de muscles entre ses omoplates, raidissait sa nuque. La manière qu'avaient ses oreilles parfois de pointer vers son compagnon, comme mues par une volonté propre. Comme si une part de lui, instinctive, n'avait pas eu confiance. Comme si la bête qui lui servait de collègue pouvait à tout moment se jeter sur lui.

Un nuage de vapeur froide se forma devant sa gueule tandis qu'il expirait profondément. Lui qui espérait avec ce voyage retrouver l'euphorie de l'aventure, vécue aux côtés de celui en qui il avait le plus confiance, risquait de ne pas apprécier ce périple potentiellement mortel comme il l'avait initialement espéré.
Il finirait par s'y habituer, à force. Il faudrait bien. Le temps atténuait tout.
En attendant, ça allait sévèrement lui casser les couilles.

— Tu sens quelque chose ?

Sans cesser de scruter les parfois du gigantesque, interminable et particulièrement monotone boyau de roche dans lequel ils s'étaient engouffrés depuis trop longtemps à son goût, il secoua vaguement la tête. Humer l'air ne lui apportait rien : il n'y avait pas de vent pour venir porter des odeurs lointaines jusqu'à eux. Juste de l'humidité, du froid, le plic ploc abrutissant de l'eau qui suintait le long des murs, une ambiance de merde, et un vague sentiment de claustrophobie qui commençait à s'insinuer en lui.

— C'est plutôt à moi de te demander ça, les grottes c'est plus ton domaine, non ?

Il venait tout juste de finir sa phrase qu'un mugissement rauque le fit se stopper net, son regard allant fouiller la pénombre. A quelques mètres devant eux, les parois semblaient s'effacer pour laisser place à une large caverne. En son sein se dressait un colosse, mais à cette distance, il lui était difficile de discerner quoi.

Sa truffe avait continué de s'affairer à humer l'air en attendant une quelconque réponse, filtrant à un rythme soutenu -et presque désespéré- les informations qui passaient près d'eux, transportées par les vents.
Ce qui revenait à pas grand-chose. Chaque inspiration nouvelle qu'il prenait rapportait toujours la même chose : un froid sec qui lui brûlait les sinus et qui anesthésiait ses sens non-habitués à de pareilles températures, ce qui avait pour conséquence directe de le rendre inapte à extraire quoique ce soit d'autre.
Il tourna la tête vers Joaquin pour entendre sa réponse et fronça les sourcils, assez perplexe. Suffisamment même pour ralentir la cadence sans s'en rendre compte et se retrouver à un ou deux mètres en retrait, les yeux figés sur le mâle noir.
Comment il savait ?
Justice ne se souvenait pas d'avoir parlé de cet élément de sa vie. Enfin, peu importe. Il en avait peut-être fait mention un jour et ne s'en souvenait plus. Ce n'était pas le genre de détail qu'il gardait en priorité scellé dans sa mémoire. Seuls ceux directement liés à sa survie y trouvaient place, ne laissant que peu d'espace pour rejouer de vieux morceaux de conversations sur sa propre vie, aussi peu nombreux devaient-ils être.
Le solitaire se reprit et pressa le pas pour regagner sa place près de Joaquin avant de secouer vivement la tête et de stabiliser son rythme cardiaque qui s'était vaguement emballé.

— Pas des grottes de glace. Il faisait chaud là où je vivais, ça augmente les odeurs.

Une chaleur désagréable et malsaine, qui provenait autant de la proximité de trop de corps entassés au même endroit que des entrailles tièdes de la terre, parcourues par des filets de magma dans des profondeurs plus extrêmes encore.
Toute possibilité de se laisser avaler par ce tunnel de pensées s'évapora quand un son fracassa le silence des environs. Justice se figea en même temps que l'autre Petit -se voir brusquement rappelé à un statut de possible proie dans cet endroit aux dimensions colossales eut pour effet de ramener ce terme utilisé par Sigi sur les devants de son esprit- et fouilla du regard toute zone pouvant dissimuler un danger.
Ses yeux se levèrent vers les hauteurs en premier, là où il s'attendait presque à voir surgir la même ombre qui côtoya les nuages le jour où ils rencontrèrent la Dire.
Mais il n'y avait rien et il convergea bien assez vite sur le même point que Joaquin : une silhouette, bien plus grande qu'eux -il fallait s'y attendre- qui se détachait dans les ombres.

La queue de Justice s'agita de quelques coups secs et ses babines se gonflèrent, hésitant à se lever. Un grondement roulait dans sa poitrine et menaçait de remonter mais il le contint.
Il n'oubliait pas où ils étaient, et face à quel genre de créatures ils pouvaient tomber.
Indécis, il posa les yeux sur son camarade, hésita quelques secondes de plus... Puis s'avança à pas lents, l'échine basse.
Il ne marcha pas en ligne droite vers l'inconnu et s'engagea plutôt sur une courbe qui l'amena à longer les parois au point de presque racler ses flancs sur les murs de roche et de glace.

Un cerf géant.

C'était un cerf géant qui avait poussé ce cri.
Bon, pas exactement - outre sa taille, il y avait un certain nombre de différences notables pour séparer cette créature des cerfs qu'ils connaissaient : mais tout comme le sentiment qu'il eut avec le félin doré qui les attaqua, l'animal évoquait chez lui une version beaucoup plus ancienne et primitive du cervidé de taille modeste qui vivait en-dehors de ce monde de glace.
Justice relâcha le souffle qu'il avait bloqué dans sa poitrine sans pour autant abandonner sa discrétion, avant de reprendre une marche lente pour dépasser le niveau du cerf préhistorique et reprendre sa trajectoire.
Si la rencontre lui paraissait moins critique que ce qu'ils avaient pu anticiper d'autre, cette bête n'en était pas moins doté de ramures immenses capables de les terrasser.

Cette chose demeurait toutefois une proie -normalement- et s'ils ne faisaient pas de geste brusque dans sa direction, la logique voulait qu'elle les ignore et qu'ils puissent continuer leur avancée.
Car Justice n'avait pas faim, ni envie de s'épuiser contre une créature de cette taille - et il espérait qu'il en serait de même pour Joaquin.

Il accueillit la réponse de Justice avec un léger haussement de sourcil, surpris d'entendre l'autre solitaire lâcher de la sorte des informations sur un passé qui demeurait jusque là très obscur. Sa propre question visait plus à faire la conversation qu'autre chose, et se basait essentiellement sur l'assurance dont avait fait preuve l'autre solitaire lorsque tous deux s'étaient aventurés en compagnie de Tabralt dans le nid sous-terrain du Scorpion qu'ils avaient abattu dans le désert, quelques années plus tôt. Joaquín avait lui-même une petite expérience en grottes et en tunnels sombres, mais l'assurance avec laquelle il avait pu alors se mouvoir dans le boyau sablonneux ne pouvait en rien rivaliser avec le naturel qui avait animé son comparse à l'époque. C'était presque comme s'il avait été plus à l'aise là-dessous, dans le noir, qu'en surface.
Ainsi Justice venait-il de sous la terre. Enfin, c'était ce que ses paroles laissaient supposer.
Peut-être à proximité d'un volcan, s'il y faisait chaud. Un désert semblait moins probable : son poil ras ne semblait pas idéal pour se protéger de la morsure du soleil.
C'est en méditant sur cette nouvelle information qu'il s'engagea prudemment à sa suite sur une piste qui visait à les éloigner autant que possible de l'énorme mammifère — une espèce de cerf, en bien plus balèze –, le dépassant sans violence... pour tomber un peu plus loin sur une espèce de volatile dodu dont les ailes ridiculement petites annihilaient toute possibilité de prestance. Le regard de Joaquín alla de l'oiseau à Justice, étudiant attentivement la posture de ce dernier, guettant un signe, une incitation à l'attaque.
Et ne vit chez l'autre qu'un miroir de lui-même. L'indécision, l'attente.
Un claquement sec se mit à résonner dans la caverne, forçant son attention à revenir se fixer sur l'animal, qui s'affairait à marteler le sol rocailleux avec son bec. Peut-être pour tenter de casser quelque chose. Ou juste parce qu'il était aussi con qu'il en avait l'air.
La silhouette entière de Joaquín se tendit, et il regarda rapidement autour de lui. A taper par terre comme un connard, cet idiot faisait un raffut d'enfer, et risquer d'attirer sur eux à peu près tout ce qui pouvait rôder dans les parages, pour peu que ça ait été susceptible d'être attiré par un bruit, et non de le fuir.
En gros, ça risquait de rameuter tous les prédateurs.
Et le bruit était quand même vachement agaçant.

Après un regard entendu lancé à Justice, et un petit hochement de tête, Joaquín s'éloigna de la paroi qu'ils longeaient pour se couler dans les ombres, ramassé au sol pour échapper à l'attention de sa proie le plus longtemps possible. Pour une créature du Monde Perdu, cette chose semblait abordable, à moindres frais. Ca pourrait toujours faire une petite réserve de viande.
Et il se demandait quel goût ça avait, un fossile.

Lorsqu'il fut suffisamment proche, Joaquín bondit hors de l'obscurité vers le Dodo, la gueule béante.

A sa suite il entendit les pas de Joaquin emprunter la même trajectoire que la sienne et en fut soulagé - si tel sentiment pouvait vraiment trouver place dans ses pensées à ce moment.
L’important restait désormais de garder un regard alerte pour ce qui se trouverait devant tandis qu’il comptait sur ses autres sens et la présence de son comparse pour s’occuper de ce qui pouvait survenir derrière.
Mais après quelques minutes de marche supplémentaire au milieu de ce Monde Blanc - les univers qu’ils visitaient ensemble étaient abonnés aux noms de couleurs - ce fut bel et bien devant que leur prochain… obstacle, si l’oiseau un peu gros qui se trouvait un peu plus loin pouvait être ainsi appelé, se dressait.
S’ensuivit une phase d’observation et de délibération mentale pour les deux loups.

Pour Justice s’opposaient deux idées ; la première étant que cet animal était d’une taille bien plus modeste et adaptée à la leur - de sorte qu’il en était ramené sans ambiguïté au rang de proie sans craindre que cette version préhistorique des oiseaux puisse être dangereuse.
Son bec était plus gros, d’accord, mais rien que les deux loups - même seuls - ne pourrait rapidement maîtriser.
En suite logique venait directement le fait qu’ils n’allaient peut-être pas retrouver de si tôt une occasion aussi aisée de se nourrir et qu’ils ne savaient pas pour combien de temps ils continueraient à se perdre volontairement dans cette immensité glacée où leur nourriture pouvait tout aussi bien être leur ennemie, voire être source de compétition avec des monstres de deux fois leur taille.
S’ajoutait à cela le fait que Justice avait toujours vécu des temps rudes depuis qu’il s’était établi dans le coeur des montagnes, et que ses flancs souvent creusés trahissaient le manque.
Alors il ne lui en fallait pas beaucoup pour éveiller au creux de son estomac un pincement douloureux et que la sensation de faim s’éveille comme lion en cage.

Restait cependant en lui cette logique qui toujours le gouvernait dans un seul et même axe : celui de la survie, et il ne put s’empêcher de penser que l’odeur du sang chaud versé attirerait d’autres créatures. Plus grosses qu’eux, de toute évidence. C’était une bonne raison pour ronger son frein - encore - et laisser vivre ce gros oiseau.

Mais il y avait aussi ce bruit.

Ce martèlement incessant, ces coups réguliers qui résonnaient et plaquaient ses oreilles contre sa nuque.

Toc toc toc toc

Il jeta un regard en biais à Joaquin et leurs yeux se croisèrent, bavards de cette même indécision et de cette retenue qui leur était presque inhabituelle.

Toc toc toc toc

Le bruit continuait et rebondissait contre son crâne, sa queue s’agitait d’allers retours nerveux dans des gestes de plus en plus secs.

Toc toc toc toc

C’est insupportable

Sous sa peau fine tressaillirent des muscles tendus.

Ses yeux fusèrent à nouveau vers son comparse et ils semblèrent s’animer de la même énergie, parvenus à la même conclusion. Oubliée la considération la plus prudente, celle qui prenait en compte les monstres qui rôdaient et pourraient s’inviter à la fête.
Demeurait l’injonction la plus directe : faire cesser ce bruit qui lui aussi pouvait donner l’alerte.

Joaquin s’élança et comme son ombre suivit Justice, quand les crocs du loup à plumes s’enfoncèrent dans le corps blanc lui ouvrit ses mâchoires de concert. Sous l’effet de la surprise ou de la douleur - sans doute des deux - le bec s’écarta et un cri ne tarderait à suivre : sans doute strident, sans doute bien audible à des kilomètres.

Justice avait un but : refermer ses crocs sur sa gorge dans la seconde pour étouffer ce son avant qu’il ne puisse naître.

Pris en tenaille entre les deux loups, l'oiseau n'eut pas même le temps d'émettre un cri : tout au plus une brève amorce qui mourut en un instant sous les crocs des deux prédateurs, étouffée par le craquement sec d'une nuque que l'on brise, la chute étouffée d'un corps qui s'affaisse et s'écroule au sol.
Ca s'était étonnamment bien passé, songea-t-il en finissant d'accompagner le cadavre dans sa chute.
Fil de pensée qui se stoppa net sans jamais aller plus loin. Ce n'était pas le moment de s'égarer dans la superstition. Une réussite en début de parcours n'était pas spécialement un bon présage pour la reste du voyage, ni le signe divin d'une malchance qui s'éclipsait en vain : c'était une réussite. Et rien de plus.
Une réussite dont il leur fallait profiter au plus vite, car ils n'avaient pas la moindre idée de ce qui pouvait rôder dans les parages, et la vitesse avec laquelle le smilodon s'était abattu sur eux la dernière fois témoignait du fait que dans ce monde étrange, le répit n'était jamais permis.

Sans avoir besoin d'adresser un regard à Justice, Joaquín s'attela à dépecer la carcasse et à plonger la gueule dans ses entrailles encore chaudes. L'animal était bien assez gros pour que tous deux mangent copieusement et le goût était tristement similaire à celui des poules que l'on élevait chez lui : rien de bien transcendant en somme. Pas de quoi s'extasier devant un met plus raffiné que ceux qui galopaient en surface. Heureusement que l'animal avait été facile à abattre, auquel cas il aurait pu être déçu.
Il arracha machinalement un bout de viande au niveau de la poitrine, qu'il déposa de côté pour son oiseau, qui s'empressa de venir la picorer, ne semblant pas s'émouvoir du sort qui avait été réservé à son lointain cousin.


Le dodo vidé de sa substance, tous deux enterrèrent soigneusement son cadavre dans un endroit où la terre était plus meuble, puis reprirent leur chemin.

Et la route était longue. Ou peut-être était-ce parce qu'à force, tous ces couloirs qui se succédaient les uns aux autres n'en finissaient pas de se ressembler. Il n'avait plus la moindre idée du temps qu'ils avaient pu passer ici : le froid commençait à lui filer mal au crâne et ses pattes étaient raides, ses mouvements, plus saccadés.
Il était sur le point de prendre la parole, dans l'espoir de rompre la monotonie de ce road trip pas franchement palpitant, lorsque ses yeux se posèrent sur une étrange aspérité, un peu plus loin, sur la droite. Quittant momentanément la suite de Justice, il s'écarta de la piste pour se rapprocher de ce qui s'avéra être une aile de taille prodigieuse. A croire que les aviaires du coin avaient soit des ailes trop petites, soit beaucoup trop grandes.

— Tu crois que ça appartenait à l'une des choses que Sigi nous a montré ? lança-t-il sans cesser d'observer l'appendice. Qui avait de toute évidence été arraché de manière assez brutale, emportant une partie de l'omoplate avec elle, et un paquet de muscles noueux et désormais desséchés pour enrober le tout.

C'était possible, selon lui. Mais ça ne donnait pas vraiment envie de voir la gueule du machin qui avait été capable de mettre à mal la créature pour autant. Vu que la créature en question était censée être dangereuse.
Il songea distraitement que cette aile aurait pu faire un super toit de cabane, pour peu qu'elle ait été accrochée correctement à des branches. Ou une sacrée déco pour le bar qu'il crevait d'envie d'ouvrir.
Voire même, un super toit décoratif pour le bar en question.
Une telle trouvaille ne pouvait être ainsi gaspillée. Quelles étaient les chances qu'ils repassent par ici, à leur retour, si jamais ils revenaient ? Avec un peu de chance, il pourrait la trimballer jusqu'au continent. Il était prêt à se charrier tout le bordel sur des kilomètres. Il était sûr que ça protégeait bien de la pluie. C'était tout membraneux. Comme la chauve-souris de Vanhir, mais en beaucoup, beaucoup plus imposant.

La vie du volatile s'acheva sur une note d'harmonie qui ne pouvait qu'éveiller, même chez un loup inexpressif comme lui, une pointe de satisfaction devant un travail bien fait.

Justice ne chercha pas à venir entraver les mouvements de son camarade en se joignant au découpage grossier de la carcasse : à deux ils se seraient gênés plus qu'aidés sur une proie qui restait de taille modeste, et il se trouva bien meilleure utilité à garder un regard attentif rivé sur leurs alentours.
L'odeur du sang frais contrastait avec la platitude de la fraîcheur persistante et lui emplissait la truffe - il suffisait qu'un autre prédateur soit non loin pour qu'il en fusse de même et qu'ils deviennent à leur tour de potentielles proies à abattre pour compléter le repas.
Mais avec une chance qui ne leur était pas commune, aucun molosse démesuré ou cerf géant équipé de la dentition d'un tigre ne se présenta pour leur disputer la prise et les deux loups purent se remplir la panse, proposer un morceau aux créatures volantes qui les accompagnait - le bitchitos de Justice ne se sentit pas concerné par l'appel de la viande - et ensuite enterrer le cadavre pour en éteindre l'alléchant fumet - le tout en relative paix.

Prêts à repartir et revigorés par la viande fraîche, ils reprirent leur procession à travers les glaces.

L'écoulement du temps reprit peu à peu cette espèce de décalage progressif qui confondait les minutes en heures et les heures en un brouillon confus. Ils allaient toujours plus avant sans se poser de question et ne croisièrent plus signe de vie durant tout ce temps, comme si le cerf d'antan et l'oiseau dodu eurent été les seuls destinés à croiser leur route.
C'était une erreur dont il avait une conscience sourde : sa concentration et l'acuité de ses sens diminuaient avec le temps qui s'étirait, le froid qui s'insinuait et la lassitude qui le gagnait.
Régulièrement il tentait de reprendre le contrôle, de quelques secousses qu'il envoyait à son encolure pour agiter sa tête ; de quelques coups de griffe dans la neige pour stimuler l'extrémité de ses membres.

Aussi quand Joaquin s'écarta de la piste pour aller inspecter l'imperfection plus loin dans la neige, Justice ne le remarqua qu'avec quelques secondes de décalage et s'en agaça.
Une chaleur monta dans sa poitrine jusque dans sa gorge, mais il n'en tint compte et bifurqua pour rejoindre son noir comparse dans l'observation de ce qui s'avérait être une immense aile congelée, sinistre signature d'un combat qui avait du être d'une puissance et d'une violence effroyables. Un frisson qui n'avait rien à voir avec la température glaciale de l'air remonta le long de son échine.
La taille estimée de la créature qui avait jadis possédé cet appendice lui rappelait précisément pourquoi il ne pouvait se permettre de baisser sa garde.
Ses yeux quittèrent l'aile pour observer le visage de son ami quand il parla, son regard doré toujours vissé sur sa trouvaille. Regard dans lequel brillait une forme d'excitation qu'il n'était pas certain de comprendre - et qu'il ne partageait nullement.
En revanche, sa phrase eut le mérite de mettre en branle un train de pensées qui avait presque déraillé à force de marcher des heures dans cet endroit sans fin. Le pourquoi ils étaient venus ici - car les longues promenades dans des plaines gelées n'étaient le passe-temps favori ni de l'un ni de l'autre.
Prononcer son nom était le point d'orgue qui fit basculer son attention, celui qui mit un terme à la perspective d'un voyage interminable et lui parut être le point d'accroche idéal pour enclencher la seconde étape. La première était d'avoir franchi cette brèche, la suivante serait de retrouver celle qu'ils avaient vu plusieurs années auparavant maintenant.

— On peut toujours lui demander.

Justice considérait qu'ils s'étaient enfoncés suffisamment loin dans leur territoire pour que d'ici leur voix puisse trouver à coup sûr les oreilles auxquelles elle était destinée.
Ses yeux bicolores s'attardèrent sur les pupilles de son comparse, y cherchant l'accord qu'il dut finalement trouver - quelques secondes plus tard, le loup noir renversa la tête et laissa porter sa voix.

Le hurlement se modula des mêmes intonations qu'elle leur donna ce jour-là, la louve géante au pelage clair.

Sigi, l'Arbre au cœur vert.

Pas le temps d'emboîter le pas à Justice dans son appel lugubre que toute l'atmosphère semblait shifter autour d'eux : des ténèbres s'extrayait peu à peu une grande silhouette aux contours pâles, comme un spectre qui aurait rôdé dans leur ombre depuis le début, guettant le moment où il serait invoqué.
Joaquín fronça pensivement le nez. Il n'avait pourtant pas senti sa présence, jusque là. C'était comme si elle s'était matérialisée en seulement quelques instants. Comme si elle avait été toute proche, pas assez pour être repérée, mais suffisamment pour venir une fois son nom jeté dans les airs. Il se demanda si cela avait un rapport avec son étrange aura de shaman. Ce côté tribal et mystique, ces choses qu'il ne comprenait pas et qui par conséquent lui faisaient froid dans le dos, tout simplement parce qu'il ne savait pas quelles en étaient les limites, et quels étaient les risques.
Il ne se sentait pourtant pas en danger avec Sigi. La voir ainsi débarquer, aussi effrayante que son imposante carrure et son allure si différente, mais pourtant si familière pouvait lui donner, lui apporta même un certain contentement. De toutes les bizarreries qu'il avait pu croiser depuis son arrivée sur Punk Wolf, elle était bien la seule que son esprit n'ait pas associé à quelque chose de négatif. Peut-être ce côté primitif de son peuple qui lui rappelait la maison. Peut-être les étranges promesses — d'une mort violente, souffla une petite voix acerbe dans son esprit – qu'elle apportait avec elle. Peut-être tout simplement la curiosité.
Et puis il y avait Justice. La présence de l'autre mâle, il fallait l'admettre, était pour lui réconfortante. Ravivait en lui cet esprit de camaraderie qui lui manquait tant et une confiance en soi qui avait trop souvent fléchi, ces derniers temps.
En dépit de la relative aise avec laquelle il se sentait d'accueillir la louve, et de la satisfaction que lui apporta la reconnaissance qu'il décela dans ses yeux lorsqu'elle les posa sur lui — il répondit à sa salutation par un hochement de tête –, son corps se raidit lorsqu'il la vit porter son attention sur son compagnon de route. Mais au-delà des quelques instants de flottement, elle salua Justice à son tour, le plus naturellement du monde.

La relative impassibilité de Joaquín s'estompa, laissant place à une vague confusion. C'était comme si elle était immunisée face à l'apparence étrange de Justice. Est-ce que cela avait un rapport avec son espèce, ou son statut d'Arbre, quelle que soit la véritable signification de ce rang ?
Ses yeux allèrent de l'un à l'autre, interrogeant Justice en silence, avant qu'il ne se racle la gorge :

— Oui, fit-il simplement, se retrouvant soudain à court de mots.

Ils étaient venus.
Ils étaient là et à présent, quoi ? Ses plans initiaux de rallier le Monde Perdu dans une forme de quête spirituelle à la Into The Wild s'étaient retrouvés légèrement chamboulés lorsque Justice était soudainement réapparu dans un état catastrophique après des mois d'absence. Il réalisa qu'il n'avait jusque là jamais trop réfléchi à ce qu'il pourrait dire à Sigi une fois qu'ils l'auraient trouvé. Son esprit n'était jamais allé au-delà de trouver brèche - y aller - pas crever - trouver Arbre. Et il se retrouvait désormais mis face à ses piètres talents d'orateur. Son regard alla de nouveau rapidement de l'un à l'autre. Il aurait pu très simplement lui demander si la malédiction dont était affublée son camarade lui paraissait familière, mais le fait qu'elle l'accueille avec autant de neutralité s'avérait déroutant.

— Tu sais comment lever malédiction ? lâcha-t-il sur le tas, désignant Justice d'un signe de tête.

Parce que c'était quand même flagrant, non ?

Justice crut d'abord à un mirage quand une forme blanche se découpa dans la brume épaisse pour venir jusqu'à eux.
Mais il dut se résoudre, après avoir cligné des yeux, que la louve géante était bel et bien devant eux et qu'il ne s'agissait pas d'une illusion. Elle avait été si rapide, à moins que ce ne soit le vent froid qui alourdissait ses pensées qui ait perturbé sa perception du temps.
Cet environnement ne lui était définitivement pas adapté et handicapait bien trop les sens sur lesquels il s'était reposé une vie entière pour assurer sa survie.
Mais la voir elle... Ça alluma une forme de chaleur dans sa poitrine comprimée par un air glacial. Ils étaient venus pour ça, après tout. Pour la retrouver, et chercher chez elle de l'espoir quand il en avait perdu toute ambition sur les terres des Petits.

Désormais elle se tenait face à eux, aussi impressionnante que dans son souvenir, et se mirent en branle des images imprécises qui lui rappelèrent cette incongrue rencontre. Le combat contre le fauve, les gestes incontrôlables qu'elle lui avait imposé pour retenir ses coups. Le pouvoir qu'elle possédait sans pourtant avoir de glowstick ni de lien avec les temples divins et leurs liquides fluorescent.
Même si ce monde qui n'était pas fait pour eux leur faisait sentir, la présence de Sigi réduisait la menace intrinsèque qui planait sur eux à chaque pas dans les terres de glace.
Il avait confiance en elle.

Mais il y avait quelque chose qu'il ne contrôlait pas et qui introduisit l'angoisse en son ventre.
Quelque chose qu'il subissait, quelque chose qui le séparait du monde des mortels, quelque chose qui le maudissait par la faute d'un spectre lâche. Quelque chose qui avait terrifié les autres loups et qui aurait peut-être un pouvoir sur elle aussi.
Quand les yeux dorés se posèrent sur Joaquin et qu'elle le salua, Justice commença à se tendre.
Il put presque décortiquer au ralenti le déroulé de l'action quand Sigi cligna des yeux, que sa nuque entama alors la rotation et que sa tête s'apprêta à suivre le mouvement.
D'ici quelques instants, ses prunelles tomberaient sur son corps tant bien que mal dissimulé et croiseraient ses yeux qui eux seuls pouvaient transmettre cette aura néfaste née du maléfice.

D'ici quelques instants, il pouvait mourir sous sa charge si elle voyait en lui ce que les autres avaient perçu.
Un monstre.

Il vit le jaune de ses yeux se braquer dans les siens comme un éclat aveuglant.
Sans qu'il ne puisse contrôler les réactions réflexes de son corps, ses paupières se plissèrent, tous ses muscles se raidirent, ses griffes s'enfoncèrent dans le sol.
Prêt à recevoir une attaque et à devoir se battre pour sa vie.

Mais il n'y eut pas de crocs découverts à son encontre, pas d'expression d'effroi. Le bref moment de flottement dans le regard vif de Sigi ne succéda qu'à un nouveau salut et à la reconnaissance.
Le souffle qui s'était bloqué dans sa gorge mit un certain temps avant de se libérer, à mesure que la pression évacuait son corps non sans un soulagement certain. Elle n'avait pas été affectée.
A nouveau, cette petite bille d'espoir qui l'avait amenée à suivre son ami jusqu'ici se remit à grossir. Joaquin eut d'ailleurs une réponse succinte avant d'aborder sans plus tarder le sujet.

Justice ne put empêcher son corps de se tendre à nouveau à la mention du mot malédiction et il guetta le visage de l'Arbre. Mais puisqu'elle n'avait pas été affectée au premier coup d’œil, peut-être aurait-elle besoin d'un peu d'aide pour comprendre. Il hésita, puis leva avec lenteur une patte vers son poitrail. Les griffes d'argent qu'il lui restait se glissèrent dans les plis de la fourrure du smilodon grossièrement découpée et assemblée en vêtement et d'un geste, il en écarta les pans.
Lui-même ne préférait pas voir ce qui se révélerait à la louve comme à l'autre solitaire.
Peut-être un morceau d'aile atrophié comme un appendice n'ayant pas réussi à naître, peut-être des écailles ou des plaques qui rappelaient les armures des insectes, peut-être un œil qui se serait retrouvé là.

Quoi qu'il en soit, il était persuadé que si elle ne l'avait pas remarqué maintenant, elle aurait désormais tout loisir de constater le fléau qui déformait son corps.

Les mâchoires crispées et les muscles à nouveau tendus par la soumission à une seconde analyse de ce regard et tout ce à quoi elle pouvait déboucher, Justice détourna le regard.

Pour ce qui n'était pas la première fois de sa vie mais qui était si rare qu'il en oubliait chaque fois la cuisante morsure, il ressentit ce qu'il pouvait rapprocher à de la honte.

C'est sans doute une forme de vieux réflexe guerrier qui poussa Joaquín à suivre des yeux la patte de Justice lorsqu'elle vint écarter les pans de sa cape au rabais : il y avait du mouvement, il fallait suivre le mouvement. Tout ce qui bougeait dans un espace statique devait être rapidement repéré, au cas où il aurait pu représenter une menace. Il savait bien entendu qu'il n'en était rien dans la situation présence, mais quelque chose bougea et instantanément ses yeux vinrent se poser dessus.
Il regretta bien vite lorsque le corps de son comparse fut partiellement dévoilé, détournant rapidement le regard pour aller contempler en silence les murs de glace qui les entouraient.
Il avait vu bien des conneries dans sa vie, et s'était estimé rôdé aux affreuses circonstances de l'existence et ce qu'elles pouvaient engendrer jusqu'à il y a peu, mais il y avait là quelque chose de trop violent, même pour lui. Peut-être parce que si Justice était difforme, et ça c'était acquis, il avait trouvé le moyen de ne pas être difforme de la même manière que la dernière fois, aujourd'hui. Peut-être parce que cela touchait la seule personne — à part son oiseau, mais ça, c'était un peu différent – qu'il considérait à ce jour comme un véritable ami. Peut-être parce qu'il ne pouvait s'empêcher de se demander si c'était douloureux.  Peut-être parce que ça ressemblait à quelque chose qu'il aurait attaqué sans hésiter si ça n'avait pas été son poto, et que demeurait en lui cette part d'instinct qui le poussait à avoir envie de montrer les crocs, même maintenant, en voyant ça. Que ça le frustrait de ne pas pouvoir succomber à cet instinct, comme ça le mortifiait de ressentir ça, vis-à-vis de quelqu'un qu'il appréciait, et à qui il accordait sa confiance.

S'en suivirent de très longues secondes au cours desquelles il s'évertua à regarder à peu près partout sauf là où se passait l'action, et un oeil averti aurait probablement repéré la manière qu'eut sa silhouette de se détendre lorsqu'enfin Sigi prit la parole.
Son répit fut néanmoins de courte durée.
Elle ne connaissait pas.
Une moue frustrée crispa ses babines.
Mais elle comprenait.
Joaquín tourna lentement la tête vers la louve blanche, et écouta la suite de ses paroles avec une expression de plus en plus perplexe.
Il savait qu'il n'était pas le plus malin des loups, et que ça ne s'arrangeait sans doute pas en vieillissant, mais pour le coup, il était totalement perdu. Ses yeux effectuèrent quelques rapides allers-retours entre les deux autres loups, sa bouche s'entrouvrant pour déclamer des mots qui décidément ne voulaient pas venir, puis il parvint enfin à fixer son attention sur Justice.

— De qui elle parle ?

Ca sonnait comme un truc assez sombre, cette histoire de jouer avec lui, quand même. Dans quelle merde s'était-il encore fourré ?

Il sentit sans avoir besoin de le croiser son regard inquisiteur se poser sur lui à nouveau, mais cette fois d'une autre manière.
Pour analyser plus que pour reconnaître. Et puisque lui aussi avait détourné les yeux pour se soustraire en partie à cette auscultation à distance, il ne put que percevoir le malaise de son comparse quand son regard s'accrocha à sa silhouette tendue et à la façon dont son museau se dirigeait un peu partout sauf dans leur direction.
Sigi s'approcha et il s'efforça à ne pas se tendre plus que nécessaire - si elle avait voulu achever le misérable mélange de loup et d'abomination qu'il était devenu, elle l'aurait déjà fait.
Puis tomba le verdict qui le fit frissonner comme si des griffes avaient effleuré sa peau. Elle n'avait jamais vu ça, elle ne savait pas.
Son cœur sombra dans sa poitrine et le maigre optimisme qu'il avait maintenu en vie fana dans la foulée.
Mais Sigi ajouta cependant qu'elle comprenait, et cette conclusion inattendue eut le mérite de relever ses yeux fatigués vers son visage blanc.
Et quand la géante se mit à détailler les termes de sa compréhension des choses, le cœur de Justice s'emballa. Un mélange d'émotions le saisit, brûlant et impétueux. Sans doute un peu de fascination pour le pouvoir que la louve démontra - ne venait-elle pas de lire dans son passé, dans les évènements pourtant lointains et inimaginables qui menèrent à son état ? - mais surtout beaucoup de colère enfouie qui se ranimait à la simple évocation de cette rencontre avec le spectre.

Un tressautement agita ses babines et il ne put se retenir de dévoiler un croc, adressé bien plus à l'image de cette entité qui se ressuscita sur ses rétines qu'aux présents autour de lui.
Il ne réalisa qu'un bourdonnement l'avait envahi pendant plusieurs secondes et qu'il s'était immobilisé et dissocié de la scène que quand la voix de Joaquin frappa douloureusement ses tympans, s'imposant sur un mur d'un assourdissant silence.

— Du spectre.

Sa réponse jaillit dans un ton de dégoût qu'il aurait préféré cracher que prononcer.
Puis ses yeux devenus durs affrontèrent cette fois ceux de Sigi sans ciller.

— Je l'ai ignoré, c'est ça qui ne lui a pas plu. Il voulait que je fasse venir une Bête du Monde Rouge. Je ne veux pas jouer avec lui.

Je veux le détruire.
Un grondement sourd monta cette fois de ses entrailles et sa queue se mit à fouailler l'air.
Son corps se trouvait brusquement envahit de chaleur et il en oublia presque dans quel environnement ils se trouvaient tant l'irritation chassa la torpeur qui s'était emparée de lui quelques minutes plus tôt.

Un spectre. Qui lui avait demandé de faire venir une créature du Monde Rouge. Les yeux de Joaquín s’écarquillèrent, traduisant sa surprise, tandis que sa mémoire se donnait pour tâche d’excaver de vieux souvenirs, qu’il avait jusqu’ici veillé à garder consciencieusement enfouis dans les recoins les plus reculés de sa mémoire.
Cela faisait des années.
C’était du passé.
Ca n’avait pas la moindre raison de revenir dans leurs vies.
Et pourtant voilà qu’il était question d’invoquer l’une de ces bêtes de malheur dont ils avaient eu tant de mal à se défaire. Quand ? Où ? Etait-il possible qu’elles reviennent ? Dans leur monde ? Y avait-il de nouvelles brèches ?
La confusion de Joaquín n’en finissait de croître, tandis que face à lui se déroulait une conversation à laquelle il se voyait difficilement prendre part, tant il lui manquait d’informations. Il garda ses interrogations pour lui, guère désireux d’intervenir à tout bout de champs. Il avait de toute manière toujours été bien meilleur pour écouter que pour parler.