Facétie · Justice

Les rêves qui morcelaient ses nuits n'étaient jamais doux.
Ils étaient faits de crocs luisant d'argent, de spectres diffus dans une nuit étouffante, d'aboiements lugubres dont les échos infinis trouvaient toujours un moyen de venir harceler ses tympans. Et chaque fois qu'il se réveillait, le souffle court et tous les sens en alerte, leur présence l'enveloppait et leur souffle dans son dos relevait ses poils courts de toute leur petite longueur.
Ensuite, seule l'attente pouvait apaiser sa vigilance et détendre assez ses muscles pour lui permettre de s'assoupir à nouveau.
Avant qu'un nouveau cycle ne recommence, et ainsi se bâtissaient ses nuits lune après lune.
Même après toutes ces années.

Ce ne fut pas la magie d'ici qui lui permit d'obtenir moindre réconfort pour apaiser ses cauchemars. À l'exception d'une unique occurrence où il se trouva dans la peau d'un curieux oiseau noir et terrestre, occupé à parcourir des terrains fantasques, et qui mena à l'apparition du Bichitos dans sa vie... Tous les autres songes qui avaient différé de sa routine nocturne n'avaient pas été beaucoup plus calmes.
Il y eut d'abord le Monde Rouge pour venir envahir son esprit même quand l'événement fut derrière lui, étalant son hégémonie chaque fois que ses paupières s'affaissaient.
Cette couleur s'était souvent diluée et mélangée dans le reste de ses rêves troublés par la suite. Ils n'étaient plus seulement déclinés dans différentes teintes de cendre : un ciel de sang parachevait le tableau.

Puis le Spectre, ensuite, non content de l'avoir renvoyé dans le Monde Rouge et maudit, régnait lui aussi en maître dans le royaume de ses nuits.
Ses yeux tourbillons et son corps aussi difforme que ce qu'il sema dans son sillage dansaient derrière ses rétines et plus encore que dans tous les autres rêves, Justice savait que ses doigts se contractaient et que les griffes d'argent qu'il lui restait raclaient le sol dans une complainte stridente. Qu'il soit éveillé ou non, chaque pensée qu'il dirigeait vers le Spectre aboutissait à une colère froide et vengeresse.

Et il ne fut pas le dernier à venir hanter son esprit. Encore un autre cauchemar, différent, avait eu pour fantaisie de le confronter à une créature dont le regard ne le lâchait jamais.
Il avait déchaîné ses craintes résiduelles et les démons tapis dans tous les recoins de son esprit pour les faire s'élever au rang de véritable phobie.

Et puis...
Et puis après cette suite d'abominations diverses que Justice s'était résolu à devoir affronter jusqu'au dernier jour de son existence, une nuit fut différente.
Juste une.
Pour cette fois, il trouva la douceur. Du moins quelque chose qui s'en approchait, pour lui qui n'avait jamais vraiment acquis la signification de ce mot. Le songe fut partagé entre deux âmes radicalement différentes - aucune n'avait été la Colombe -  et le souvenir en était nébuleux mais au moins pas désagréable et peut-être même... Apaisant.

Et c'était de cette nuit que Justice émergeait maintenant, réalisant dans le même temps que son sommeil fut complet au lieu d'être interrompu et que le souffle qu'il inspira au réveil était calme et profond au lieu d'être précipité et sifflant.
Les souvenirs l'embrumaient encore un peu, imprécis mais persistants et porteurs d'émotions qui l'engourdissaient. Sur sa gueule qui resta entrouverte, pas de sourire, mais quelque chose de plus proche de l'ébêtement tant l'ensemble du moment s'opposait à ce dont il avait l'habitude.

Ce fut de sentir un mouvement un peu brusque contre son flanc - il nota au même moment qu'il avait été enveloppé d'une chaleur elle aussi inhabituelle - qui le tira un peu plus de cet état second alors qu'il tourna la tête vers le côté. Il s'attendait à y voir Joaquin quand bien même le rapprochement l'aurait étonné, mais qui d'autre que lui pour être présent si proche ?

Ce ne fut cependant pas sur un pelage noir que tomba son regard.

La surprise envoya un mouvement spasmodique dans son corps à lui aussi et acheva de le réveiller alors qu'il rassembla ses antérieurs sous lui pour redresser maladroitement son corps et faire face à cette inconnue subitement apparue contre son flanc sans qu'il ne le remarque.
Non.
Ce n'était pas une inconnue.
Il l'avait déjà vue, de nombreuses années auparavant, ils avaient échangés quelques mots avant de repartir de leur côté respectif et puis...

Et puis cette nuit, ils s'étaient retrouvés et il avait eu la sensation de vivre à ses côtés une vie entière et enfin digne d'intérêt.

Ses sourcils frémirent, plusieurs de ses muscles faciaux tiquèrent et il sentit le désordre qu'était son visage se plisser en réponse.
Pendant cet instant hors du commun, pendant cette nuit immune aux démons, il en avait oublié la malédiction qui accablait son corps.
Et Nocera - son nom revint sur sa langue comme un automatisme - ne pouvait que le voir et y être confrontée.
Toujours aussi démuni, les yeux posés sur le corps prostré de la louve qui ne savait pas plus que lui ce qu'elle faisait ici -  avait-elle partagé ce même songe pour se retrouver ici, avaient-ils au moins en commun ces souvenirs en guise d'explication ? - Justice resta figé un moment sans savoir que faire. Il était habituellement loup d'action aux réactions promptes et rapides.
Mais si son instinct et son vécu l'avaient formaté pour beaucoup de situations, celle-ci était l'une des rares à laquelle il n'avait aucune réponse pré établie.

Ses lèvres se séparèrent, lentement.

—  Je...

Sa voix était rauque et éraillée, abîmée par le froid et le peu d'usage qu'il en faisait ici dans le Nord.
Peut-être déformée par sa condition, aussi, et équivalente à un cri effrayant pour ses oreilles à elle.
Les paroles moururent dans sa gorge alors même que cette pensée traversa son esprit. Sa nuque s'inclina et son museau retomba vers le bas alors que son visage se referma de toute expression. À quoi bon ?

Dépité et déjà résigné, le loup noir se contenta d'attendre le moment où Nocera serait enfin frappée de plein fouet par l'horreur qui possédait son corps et repartirait d'ici.

Le laissant seul.

Mais l'horreur ne vint pas.
Si Nocera mit un long moment avant de perdre un peu de cet air défensif et perturbé, son visage se déclinant en plusieurs phases successives qu'il observa d'un œil morne en attendant que sonne l'inévitable conclusion, celle-ci ne vint jamais.
La tension s'apaisa un tant soit peu et comme la louve blanche des Nakhus, comme Joaquin... Elle vit à travers son apparence qu'il y avait au moins quelque chose de pas complètement monstrueux.
Quelque chose à qui l'on pouvait au moins adresser la parole.

Les oreilles de Justice se redressèrent et sa tête se releva, lentement.
Il était évident qu'elle ne lui faisait toujours pas confiance pour autant, mais... C'était mieux que ce qu'il avait espéré dans une situation où il n'en avait cultivé aucun, d'espoir.

Un lent mouvement de tête de droite à gauche en signe de négation fit d'abord sa première réponse avant que sa voix rocailleuse ne s'élève à nouveau.

— J'ai... Rêvé de toi.

Et maintenant tu es là.
Mais le loup noir n'y était pour rien.

— ... C'est peut-être un autre jeu du Spectre.

Et ses griffes se mirent à crisser sur le sol quand il contracta les doigts, envahit d'une colère volcanique à sa seule évocation.
Quelle autre explication, après tout ?
C'était ce qu'il avait exprimé comme souhait, que de jouer avec lui. Insuffler un doux songe dans son sommeil pour mieux manipuler et blesser après semblait être un scénario suffisamment tordu pour lui correspondre.

Et voilà qu'il embarquait d'autres dans ses plans vicieux.

— Je le détruirai.

Le grondement qu'il contenait quitte cette fois sa poitrine pour rouler le long des murs de la caverne.
Justice ne sait pas comment, Justice ne sait pas même si c'est possible.
C'est pourtant une résolution ferme qui n'a fait que grandir depuis le premier matin de sa malédiction, ce qui l'a motivé à venir jusqu'ici.
Aussi sans doute ce qui le fait tenir debout en se rattachant à cette maigre possibilité de pouvoir lui faire payer pour se débarrasser de sa marque.

Lui ne voulait pas jouer.
Il voulait en finir.

Le regard crépusculaire du maudit se fit moins distant et il pivota la nuque de quelques degrés pour rediriger son attention sur Nocera quand résonna le son de sa voix.
Selon elle, le rêve qui venait de les mettre dans cette situation n'était pas du fait du Spectre - et il y a dans son timbre cette résolution ferme et sous-jacente d'une personne qui sait et ne théorise pas.
Ça plus que le reste - il considérait malgré tout que même si le monstre n'avait rien fait cette fois-ci, il s'amuserait néanmoins grandement de l'instant - rendit ses yeux un peu plus acérés quand se plissèrent ses paupières.
La suite le lui confirma. La louve savait de qui - de quoi - il parlait.
Justice se redressa de quelques centimètres sur le bout de ses doigts tendus, le cœur pulsant plus vite et plus fort, une babine plissée.

Si Nocera choisissait le terme sobre de lutter et était moins habitée de colère qu'il ne l'était, le loup noir entend pourtant un écho à sa propre volonté qui l'emplit de... De quoi, au juste ?
Il n'en était pas sûr, excepté qu'un tel sentiment ne l'avait pas habité depuis longtemps à mesure que les déceptions s'étaient enchaînées.
Ça ressemblait à de l'espoir, à un élan de camaraderie également.
Peut-être venait-il à l'instant d'obtenir une alliée supplémentaire pour détruire cette engeance.
Une alliée qui comprenait au moins véritablement à qui il avait à faire, car si Joaquin demeurait le seul en qui il avait pu placer sa réelle confiance pour mener des combats à ses côtés, le Spectre était pour lui un concept lointain et vague.

Et ils s'étaient retrouvés ici, dans le Nord, faute de mieux et guidés par leurs mutuelles désillusions.
Et un total sentiment de perdition qui les rongeait jusqu'à l'os.

— J'ai été chez les Nakhus, avant de venir ici. Ça n'a pas aidé.

Il se sentit obligé de le mentionner, comme un dernier détail de réserve qui avait son importance et qui lui permettait de transmettre autant que d'évacuer les résistances qui se batissaient avec naturel et facilité. Comme des crans de sûreté pour s'épargner davantage de déboires.

Puis Nocera parla encore, une dernière phrase.
Une nouvelle injection d'énergie inespérée qui se répandit dans ses veines.

Purifier.

Ce ne serait pour lui pas une réelle fin en soit, le Spectre avait suffisamment empoisonné son existence pour qu'il ne laisse là leur relation. Il n'aurait de vrai repos et de satisfaction que lorsque sa présence serait éradiquée et qu'il le verrait s'éteindre.

Peut-être bien qu'il n'avait jamais vraiment pu se défaire d'eux, finalement, et que les mêmes mécanismes tiraient les ficelles de sa carcasse.
La vengeance et le désir de traquer pour achever n'avaient pas eu besoin de développer de profondes racines pour grandir.

— Où ?

Le grand mâle a fait un pas en avant, presque avide.
Il n'avait jamais été le plus prompt à relever des sous-entendus et l'idée sous-jacente d'un quelconque marché a été balayée par les impulsions sauvages qui réchauffaient son sang, par la supplique du dernier espoir qui vibre au fond de sa voix rauque.