Le jour se lève (encore) l Prio Famiglia

Il n'était resté plus qu'elle.
Elle et son esprit.
Plus aucun hibou n'avait osé lâcher de hululement timide, les souris s'étaient arrêtées de galoper et les plantes avaient retenu leur respiration. Il n'y avait eu plus qu'elle et les âmes décimées, dans l'ombre d'une lune effarouchée qui, elle aussi, était partie se cacher derrière des nuages. Comme s'ils avaient senti que, malgré le bain de sang, il restait encore une partie d'elle qui réclamait violence et souffrance. Même si la majorité avait été absorbé dans l'herbe rougie. Elle avait assez fait mal, elle avait vengé.
Ce ne fut qu'entre chiens et loups qu'elle cessa d'assaillir l'arbre déchu.

Sa silhouette se dessina avec la lenteur de l'encombré.
Elle avait pris un trophée, une preuve. Le reste avait été offert en festin pour les charognards, qui s'en gorgeraient sans doutes durant la journée dans un cycle vieux comme le monde. Elle, la cale enfin à sec, avait quelqu'un à voir et quelque chose à faire désormais. Le quelque chose patienterait, le quelqu'un était prioritaire.
Car il se tenait là.

Anette s'approcha d'Alex, traînant le cadavre du lycaon qu'elle avait ramené. Plus jamais ils ne la tourmenteraient. Elle s'en délesta distraitement à mesure qu'elle s'approcha, le laissant s'échouer dans un bruit sec avec un simple relâchement de la mâchoire. Son regard s'était rivé sur sa fille, sur ses blessures comme si c'était la pire chose qu'elle eu jamais vu. Avec une ironie décelable, les siennes saignaient encore. Pourtant, celles d'Alexandrine lui semblaient cent fois pires.

Tout proche, elle rata un pas, bascula en avant.
Elle termina son avancée au sol, en entourant sa fille. Elle ferma les yeux.

Anette se sentait si fatiguée.
Mais si heureuse de la revoir.
Et elle était tellement, tellement...

"Désolé... Pardonne-moi."

De t'avoir laissé, de t'avoir poussé, de n'avoir su te réconforter.

"Il ne te feront plus jamais de mal."

Elle avait ôté de cette terre ces ennemis qui avaient porté atteinte à son joyau, débarrassé ce monde des démons qui avaient hanté sa nuit. S'ils avaient été irréels elle aurait arraché à la lune un peu de sa magie pâle pour aller les poursuivre au-delà des frontières de la réalité.
Elle était en sécurité.

Les nuits agitées étaient devenues rares depuis quelques temps.

Parce que le temps passait et que les corps grandissaient, et qu’il arrivait même parfois que toute la famille ne soit pas entièrement réunie certaines nuits, que certains dorment dans une autre tanière. Et même quand ils étaient tous là, blottis et heureux de respirer les uns contre les autres, les cauchemars étaient devenus rares, les bêtises et les blagues d’enfant aussi, et beaucoup plus calmes étaient les heures nocturnes tant pour parents que pour enfants. L’enfance avançait à petits pas vers l’adolescence, la jeunesse finirait un jour par les quitter bien que cela paraisse encore si absurde.

Mais cette nuit était différente.
Elle ne s’était pas inquiétée de l’absence d’Alexandrine - elle lui avait déjà dit qu’elle devait aller voir des lucioles avec Tawana.
Mais le raffut général qui avait secoué le Castel quelques heures avant l’aube n’avait rien d’habituel ni de rassurant.
Elle s’était glissée discrètement dans l’obscurité jusqu’à trouver l’origine des sons. Elle reconnaissait sans peine la voix d’Axie, forte comme à son habitude.
Mais chargée d’émotions négatives qui arrachèrent un frisson à son échine.

Elle n’avait pas osé intervenir lorsque dissimulée derrière un pan de rocher ses yeux mauves étaient tombés sur la scène qui l’avait tirée de son sommeil - Tawana, sa famille et tant d’autres réunis et paniqués, l’odeur du sang, son rouge caractéristique qui parcourait le corps d’Alexandrine.
Elle voyait tout mais regardait sans comprendre, le souffle absent et retenu dans sa poitrine, le regard fixe et écarquillé. Quelque chose s’était mal passé et ils étaient blessés. Mais il y avait déjà des adultes pour s’occuper d’eux.
Elle ne ferait que gêner.
Tremblante et hantée par les images restées collées à ses rétines, elle s’était reculée et s’était roulée en boule dans l’ombre, incapable de s’éloigner de sa soeur comme d’entrer en scène. Elle n’avait pas trouvé le sommeil et s’était seulement assoupie, Anita, patientant que l’orage passe.

Quand ses esprits avaient décidé de se rassembler et de revenir à elle, la raccrochant au monde alentour, tout semblait beaucoup plus calme.
Sans réfléchir elle laissa ses pas la guider - elle savait qu’ils trouveraient Axie.

Elle l’aperçut non loin de l’entrée du Castel et une autre présence plus que familière l’entourait déjà. Silencieusement et la queue trainant au sol, Anita se rapprocha d’Anette et d’Alexandrine entremêlées, le coeur lourd et l’esprit chargé de choses à dire et d’émotions se bousculant, mais la gorge trop sèche et les crocs trop serrés pour pouvoir faire un son.
Elle aurait aimé dire à Axie de faire plus attention, combien même ce n’était pas sa faute. Elle aurait aimé dire à Anette de n’être pas si triste et de ne pas s’en faire, car tout irait bien et rien ne pouvait leur arriver, combien même elle voyait que cette nuit lui prouvait le contraire.
Elle remarqua à peine le corps du lycaon délaissé non loin, elle voyait seulement que sa mère aussi était blessée, épuisée, bien loin de la figure toujours rassurante et invincible, celle à qui il n’aurait jamais rien pu arriver à leurs yeux d’enfants.
Cette nuit plus que toutes les autres, le concept effrayant de la mort qui rôde et plane sans cesse se fit plus présent, leur rappelant qu’elle était bien réelle. Et qu’elle aurait pu les toucher.

C’était le chagrin et cette triste constatation qui brillaient dans ses yeux quand à son tour elle se pressa contre eux dans ce câlin si maladroit mais sincère. Silencieuse et bien loin de cette excitation qui lui était coutumière.
Mais le sourire lui n’avait pas quitté ses lèvres quand elle regarda sa soeur et sa mère et que chez l’une puis chez l’autre elle lécha doucement les plaies.

L’instinct d’une mère.

C’était une chose si puissante. Que beaucoup négligeaient.

Le regard de Sheina se posa en premier sur sa fille. Sur les blessures qui marquaient sa chair. Sur les sillons qu’avaient creusé les larmes dans son pelage. Un frisson parcourt son échine, alors que ses crocs se serrent. Elle avait toujours été partisante due ait que les enfants doivent apprendre d’eux-mêmes de leurs erreurs, mais pas à ce prix. Personne n’avait le droit d’enfoncer ses crocs dans la chair de ses enfants.

Aucun être.
Vivant.
Ou mort.

La prêtresse observe Anette. Tant de culpabilité dans ses yeux. Dans de peine. Mais là n’était pas la question. Anette était adulte, forte. Alexandria, elle… était si fragile… si jeune.

L’hybride se glisse jusqu’à ses filles. Les trois. Aussi grande que petites. Ses griffes viennent doucement tirer Alex contre elle, sa tête venant se poser sur les cheveux de sa fille, alors que son museau vint se placer contre celui d’Anette. Elles qui partageaient le lourd poids qu’était celui d’être parent. Un rôle trop sous-estimé lui aussi. Parce qu’être parent, c’était accepter la possibilité de voir les siens blessés, attaqués, humiliés… Le fardeau de tout parent était d’accepter que leur enfant grandisse, découvre ce monde cruel dans lequel ils étaient destinés à vivre.

Mais cela, rien ne les préparaient.

Leur plus grande faiblesse était et demeureraient toujours leurs enfants.

Parce qu’ils étaient ceux qu’on pouvait leur arracher si facilement.

Sheina n’a pas les mots, laissant les larmes parler pour elle, alors que ses paupières sont fermées. Alors que son corps profite de cette étreinte. La chaleur de toutes les filles de sa vie contre elle.

C’est la scène à laquelle assiste Narcisse, assis dans un coin, non loin du corps du Lycaon.

Le pardon.
La sécurité.
La compagnie.

C'est tout ce qu'il lui fallut pour que la culpabilité soit balayée. Il faudrait du temps pour se remettre de tout ceci, mais avec les premières lèches et ces contacts qui distillaient un peu d'énergie en elle, Anette sut que tout commencerait bien. Ses yeux clos se rouvrirent sur les visages peinés de chacune. Elle profita du calme qui était revenue en elle, elle lécha lentement le visage d'Anita, embrassa à la façon des loups Sheina, et souffla dans les cheveux d'Alex un vent chaud.

Elle tourna la tête ensuite, pour voir son fils. Elle se demanda où était le second, fit une note de le trouver peu après. Celui qui trônait à côté du coupable qu'elle avait déchu accaparerait pour le moment son attention. La fatigue qui s'abattait sur elle maintenant qu'elle était auprès des siens lui ôtait en partie les mots et la possibilité de trop bouger. Mais elle souleva une patte malgré tout, pour la tendre vers le membre de sa famille qui manquait à l'étreinte.

"Narcy..." Appela alors sa voix éraillée.

Elle avait aussi besoin de lui.
Anne voulait tous les sentir, les cajoler. Ultimement, elle voulait s'endormir auprès d'eux comme lors des premiers instants, comme quand ils avaient pu faire une pile remplie de douceur et de sérénité. Elle traiterait sans doutes ses plaies avant, mais elle souhaitait plus que tout à cet instant là, les avoir tous contre elle.

Elle les aimait tant, tous.

Tant.

Ses griffes effleurèrent les traces de crocs qui marquaient la chair des lycaons, dans un geste presque tendre. Eux qui avaient eu l’honneur de mourir en guerrier, en combattant pour défendre leur vie. Une mort admirable, à laquelle tous ne pouvaient prétendre. Plongé dans son étude silencieuse, les oreilles pointues du loup remuèrent soudainement. L’arrachant à sa contemplation.

Il ne servait à rien de se préoccuper des morts…

Les vivants importaient davantage.

En bon enfant, Narcisse répondit à la demande sa mère, se rapprochant des louves de sa vie. Parce que, à elles quatre, elles étaient tout ce qu’il avait de plus précieux. Tellement fragiles, pourtant si fortes…

Et lui, hein où était-il ?

Celui qui disait fils, mais n’aidait guère ses mères ?

Celui qui se prétendait frère, mais ne venait point en aide à ses soeurs ?

Les sourcils du loup se froncèrent, parce que, Floyd n’était pas là, manquant à ses devoirs à l’égard de sa famille. Manquant à ses obligations de frère aîné. Lui qui s’énervait sans cesse, contre les adultes, contre quiconque lui adressait la parole. Pourtant aujourd’hui, les paroles acerbes du loup jaunes ne se feraient entendre, parce qu’il était absent.

Narcisse n’oublierait pas, il avait la mémoire longue.

Et maintenant, Floyd devenait source de rancune.

Ton souffle est court, flamme légère dans ta gorge enrouée par l’angoisse. T’ignores pourquoi mais tout ton corps se tord sous la peur. La peur de quoi ? De ta propre vie ? Fragile et futile ? Non, celle d’une autre. Celle qui s’attire trop de problèmes. Tu le sais, au fond de toi tu le sais. C’est la merde. Pourquoi t’étais loin, pourquoi t’étais en train de te changer les idées au bord d’un point d’eau, pourquoi t’es pas là, aux côtés de ta débile de soeur, au côté de ta reckless de mère.
Mais tu y arrives. Chevelure débraillée, respiration en bataille. Dans l’ombre d’un grand aulne tu observes ta famille. Ton regard glisse sur eux. Tes deux mères .. tes soeurs .. ton frère .. tout le monde est là. Tout va bien. Tout va bien.

Tu déglutis. Une boule dans la gorge, les pattes qui tremblent un peu et tu souffles un léger rire. Un rire nerveux, qui frôle le craquage nerveux. Putain cette idiote.

Floyd t’oses pas t’approcher. Tu veux pas briser cette image si parfaite à tes yeux. Ils savent même pas que t’es là. Tu t’assois un instant, observant les créatures, observant le sang. Un frisson parcourt ton échine et tu serres la mâchoire. Maintenant que la peur passe, c’est la colère qui monte. Une colère que tu peines à contrôler.

Tu peux pas. C’est au dessus de tes forces. Tu peux pas juste prétendre que c’est fini, tu peux pas rejoindre cette étreinte en souriant, pire, tu peux pas être soulagé. Car tu la connais. Tu sais qu’elle n’apprend pas de ses erreurs, non, elle s’entête. Elle fera tout pour continuer, pour empirer les choses.

Alors tu seras l’épée, tu seras celui qui détruit tout avant que cela ne l’atteigne. Tu fais demi-tour et t’éloigne, quittant ce spectacle que tu feras tout pour conserver. Tu es le pion qu’il faut sacrifier, tu es le surplus qui faut effacer, et tu feras de ton dernier souffle une prière pour ta famille. Toi, l’enfant qui grognait dans la boue, tu détruiras tout ce qui effleure ton trésor.

Ils ne formaient qu'un. Une boule d'amour.
Les éléments venaient s'y agréger, un à un. La forme douce et élancée de leur seconde mère, la présence discrète mais tout aussi complice de leur frère Narcy, et bien qu'il ne soit pas venu près d'eux l'atmosphère électrique qu'avait toujours dégagé Floyd se sentait, diffuse mais réelle, flottant jusqu'à eux par intermittence.
Ils étaient tous ensemble, échangeaient les marques d'affection qui faisaient d'eux une famille. Elle n'en aurait changé pour rien au monde. Elle était parfaite, sa famille.
Coups de langue par-ci, caresse de museau par-là, tous absorbèrent l'énergie dégagée par les êtres qui leur était les plus chers.
Elle se pressa plus près d'eux encore, remonta ses pattes autour de leurs corps, laissa le sourire envahir son visage et ferma les yeux avec un soupir de contentement.

Baignés dans un océan de sérénité retrouvée, il ne serait pas étonnant que tous ensemble ils tombent dans le plus réconfortant et calme des sommeils pour chasser enfin les cauchemars de la nuit. S'endormant en une pile informe comme aux premiers jours de leur existence.