Au-delà du temps · Alexandrine (finit)

Au-delà du temps

Elle est seule.

De sa génération ou avant. Sheina, Pepper, Lymphalème, Athelstan, Joy, Kalashnikov, Bamboo, Ptah... Ils sont partis, les malheureux. Elle est la dernière debout à attendre de finir de s'écrouler maintenant. Les sourcils froncés, elle observe la mer et se demande ce qu'il reste d'eux. L'histoire oubliera-t-elle rapidement leurs noms, malgré leur brillance, leur courage ?

Leur sang, au moins.

À trainer ses vieux os, elle a tout de même l'occasion de les voir eux, ces enfants, vivre et tailler l'avenir dans une nouvelle roche. L'occasion de les conseiller pour qu'ils continuent sans eux. Ces conseils lui ont apporté, jusqu'à faire un pas dans le seul deuil "infaisable" de sa vie. C'est précieux. Plus peut-être que les titres, les actions, les éducations. Des pavés pour une route de constante évolution mais...

Elle se demande quand l'histoire oubliera son nom quand même.
C'est risible mais elle se plait à contempler la question. Combien de génération avant que tout ne soit balayé ? C'est drôle à se demander. C'est drôle à constater.
Le changement d'une génération.

Oui.
Qu'est-ce qui persiste, au-delà du temps ?

Au-delà du temps · Alexandrine (finit) Alex_3

Les ailes repliées contre son corps, elle pique vers le sol. Son vol se termine, du Castel à ici. Car c'est ici qu'elle reste, sa dernière attache. Sa dernière vieille mère, sa dernière... Vieille pièce qui reste à caner, avant que ce soit eux, les jeunes, qui ne partent.

Tita. Narcy. Floyd-

Ouais. Mais eux, ils partiraient pas tout de suite. Alors que la vieille MamAnette, c'est tout ce qui résonnait aux oreilles d'Alex quand elle y pensait.

Elle va crever.

Elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever elle va crever

C'est son cauchemar, la nuit, la litanie qui l'empêche de dormir et qui la traumatise. C'est la violence qui étreint ses tripes.

Quand elle pense au corps de MaSheina qu'elle ne verra plus jamais. Quand elle pense à l'horloge du temps qui tourne et tourne et tourne et tourne et tic et tac et tic et tac et-

Elle déploie ses ailes et le vent s'y engouffre, freinant sa chute jusqu'à ce qu'elle puisse d'un bond lourd et puissant atterrir sur le sol. De quelques foulées, elle s'arrête. Sa langue passe sur ses babines, ses mâchoires claquent alors que la silhouette de sa mère se détache.

Elle va crever.

Alexandrine s'approche de quelques pas et plaque un sourire sur ses babines :

MamAnette !

Elle pince les babines. Plus besoin de MamAnette, Maman suffirait maintenant. Avec Sheina qu'est canée.

Ouais.

Non.

Elle trotte les derniers mètres et glisse son museau dans le col de sa génitrice.

J'savais que j'te trouverais là.

Au-delà du temps

MamAnette !

Elle tourne la tête, pour trouver un joyau. Son Ruby, si elle a envie d'être facétieuse et de lui attribuer un surnom de ce thème plus précis. Elle se plait bien plus à l'appeler autrement cependant, parce qu'il en faut toujours un peu, beaucoup, énormément avec ses enfants.

"Poussinette."

Elle accueille son contact avec ravissement et délaisse sans regret ses réflexions précédentes pour savourer sa chaleur. Pour redessiner sa carrure si large, ses ailes si grandes, les nouvelles cicatrices. Elle est elles, mais en bien meilleure. Qu'elle change, qu'elle évolue. Qu'elle leur ressemble et à la fois plus. Une très longue minute à l'enlacer et enfin elle se recule et la couvre des yeux en plus de l'avoir fait de ses pattes.

"Je sais que tu m'aime, mais tu n'étais pas obligée de me copier comme ton frère, avec les cicatrices au visage."

Elle passe un doigt sur celles qui adorent son doux minois, la mine faussement contrariée.
Ses traits se détendent la seconde suivante, et débutent les problèmes. Elle ne peut pas retenir la question qui fâche, la question dont elle connait déjà la réponse au vu de tout ce qui se passe et de l'aura fausse qu'avait son sourire. Une mère sait, une mère reconnait. Mais elle demande quand même.

"... Comment vas-tu ?"

Est-ce que tu tiens bon ?

Elle éclate de rire au surnom, ce surnom qu'elle n'a pas entendu depuis des lustres. Et enfouis un peu plus sa tête dans la fourrure rase, contre ce corps si vieux - elle va crever - mais encore si chaud, si puissant. Elle savoure l'étreinte, le temps qu'elle dure. Elle savoure l'étreinte, pendant qu'elle peut encore - elle va crever.

Elle recule d'un pas.

A la remarque sur les cicatrices elle éclate de rire :

Que veux-tu, c'est de famille ! Faut bien qu'on prenne la relève.

Puisque vous allez crever.

Elle goute l'instant qui passe à observer sa vieille mère, appréciant l'instant présent - avant qu'elle crève. Puis la question vient, et Alex ne cache rien. N'a rien à cacher.

Oh ben, t'sais, un peu comme une grosse merde sur l'bord de la route. Mais bon, ça pourrait être pire !

T'pourrais être crevée.

Les cicatrices ne sont que ce qu'elles sont, des cicatrices.

Elle agite le bout de sa queue avec un sourire un peu stupide :

J'ai perdu un bout de ça ! Mais pas très grave non plus. Donc ça va. Et toi ?

Toi, maintenant que tu es seule. Maintenant que tu n'as plus MaSheina.

Au-delà du temps

Ça pourrait être pire.

Oh, que son ruby change, mais demeure pareil pour certaines choses. Elle le sait, Anette, qu'Alexandrine gueule comme elle ressent, comme elle est : fort. C'est ce qui l'amène à vouloir balayer ses grandes phrases et ses tentatives d'humour. À ignorer l'inquiétude que sa fille retourne même pour échapper à celle qui transpire par les pores de sa peau beige et dans ses cheveux vert et violets.

Elle décroche le clou à son oreille, et s'approche d'Alex pour le faire trôner dans un trou inhabité. Elle sait ce qu'elle va déclencher avec ce geste ; elle est prête à l'affronter. Il est temps, il le faut pour son bien. Les débordements d'émotions que vit Alex ne pourront jamais être canalisés, et ce n'est pas le but. Son but, c'est qu'ils sortent, un peu en avance. Confronter, pour mieux avancer. S'y frotter pour mieux s'y préparer.

"Ça va l'être pour toi, n'est-ce pas ? Pire."

Sa patte dessine sa mâchoire tendrement.
Je sais que rien ne va te consoler, ou pas assez. Alors pleure, pleure tout son saoûl. Je suis là.

Je suis là.

L'instant où sa mère décroche le clou, la commissure de ses lèvres plonge vers le sol. C'est plus fort qu'elle, elle fait tout pour le combattre, elle met son coeur tout entier dans la bataille, elle ne se livre pas instantanément et elle lutte. Putain. Qu'est-ce qu'elle lutte. Mais non, les bords tombent, sa gueule se déforme violemment, des larmes perlent au coin de ses yeux. Des larmes qui gonflent, alors que son souffle devient courte, quand les pattes de MamAnette la cajolent et lui offrent ce présent. Elle sent son coeur qui se perce, comme s'il était déjà trop tard.

Elle va crever.

Et quand MamAnette prend la parole, la digue cède, le courant dévale et éclate.

Les larmes coulent sur ses joues. Pour elle, pour les autres. Pour MaSheina, pour Tante Pep, pour Piclou, pour tous les autres.

Tous les autres.

Et elle s'assoit comme un tas sur le sable et elle rejette la tête en arrière et elle hurle. Elle hurle sa douleur bouffée par d'énormes sanglots qui éclatent au fond de sa poitrine, remontent en spasmes douloureux le long de sa gorge et explosent de cascades de larmes et de mucus sur ses joues et son museau :

O-o-o-OUIIIIIIIIII-

Au-delà du temps

Réaction attendue, toujours crève-cœur.

Des larmes chaudes qui s'en viennent par centaines sur les joues d'Alex, en fuite depuis ses yeux. Anette se serait attendue à un contact là où sa fille s'échoue plutôt assise dans le sable. Ce n'est pas grave, chez les Etelkrus, ils n'ont jamais prôné la grâce ou l'impassibilité. Elle peut bien baver, morver et pleurer en même-temps.

Il n'y a pas de mots pour la consoler. Mais elle peut esquisser encore une fois un pas pour la draper de sa présence. Elle est encore là pour l'enrouler de sa chaleur et la consoler, comme bien des fois auparavant. Une lèche sur le haut du crâne, de toute la tendresse qu'elle possède.

Je suis là.

"Tu es forte. Tu te relèveras ma douce, je le sais."

Il n'y a pas de mots pour consoler.
Seulement des conviction à dispenser. À donner maintenant même si Alex ne les pensera pas vraies. Mais pour qu'elle s'en rappelle plus tard et avec un peu de chance, se mette à y croire.

"Je t'aimerais toujours."

Même quand je ne serais plus là, je serais quand même un peu là. Promis.

Elle crache elle éructe elle morve et elle bave, tout y est vraiment il ne manque rien, mais que voulez-vous. Alexandrine ne fait jamais les choses qu'à moitié. Les paroles de sa mère n'aident en rien, et les sanglots redoublent. Elle ne cherche même pas à les arrêter, elle n'en aurait pas la force elle le sait, c'est inutile.

Je sais, je sais, je s-s-sais je-

Je sais, mais c'est si dur, et pourquoi faut-il et-

Elle tousse, manque de s'étrangler, sa voix si rauque et cassée par le froid qu'elle en est parfois inintelligible. Elle se colle contre le corps si chaud de MamAnette, et elle pleure.

Elle pleure.

Toutes les larmes de son corps, comme à chaque fois qu'elle pleure.

Au-delà du temps

Anette reste tout contre elle, accompagne chaque secousse que les sanglots peuvent générer. C'est ironique peut-être que ce soit avec Désastre qu'elle se soit battue et avec son Alexandrine qu'elle berce telle la vague. Deux caractères si opposés, ces deux-là, donc deux instants aux antipodes. Elle s'autorise un sourire à la pensée puis-ce qu'elle peut le cacher.

"Je le redirais quand même."

Parce que je suis là.
Et tant qu'elle l'est, elle peut continuer d'apporter présence. De réaffirmé le connu, de proposer tout ce qui est familier à son propos pour s'en gonfler. Poser quelques bases pour les futur qu'elle se construira quand elle ne le sera plus. C'est ce que fait une mère, c'est ce que fait quelqu'un qui se prépare à s'en aller : il prépare les autres aussi. Anne est particulièrement attentive à le faire bien plus que son père.

Du travail en amont, pour qu'il y ai un petit peu moins de peine plus tard.
Elle quitte sa position pour l'observer dans les yeux, repoussant encore et encore ses cheveux en arrière sans jamais se lasser de ce geste. Elle a toujours aimé les cheveux de Sheina, elle adore aussi ceux de ses enfants.

"Je t'aimerais toujours."

Elle réitère, réassène, martèle.
Je suis là.

Elle n'est qu'un tas de pleurs.

Et elle sanglote et elle braille et elle bave autant qu'elle peut ; et elle s'écrase contre le corps chaud et rassurant de MamAnette. Ce corps qui va crever. Et les sanglots redoublent et redoublent encore, elle se blottit, elle la prend dans ses pattes, elle enfouit sa tête sur cette peau si douce et aux poils si blancs - parce qu'elle va crever.

Elle braille.

JE T'AIME. Moi aussi je T'AIIIIIIME-

Elle s'enfouis tant qu'elle le peut contre sa mère.

Celle qui lui reste.

Celle qui absorbe ses sanglots, qui absorbe sa peine.

Jusqu'à ce que ne reste que la fatigue et le vide.

A remplir.

Encore.

Au-delà du temps

Le temps s'écoule.
Les pleures passent, s'atténuent doucement.
Anette contemple la plage, se demande si elle gardera en elle le sel qui vient des larmes plutôt que des flots. Combien d'autre instants similaire elle a pu porter. Le nombre d'autres qu'elle oubliera. Ce n'est qu'un autre déchirement que doivent constater ces roches usées, et pourtant un instant pivot dans leurs vies.

Elle croit que l'Histoire oubliera leurs noms.
Il ne restera probablement que les sentiments générés.
Ce qui fera toujours les bonnes histoires seront les cris, les larmes, les rire, l'amour, le désir et la haine. Malgré les générations, la similitude se trouvera dans les mêmes sensations sous la peau, dans le cœur ou le corps. C'est ce qu'elle veut laisser, plus qu'un nom. Plus que des accessoires. Elle veut laisser avec eux l'impérissable ; l'émotion.

Elle l'incite avec quelques impulsions à se redresser, elle tire ses épaules pour les remettre droites. Elle utilise la même façon qu'elle l'a manipulée lors de leurs entrainements pour la placer en carré bien droit.

"Pour chaque chute, tu te relèveras et volera plus haut."

Elle a une mine austère, presque comme si elle était encore la cheffe, la mentor.

"Et tu vivras, fort, comme toujours."

Un sourire se dessine sur son visage et la mère est revenue.

"Et tu me ramènera des crânes de dinosaure, même après, j'espère, mh ?"

Alexandrine se laisse manipuler, se redresse, par réflexe bande ses muscles pour répondre aux injonctions de MamAnette. Elle se tend, agite légèrement ses ailes et chasse les dernières larmes. Elle attend et elle entend les paroles douces et assurées.

Elle entend la mission, qui lui brise le coeur. Même après. Après quand elle sera crevée.

Elle inspire à pleins poumons et secoue la tête pour la plaquer contre le poitrail de sa mère.

Toujours. Les plus beaux crânes, pour vous.

Sourire, qui éclot sur ses babines.

Promesse, qui éclot en son coeur.

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