Alexandrine se tient droite devant la fontaine d'Aka.

Droite, régalienne en son royaume, à la place qui lui revient. Elle ouvre à demi la gueule et hume les mille fragrances qui l'entourent, ravive leur souvenir dans son esprit. L'odeur chaude et puissante de la terre, celle plus fraîche et acide de la pierre, les chauves-souris ayant pris possession des racoins dans le toit. L'odeur du rouge, omniprésente et écrasant tout, l'odeur du rouge portée par la fontaine mais aussi par les cent, les mille disciples passés dans ce temple. Et celle, plus fraîche, de ceux qui y passent tous les jours. Les babines d'Alexandrine tirent légèrement vers le haut. Sakura. Iris. Epine. Celle, encore persistante, de Dough. Fafnir, Dasha, Hakan, Floyd, Meshret. Celle de ces disciples qui cotoient l'ours au quotidien, le rejoigne au fil des générations. Une vague d'amour submerge Alexandrine, pour tout ce que représentent ces odeurs. Elle fait claquer sa langue contre son palais, ferme à demi les yeux.

Depuis combien de temps n'est-elle pas passée ici ? Des mois, au moins. Elle passe de moins en moins. Et à chaque passage, le risque qu'elle revienne s'amoindrit. Emportée par un monstre, emportée par le froid, emportée de témérité.

Qu'il fait chaud, dans ce temple. Le bout de ses ailes est encore légèrement couvert de givre, le temple à jamais son premier arrêt sur les terres Etel. Maintenant. Fut un temps, elle passait voir Tita. Elle passait voir sa mère. Narcy. Daisy. Mais le temps et l'espace séparent les âmes entrecroisées, et le rouge maintenant prédominait.

Elle vivait si loin, mais son quotidien ne se teintait plus que de rouge.

La louve ferme la gueule, ses dents crissent. Elle avance une patte. Son cuir s'est épaissi, toujours couvert de plus de cicatrices. Il est fait pour supporter le froid, la cape ne protégeant jamais assez. Il râpe, n'a plus rien de la texture douce et délicate qui la couvrait enfant. Son duvet est usé par le temps, usé par la roche, la neige, le froid et le gel. Comme tout ce qu'elle est devenu, tout en elle est... Usé.

Elle est encore vive, épaisse comme un roc qui ne ploie jamais, rigide comme un vieux ayant passé trop d'hiver, récalcitrant à la souplesse de la jeunesse, au moindre conseil, à la moindre lecture. Elle est de ces rigidité qu'on ne change plus. Les idées sont faites, entérinées, et recouvertes de l'acier le plus résistant. Une vieille peau de requin, voilà ce qu'elle est devenue. Ses yeux carmins, reflets de son âme et de ses actes, oscillent de la sculpture aux murs au liquide éclatant, au reste.

Elle croasse, pousse les mots qui ne se forment pas.

Découvre ses babines, crache sur le sol.

Voilà si longtemps, qu'elle n'avait pas parlé. A qui ? Parfois, lorsqu'elle chasse, lorsqu'elle avance dans les plaines glacées, lorsqu'elle piste un monstre ou un autre, elle marmonne. Elle gronde dans sa barbe, s'invective, s'enjoint à aller plus loin, plus vite. Mais le silence bien vite revient. C'est toujours la même chose, les mêmes choses. Au point qu'elle ait presque oublié comment parler, la solitude pour seule compagne. Parfois, elle croise un Dire. Ils se voient, se saluent, s'ignorent, se parlent rarement.

Et elle revient.

La solitude.

Alexandrine est devenue un être profondément solitaire. Elle qui ne jurait que par ses pairs, qui ne jurait que par ces liens qui unissent son corps à celui de ses congénères, elle ne ressentait plus pour eux que...

Plus grand chose. Il n'y avait qu'Aka, pour les lier. Sa famille évidemment restait à part. Elle s'ancrait où rien ne la délogerait. Mais le reste, tout le reste ? Ceux qu'elle avait côtoyé, des années pourtant ? Ils n'étaient que les ombres de souvenirs. Peut-être ne les reconnaîtrait-elle même pas. Et le pire, c'est qu'elle s'en fichait. Elle s'en contrecarrait le fion. Elle s'en battait les ovaires.

Elle en avait rien à branler.

Elle fait glairer les mots entre ses babines, et force les syllabes à se former.

Aka.

Le ton n'est pas bon, il monte et descend, sa voix aussi n'est que le reflet de ce qu'elle fut autrefois.

Mais Alexandrine n'est ni regrets ni tristesse, elle n'est ni pitié ni rejet. Elle n'est qu'un mur de glace qui avance, tête baissée et prête à encaisser.

Rouge-père.

Non pas qu'elle ait eu besoin d'un père, mais père il fut toutefois. Père aux côtés de ses mères, à façonner son corps et son esprit autant que ses génitrice, pour l'amener là où elle était aujourd'hui. Dans ce grand corps de glace, prêt à aucune concession. Ce corps qui n'était plus, depuis longtemps, au service des Etelkrus. Ca n'était ni un rejet, ni une revanche ou quoi que ce soit ; mais le simple constat du temps qui éloigne et érode. Elle aimait sa meute, quelque part, elle croyait en elle, et-

Non. Elle n'en faisait plus partie depuis longtemps. Mais autant pouvait-elle être rouge dans les terres du nord, autant une certaine vérité s'était immiscée en elle depuis quelques jours.

Semaines.

Mois ? Qui compte les heures qui passent, après tout, les jours se suivent et se ressemblent tous.

Une vérité, un questionnement.

Je te v-vvole de ton lien avec les nôtres.

N'est-ce pas ?

D-ddans mon égo-

Elle se lèche les babines. Depuis quand les mots sont-ils aussi difficiles à former ?

Dans mon égoïsme. Je les vv-v-vole. Pour moi. T'avoir. Avec moi.

Autant que les mots, c'est les idées qu'elle n'était plus habituée à formuler. Elle n'était déjà pas grande oratrice à l'époque, loin de la délicatesse et de l'habileté de Tita, mais c'était maintenant ridicule. Tout était si clair, dans sa tête, où elle passait des heures et des heures à tordre, tourner, vriller, claqueter les idées. Tout était si éclatant.

Je t'aime, Aka, et je te porte dans mon coeur plus que tout le reste. Chaque pas que je fais porte ta couleur, et chaque coup que je porte passe par leur douleur. Tu es mon étoile et mon guide, ma boussole et le Nord de toutes mes chasses.

T'es tout. TOUT.

Elle aboie, ça claque et résonne dans le temple désert.

Mais voilà bien longtemps que je ne réponds plus à tes besoins, ou en tout cas à leur besoin. Je m'en éloigne, à chaque patte que j'enfonce dans la neige, à chaque griffe que je plante dans la chair de ces monstres d'ailleurs et d'autrefois.

Mais j'ssss-s-suis. J'SUIS. Pas tout.

Elle grommelle.

J'sais.

Elle inspire profondément, la tête lui tourne. L'air est si riche, ici, loin des hauteurs. Le sol si plat, il fait si chaud, son dragon ronfle et ronronne en son sein. Ces terres lui sont si familières, et si... Etranges. Elle en connaît les moindres roches, les moindres recoins, serait capable de s'y planquer des jours durant sans que personne, Etel ou non, ne l'y repère ou ne l'y trouve. Mais tout était tout de même différent. Les couleurs, les odeurs. Les âmes, les ombres.

Alexandrine se redresse, froide, fière, éclatante, consumée comme toujours par la rage qui l'habite, l'a toujours habitée. Une rage froide, une rage que plus rien ne viendrait bouger.

J'ME TIENS LA. D'VANT TOI. Dis moi c'ment t'ssssss-s-servir.

Dis moi ce que je peux être pour toi, moi qui si rarement ici passe. Dis-moi, et je le serai.

Moi, qui ne sais plus parler. Moi, qui ne suis plus qu'une coquille de détermination et de rage froide. Toi, qui est mon père et le seul qui me reste.

La roche se craquelle devant elle, éclatante de vie et de sang, du rouge le plus pur. Pas un seul instant elle n'a douté que le dieu rouge réponde à son appelle, ici encore moins qu'ailleurs, en son sanctuaire, à l'endroit où il est le plus puissant et le plus présent. Elle n'a jamais douté de lui, car elle est rouge, et car elle est sa prêtresse.

Quelle idée glaçante, qu'il puisse un jour rester sourd à ses appels.

Le dieu se révèle dans toute sa splendeur, et comme toujours Alexandrine ne peut s'empêcher de lui présenter un sourire éclatant, un jappement de bonheur et quelques pas sur place. Tout d'un louveteau retrouvé, un louveteau de plus d'une centaine de kilos, content de retrouver la lumière de son chemin. Elle finit par se calmer, inspire à pleins poumons la fragrance chaleureuse et piquante de magie du dieu rouge.

Qui lui pose une question.

Elle penche la tête sur le côté.

Rmmh.

Je sais ce que je ne veux pas. Ton absence, ton silence, une distance entre nous égale à celle qui me sépare de la meute, physique, moral, sentimentale. Je ne souhaite rien perdre de toi, de nous.

Elle force un sourire en coin sur son visage qui ne sait plus exprimer d'émotions :

T'va bien.

Moi, tout va bien. Ma vie me convient. Personne ne me l'envie probablement, elle effrayerait la plupart et aux autres semblerait trop rigide ou solitaire, emplie uniquement de glace, de neige et de monstres. Mais moi elle me va bien, tant que tu es là, avec moi.

Rien, voilà ce qu'elle voulait. Elle était simplement indécise sur la justesse et la justice que ce rien impliquait. Sa... Légitimité ? Non qu'elle ne doute de son engagement et de ses actions au quotidien, de la justesse de son comportement face au dieu rouge et aux attentes liées à ses valeurs. Sa foi était intacte.

Envers sa meute, moins.

D'une impulsion soudaine, elle avance de quelques pas et tend son museau vers le dieu rouge.

M'détache. Des autres. Mais p-p-p-pppas. Pas d'toi.

Jamais, de toi. Et puis, depuis combien de temps se détachait-elle des autres ? Des années maintenant. Ca ne datait pas d'hier.

Un courant chaud l'accueille et brosse son cuir épais et tanné. Alexandrine ferme les yeux sous cette caresse délicate, courbe le dos comme un chat cherchant la main qui le parcoure, relève la tête vers son dieu rouge. Une mission ? Ca n'était pas vraiment une mission, qu'elle était venue chercher, mais pourquoi pas ? Elle agite une oreille, penche la tête sur le côté, plus expressive qu'elle ne l'a été jusque là.

Reste près de moi.

Elle ouvre à demi la gueule, estomaquée un instant.

Dévastée.

Le désespoir le plus total noie son regard, son souffle s'accélère, elle recule d'un pas comme si l'ours l'avait frappé. Estomaquée, brisée dans son élan, recevant douleur là où elle donnait de l'amour, inconditionnel. Elle ferme la gueule, un rictus flirtant avec la douleur et la déception, mais finit simplement par hocher la tête.

Elle inspire profondément.

Son dieu lui demandait d'abandonner son quotidien, celui qu'elle s'était construite ces dernières années, celui dans lequel elle s'abandonnait coeur et âme. Il lui demandait d'abandonner ce qu'elle était devenue, tout ce qu'elle avait choisi, tout ce pour quoi elle s'était battue. Il lui demandait d'abandonner le rythme qui lui avait servi à protéger son quotidien, protéger ce qui restait de son coeur, protéger ce qui restait d'elle, pour qu'il ne disparaisse pas. Il lui demandait de placer sa foi et son amour pour lui, au devant de tout, absolument tout ce qu'elle connaissait et appréciait encore.

Tout, de nouveau on lui demandait tout. Tout ce qui restait d'elle, tout ce qui la définissait.

Mais au milieu de ce tout, ce rouge la définissait encore, et si c'était ce qu'elle devait donner...

Alors, elle le donnerait.

Elle ne savait ce qu'était cette mission, ce qu'elle devrait encore donner, mais si elle trahissait ce qui restait de rouge en elle, Alexandrine savait qu'elle ne serait plus qu'une bête sauvage. Une coquille vide, ses dernières attaches s'effilochant, et peut-être même la folie. Elle ne voulait pas de la folie.

Elle ne voulait pas rester et attendre, mais à l'exigence elle répondrait.

D'a-d'accord.

Un ton ferme, décidé. Parce que si la décision ne lui plaisait pas, parce que si elle anticipait la douleur des jours (semaines ? Mois ?) à venir, c'était un choix qu'elle faisait, un choix qu'elle assumerait pleinement.

L'ours, le dieu rouge, ne la forçait en rien, et il n'était qu'amour pour elle. Que ce qu'il lui demande soit difficile ne lui était en rien imputable.

D'accord.

J'ai besoin de toi.

Les mots résonne dans son énorme corps de cuir et de sang et de cornes et d'ailes et de glace, le secoue et le fait trembler. La remue d'émotions qu'elle n'a pas connu depuis des mois, des années, ces émotions peut-être qu'elle a fui, aussi. Ces émotions qui font si mal, qui lacèrent, qui tranchent et qui laissent à nu l'intérieur. Elle ouvre à demi la gueule, inspire brutalement cet air si rouge qui l'entoure. Ses dents claquent les unes contre les autres, elle acquiesce d'un bruit rauque.

T'aime.

Je t'aime, rouge-père. L'ours. La foi. Le fil qui toujours la tire vers l'avant, ce fil qui même ténu reste plus résistant que la meilleure fibre. Une chaîne n'est aussi résistante que le plus faible de ses maillons. Elle se penche en avant et pose son front contre le bord de la fontaine. Un combat ?

Dmain.

La réponse fuse, instantanée. Elle revenait du nord, ça n'était que son premier arrêt, et son corps hurlait encore des souffrance de ces derniers jours. Et, surtout, elle devait accuser le coup. Si elle devait rester ici, alors elle ne pourrait plus ignorer ces âmes qui l'entourent. Elle allait devoir...

Réapprendre.

Revoir, ce clan. Revoir, ces loups. Communiquer ? Aller sur les tombes, rendre visite aux défunts.

Revoir son frère, sa soeur. Désastre.

Holly.

Combien de temps, qu'elle n'avait pensé à la louve bleue ? Et que trouverait-elle, cette fois ? Elle n'en pouvait plus, de folie. Tout était si fatiguant - non.

J'ai besoin de toi.

Les prochains jours seraient long, mais elle les traverserait une patte après l'autre avec la force dont l'avait doté Aka. Dont l'avait doté la vie.

Comme toujours, elle les détruirait.

Elle hoche la tête, et le dieu disparaît. Elle inspire profondément, garde en elle cet air chaud et lourd, avant d'expirer lentement. Bien. La décision était prise, le pas le plus difficile était fait, il ne restait maintenant plus qu'à consommer.

Un bruit de pattes sur la roche, une fragrance pour annoncer une nouvelle venue. Une odeur de fleurs, si changée mais si connue à la fois. Côtoyée, adulée, admirée, aimée. Ca ne lui aura pas pris longtemps à me trouver. L'imposante louve se retourne pour contempler son

Son amie ?

Son souvenir.

Elle l'observe. Et l'observe. Et l'observe.

Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. A chaque fois qu'elle la revoyait, la différence qui se creusait avec la Holly qu'elle avait connu lui revenait en pleine gueule. Plus vieille, oui, mais surtout plus... Fatiguée. Usée. Dans ses doutes, dans sa présence, et ce malgré sa prestance et son titre d'Alpha qu'elle portait encore fièrement.

A son salut, Alexandrine ne pouvait répondre de la même manière. Etait-elle heureuse de la revoir ?

C'était si différent. Maintenant, de la voir. Il y avait une époque où déceler son ombre du coin de l'oeil, distinguer la signature de ses griffes sur la pierre, voir sa silhouette se découper au loin suffisait à la mettre dans un état second. Holly était là, et tout était plus simple. Tout était plus drôle, tout était plus radieux, tout était plus incroyable. Tout était plus. C'était un nouveau monde, qu'elles avaient consommé pendant des années. Un monde peuplé principalement de découvertes pour Alexandrine, un monde de joie, de douceurs, d'émotions profondes, de peurs et parfois de pleurs.

Tout...

Réduit en cendres.

Maintenant, lorsque son regard se posait sur Holly, elle rebouclait sur la douleur, les drames, les colère, les pleurs et l'emportement qui avaient teintés, violents, prédominants, leurs derniers rapports. Il n'y avait rien de simple possible entre elles. Elles avaient été tellement, tellement trop, qu'un mi-chemin semblait impossible à consommer. Trop, trop peur, trop douloureux, chargé de souvenirs qui rien ne parvenait à recouvrir. Chaque mot, chaque geste et chaque action n'était que le reflet trop pâle d'un mot, geste ou action du passé qui brûlait trop vivement dans les esprits.

La chaleur et les joies, cachées derrière un mur de rancoeur.

Et, pour se préserver de l'un comme de l'autre, une surcouche d'indifférence savamment cultivée des mois durant.

'Ly.

Un rauque raclement des mots dans sa gorge. Un salut, neutre.

Pourquoi, Holly ? Pourquoi, encore, pourquoi, toujours reviens tu cultiver ta souffrance et la mienne comme un jardin que l'on ne veut abandonner à la nature sauvage ?

Pourquoi, tous ces pourquoi qu'elle laissait derrière elle, tous ces pourquoi qu'elle retrouvait chez les Etels à son retour. Ces pourquoi emprunts de fatigue, de lassitude.

Elle se force, Holly, mais elle n'est pas très douée. Ni pour se mentir, ni pour mentir aux autres ; elle a toujours été si transparente. Ou peut-être est-ce seulement pour elle, peut-être que pour les autre c'est l'Alpha, la guerrière, la Gardienne. Mais Alexandrine ne voit que la tristesse, que les coups, que les coups qu'elle prend à chaque fois qu'elle lui parle.

Leurs rapports, à chaque fois.

La violence, qu'Alexandrine lui inflige sans le vouloir, malgré elle, à chaque fois. Cette violence, qui si elle n'est pas dirigée contre la louve bleue sera tout simplement subie - elle le sait, par expérience. Elle n'est pas capable de plus, son coeur, son corps n'est pas capable de le supporter. Elle veut bien subir plein de choses - mais pas ça. Ca, elle a déjà donné.

Alors elle blesse. A chaque parole, à chaque fois qu'elles se voient, elle blesse. De son silence, de ses paroles du mur érigé autour d'elle.

Et Holly souffre, en silence, en sourires distants, et revient.

Toujours.

Et...

Je vais partir. Bientôt.

Partir ? Mais partir où ? Au Nord ? En pélerinage ? Abandonner le clan, abandonner Tita ? Abandonner ses enfants, abandonner pour... Pour quoi ? Pour mieux ? Pour ? Alexandrine fronce les sourcils. De quoi... De quoi pouvait bien rêver Holly ? D'un loup, un autre loup qui lui donnerait une autre vie, et lui permettrait d'ignorer celle-ci, et ce qui y était si lourd ? Avait-elle besoin de fuir, avait-elle trouvé de quoi fuir ?

Puis son regard parcourt le corps d'Holly.

Elle voit, ce dont parle la louve bleue.

Ca n'est pas l'aventure, la fuite, le renouveau qui la tente.

C'est le temps qui la rattrape.

Oh oh.

Oh non.

La réalisation se lit dans les yeux d'Alexandrine, qui recule d'un pas, comme si on l'avait frappée.

Holly allait mourir.

Et Tita. Et Narcy. Et Floyd. Et Daisy.

Elle, aussi.

Elle ne s'était jamais imaginée mourir. Apprendre à perdre Piclou, puis ses mères, puis Tante Pep, puis, puis, puis tous les vieux avait été une épreuve en soit, une épreuve qui lui avait demandé tant, tant de temps et d'effort à passer, et qui se ravivait à son souvenir parfois avec la force d'un monstre qui sommeille mais jamais ne meurt. La douleur de l'absence. La nostalgie du temps qui était, qui n'est plus. L'amour inconditionnel de ceux qui sont partis.

Mais eux aussi. Eux aussi allaient mourir.

C'était une chose que de se désolidariser de la meute et de ceux qu'elle connaissait, de partir pour oublier les douleurs, de partir pour se noyer dans le temps et dans la glace, pour oublier la misère. Mais à chaque fois, elle partait avec l'intime conviction qu'elle les trouverait à son retour. Elle ne s'imaginait pas mourir de vieillesse, elle ne s'imaginait pas les voir partir, parce qu'elle avait toujours été persuadée qu'à un moment sur sa route elle trébucherait et laisserait un trou béant mais lumineux derrière elle.

Mais ils allaient mourir. Elle allait les voir mourir.

Ce concept, qui lui était si étranger.

Elle se laisse tomber assise au sol, vaincue en quelques mots fichés au coeur. Le visage, estomaqué.

Parce qu'elle se protège d'Holly, elle protège Holly, elle ne veut plus de cette proximité qui lui est toxique. Mais elle ne la veut pas morte, non, c'est la dernière chose qu'elle veut. Et parce que bardée de cuir, caparaçonnée comme une enfant dans sa gangue de protection, elle reste une gamine, une gamine fière et stupide. Elle prend conscience, comme à chaque étape et épreuve de sa vie. Elle prend conscience.

Elle éclate en sanglots. C'est moche, vraiment, ce sont des sanglots rauques et agressifs, des sanglots qui secouent son énorme carcasse comme des cailloux dévalent la vallée. Un, deux, trois, et elle se frotte les yeux de ses pattes, ces yeux douloureux à la lumière, ces yeux qui ne voient plus si bien de loin. Ces pattes couturées de cicatrices.