Convoitise | Tequeela

Dans l'obscurité qui s'épaississait de minute en minute, une silhouette plus sombre et décharnée tranchait avec l'horizon flouté par le brouillard.

Serein, comme à son habitude, il se trainait d'une démarche lente et nonchalente à travers ce territoire qui n'était pas le sien. Ou plutôt, plus le sien. En cette froide nuit d'automne, on ne pouvait pas dire que Rengar était au sommet de sa forme. Gardons-bien à l'esprit que toute personnalité incroyablement forte a des périodes très sombres. Atrocement sombres. Tout ce qui monte très haut est condamné à tomber très bas. C'était l'une de ces nuits, et il se serait bien défoulé sur la première chose qui passerait à portée de ses griffes. Malheureusement, les environs étaient déserts. Les proies se cachaient bien, les herbivores étaient prudents, les petites proies cachées au fond de leurs terriers. Et la grande curée qu'il avait organisé pour créer sa petite scène macabre chez les Brethens n'avait certes pas aidé.

Bah, tant pis. Ca valait quand même le coup.

En y repensant, il ne put s'empêcher de sourire. Ses crocs jaunis et abimés luisirent un bref instant, à l'instar de ses yeux de fou furieux. Il baissa la tête et poursuivit sa route. Lorsque des oiseaux s'envolèrent non loin de là, il n'y réfléchit pas à deux fois et se propulsa de toute la vitesse de ses pattes. Des plumes lui frôlèrent le museau - il bondit, poussa le plus fort qu'il le pouvait sur ses pattes arrières, s'envola un bref instant, presque comme eux, et attrapa sa proie au vol. Il lui arracha la tête d'un coup de croc, piétina le cadavre qui vibrait encore, arracha tout ce qu'il pouvait arracher sur le corps minuscule et ne s'arrêta pas pour le déguster.

Il n'avait pas faim.

La bête qui n'avait au final pas grand chose d'un loup s'immobilisa et huma l'air glacé de cette nuit désastreuse. Parfois, ses vieux démons revenaient le frapper. Parfois, les souvenirs étaient trop aiguisés, se plantaient un peu trop profondément dans son coeur, et le faisait saigner.

Oui, ce territoire était sien, avant.
Il avait eu une famille.
Des amis.
Une compagne.
...
Des enfants.

Il rejeta la tête en arrière et se retînt de hurler. Le visage de Raw se dessina devant lui, et il crut devenir fou. Pourquoi ? Pourquoi tout lui revenait à lui, et pas à ceux qui le méritaient vraiment ? Ceux qui n'avaient jamais oublié ? Ceux en qui battait le coeur des ancêtres qui surveillaient le moindre de leurs pas ? Cette injustice le consommait littéralement. Leurs petites mises en scène dans la Mine lui avaient bien mis du baume au coeur, mais Rengar était sur le point d'exploser. Le but de sa mission, ce n'était pas ça : c'était qu'ils crèvent tous, ou se soumettent.

Rien de plus, rien de moins.

Ses griffes remuaient la terre. Son regard était exorbité et fixe, son pelage dressé, du bout du museau jusqu'à la pointe de la queue. Le vent tourna d'un bloc, lui apportant une effluve bien marquée. Il se retourna brutalement, les oreilles plaquées contre son crâne. Sa vision nocturne aiguisée lui apporta l'image d'une louve qui se fondait presque parfaitement dans la nuit, mais l'éclat de son regard bleu la trahissait. Il ne fit pas le moindre geste. Il se contenta de la regarder, de loin, puis fit très lentement volte-face. Il finit par s'assoir, toujours très lentement, et redressa légèrement les oreilles. A force de la regarder fixement dans cette obscurité épaisse et ce brouillard moite, elle en disparaissait presque - il dut cligner des yeux pour s'assurer qu'elle n'était pas partie.

Il hésita à lui sauter tout de suite à la gorge. Tous ses instincts lui hurlaient de le faire. Rengar avait vraiment besoin de sang, et ce que contenait un oiseau était loin de pouvoir assouvir la soif qui le rongeait. Pourtant, il ne bougea pas. Rien ne garantissait qu'il parviendrait à se contenir indéfiniment, mais une partie de lui aspirait à une discussion avec la louve.

Il avait curieusement foi en elle.
Elle valait mieux que son équivalant masculin, il en était persuadé.
Et cela n'était pas négligeable.

L'Alpha avait quitté le Creux aux Loups dans le but de rejoindre la Mine, après plusieurs jours d'isolements et de soins intensifs. Ce lieu glacial et sinistre où elle avait bien faillit rester ensevellie vivante sous de lourdes pierres dans une gallerie sombre et puante. Lieu à l'odeur de pourriture, de charogne et de sang où elle avait perdu une oreille. Où Rengar la lui avait arrachée en se délectant de la douleur causée. Le coeur de Tequeela se gonfla de fiel. La plaie était nette et cicatrisait relativement bien. Si les contours de la peau restaient rouges et boursouflés, il ne coulait de cette blessure aucun fluide ecoeurant. C'était donc qu'elle se remettait bien. De même que tout son corps qui n'affichait pour seules sequelles de fines cicatrices qui disparaitraient bientôt, et de larges bleues invisibles sous son poil anthracite. Mise à part l'oreille, il n'y avait qu'un détail visuel qui pouvait permettre de deviner qu'elle se remettait de gros coups portés : des cernes violacées assombrissaient son regard bleu pâle, là où la peau était très fine, juste sous les yeux. Et ses prunelles glacées avouaient la colère foudroyante de la femelle sombre. Rengar avait osé la toucher. La défigurer. Tequeela frissonnait encore à la mémoire de cette sensation perturbante de sentir son souffle chaud fouir dans les poils de sa nuque.

Bref. Ce jour-là donc, elle était parti, prête à en découdre et récupérer son oreille lorsqu'elle avait croisé Margarett, sa première rivale, à la Rougelande. Evidemment, elle avait dû changer ses plans à la dernière minute. Et donc, la louve aux toiles d'araignées violines se retrouvait sur le chemin du retour, après ce contretemps non négligeable. Décidant de se délasser dans un petit bain frais avant de rentrer au campement de la meute Séide, Tequeela bifurqua vers l'Etang alors que la nuit était sombre et impénétrable. Son glowstick luisait faiblement à sa patte postérieure gauche, inutile donc pour éclairer la route. Heureusement, comme la majorité des loups, l'Alpha avait la capacité de voir dans le noir, ou du moins, dans une certaine mesure. Puis connaissant le terrain comme sa pelage, il lui était facile de se reperer et de se diriger. Traversant les bosquets d'un bond agile, elle ne retint pas la grimace de souffrance qui étira ses traits. Ses muscles n'étaient pas prêt pour ça. Pas encore. Etouffant un grondement déçu, elle avança plus prêt de l'Etang, entendit des oiseaux s'envoler à peu prêt au même moment où elle sentit l'odeur. Instinctivement sur ses gardes, elle fouilla le paysage pour le trouver. Comme il était immobile, elle mit un certain temps à le découvrir, assis là, à la fixer patiemment. Visiblement elle avait été reperée la première. Poil gonflé, oreilles et queue dressées, Tequeela ancra ses prunelles bleu topaze dans celle, tout aussi pâle, de l'intrus.

« Quelle coïncidence. »

Dire qu'elle s'était levé ce matin là pour aller le trouver, et qu'il la surprenait chez elle, le soir...

Elle n'avait pas l'air très ravie de le voir.

Il n'y avait guère de place au doute quant à l'animosité de la louve envers lui. S'il avait remarqué quelque chose, c'était que l'Alpha était extrêmement démonstrative. Il ne manquait jamais le moindre signe d'expression physique pour lui permettre de faire passer un message. Elle manquait de discrétion, de subtilité, mais ce n'étaient pas des critères qu'il recherchait. Elle lui plaisait pour ainsi dire telle qu'elle était, même s'il soupçonnait qu'une part d'ombre vivait terrée dans le coeur de la louve, et qu'elle ne demandait qu'à être libérée, voire déchaîner. Elle ne ressemblait pas à la masse des Séides. Il était persuadé qu'elle valait plus que n'importe qui dans cet énorme ramassis d'idiots. Et qu'elle serait bien plus à sa place ailleurs.

Comme à son habitude, Rengar sourit. Il ne comprit pas tout de suite ses paroles. Une coïncidence ? Se pourrait-il qu'elle l'avait cherché ? Le sourire de Rengar s'en trouva augmenté. Elle se trouvait encore à une distance plus que respectable de lui, et n'avait pas l'air très franchement pressé de s'approcher davantage. Cela lui suffit à comprendre qu'elle était seule, ce qui était assez étonnant. Il se redressa et agita lentement la queue d'avant en arrière.

- Bonsoir, Beauté.

Son ton était lourd, grave, mais du plus parfait velours.
Il connaissait bien Tequeela, grâce à son espion. Il la cernait beaucoup mieux que Raw - au final, il avait finit par apprendre que ce n'était pas un manque de compétence, il n'y avait juste rien à apprendre sur lui - et pourtant, il avait l'impression d'être complètement ignorant. Cette femelle lui plaisait en un sens, le fascinait, et renforçait la folie et la jalousie qui le rongeait de la voir dans le mauvais camp plutôt que dans le seul vrai clan : le sien. Il se doutait qu'il ne la convertirait pas en une soirée. Néanmoins, le challenge était gros pour lui.

Parce que si elle refusait de le rejoindre, il devrait la tuer.
Et il le ferait.
Mais ce serait un tel gâchis ...

- Puis-je te faire l'affront de t'inviter à t'approcher ?

Une moue s'étira sur le visage de l'intrus. Un rictus que la femelle au pelage anthracite lui rendit, farouche, découvrant des crocs impeccables. Lorsque Rengar se mit sur son séant, Tequeela redressa un peu plus le buste. Il ne lui faisait pas peur. Il ne la dominerait pas. En aucune façon. La voix suave du meneur des Precursors lui picota la nuque dans un frisson. Une bouffée de chaleur et de colère la gagna alors que le mâle brun et blanc utilisait un qualificatif qu'en temps normal elle aurait sû apprécier. Mais le Precursor l'avait défigurée en lui arrachant une oreille. Enfin... Légèrement. Ce n'était pas si horrible que ça. Juste un peu disgracieux, et complètement asymétrique. Et puis l'Alpha se soignait avec attention, à nouveau, de manière à se ré-imposer une quasi-perfection. Un esprit sain dans un corps sain. De plus, cela montrait au peuple que malgré tout elle restait inébranlable et qu'elle les ménerait jusqu'au bout. Si elle avait eu une hésitation franche lorsqu'elle avait comprit que Rengar l'avait sciemment épargnée, la louve aux yeux topaze avait à nouveau tout rejeté en bloc à l'idée de savoir que Margarett faisait partie de la leur organisation de tortionnaire. Pétasse. Encore maintenant, elle allait, de par sa présence, ruiner ses belles journées.

« Seulement si je peux te prendre ce que tu m'a volé. »

L'Alpha désigna le haut de la tête du mâle bicolore. Un large sourire narquois fendait la poire de la disciple de la Dragonne qui s'avança néammoins de quelques pas assurés pour lui montrer qu'elle ne le craignait pas. Toutefois, elle se garda bien de lui offrir la proximité qu'il demandait. Elle n'était pas folle. Pas complétement.

« L'envie de sentir ton sang couler entre mes crocs me chatouille. Cependant il paraît que tu as des choses interessantes à m'enseigner. »

Tequeela plissa les yeux, fixant toujours cet ennemi qui pourrait vite devenir mortel avant de s'asseoir. La louve aux poils gris sombre et violacé avait tant envie de le mordre, de lui arracher l'oreille, pour se venger. Ou encore un bout de queue. Mais elle savait se montrer sage et patiente. Parce que quoi qu'il avait a dire, cela pouvait être utile pour le futur. Avoir des informations sur le camp adverse n'était jamais à refuser. L'oreille restante de Tequeela se dressa et ses yeux clair où se déversaient les rayons diaphanes de l'astre nocturne se braquèrent un instant sur l'étang. La surface de l'eau réfléchissait comme un miroir la lumière blanche de la lune, rendant l'eau presque mystique. Puis son museau revint vers Rengar. Elle avait cesser de sourire.