Opale - Gladiolus • [Tequeela]

L'aube pointait à peine. L'air était sec et froid, tandis qu'une brise glaciale glissait doucement entre les parois abruptes des tanières. Elle secoua sa fourrure usée, cherchant vainement un peu de chaleur dans l'ambiance de fin d'hiver qui enveloppait le camp, avant d'avancer difficilement vers un grand rocher qu'elle avait repéré près de l'antre des Savants.
La vieille louve se hissa dessus avec force difficultés, éraflant ses coussinets gercés, le souffle rauque, s'y affalant ensuite avec un grognement satisfait. Elle avait faim, mais n'y faisait plus vraiment attention, c'était devenu habituel. Quand elle mangeait elle avait désormais une chance sur deux de rendre le tout, et son ventre lui faisait de toute façon si mal qu'il lui coupait toute envie d'avaler quoi que ce soit. Elle avait au final passé ces derniers temps droguée aux anti-douleurs, mais savait que c'était devenu inutile, jamais son estomac ne se rétablirait. Elle le devinait. Elle se sentait si vieille, maintenant.

Opale avait suivi les histoires de succession qui venaient de s'accomplir chez les Séides, et ne savait plus trop quoi penser. Peut-être même qu'elle n'en pensait plus rien, finalement. Elle se sentait néanmoins rassurée que le nouvel Alpha soit le fils du grand Raw et de la noble Tequeela, même si sa compagne était une gamine sortie un peu de nulle part. Elle n'avait pas entendu grand bien d'elle, mais peut-être la compagnie du rejeton des anciens leaders la mènerait sur une voie plus sage.
Dans tous les cas, elle ne s'en sentait pas plus mal, s'en foutait un peu aussi, même si cela accomplissait la fin de son rôle de Conseillère. Tequeela avait sûrement besoin de profiter tranquillement de la fin de sa vie après un tel règne, et Opale restait tout de même fière d'avoir eu ce rôle auprès d'elle. Ceci même si après le sanguinolent combat contre les Precursors elle était majoritairement restée parmi les blessés, passant de convalescence en convalescence, l'aidant au final que peu. Entre ses blessures puis sa maladie, elle n'était pas beaucoup sortie du camp cette dernière année.
Au moins avait-elle vaillamment combattu son dernier combat, gonflant un peu son orgueil de combattante retraitée.

Elle releva vaguement le museau, les yeux fermés, sentant sa truffe humide capter les quelques rayons tièdes du soleil matinal. Sa vie aura été longue et éreintante, mais elle avait au moins l'impression d'avoir vécu.
Même si le contraste entre sa glorieuse jeunesse auprès de Lieutenant et la chute de son monde à l'âge adulte lui faisait un peu honte, elle ne regrettait pas d'avoir finalement suivi Tequeela pour rentrer à la maison. La louve turquoise se sentait triste de ne pas l'avoir mieux aidée quand elle en eut besoin, et là était son seul regret. Mais retrouver le clan l'avait fait se sentir à la place, même en tant que petite mamie racontant des histoires aux enfants.
C'était agréablement calme.

Mais sa maladie la rongeait, et elle pouvait de moins en moins apprécier le temps passer aujourd'hui, se contentant de rester sur sa couchette et somnoler, ou se déplacer difficilement jusqu'à un lieu animé pour voir un peu de monde. La simple action de marcher était désagréable, entre son estomac sensible et sa faiblesse due à sa nutrition aléatoire, sans compter sur ses articulations rouillées.
Elle évitait le sujet depuis un long moment dans son esprit, mais elle savait qu'un jour elle devrait s'y résoudre ; bientôt, elle mourrait.
Ouais. Ça restait dur à avaler. Opale grimaça, avant de soupirer calmement. L'idée était néanmoins beaucoup plus acceptable que lorsqu'elle était jeune, même si ça n'était pas non plus la teuf.
Son problème était que si ça continuait, elle terminerait ses jours dans les larmes et la douleur, mourant probablement de faim et de fatigue, et autant dire que ça ne la tentait pas trop. Mais se jeter d'une falaise ou se faire manger par un ours lui était presque impossible, ses mouvements étant extrêmement réduits, et puis c'était naze comme mort. C'était essentiellement ce qui constituait la dernière angoisse de sa vie : mourir de douleur. Ça lui faisait peur.
Elle ne voulait pas.

Alors elles en étaient là. Toutes deux au même point, si ce n'est qu'Opale aura durer quelques années de plus. Dans un soupir las, l'ex-Alpha sortit de l'ombre pour rejoindre sa comparse et conseillère. Ses flancs amaigris se soulevèrent sous la respiration sifflante de la femelle anthracite. Elle aussi, elle avait caché son mal le plus possible, usant de tout les remèdes que son savoir de Savante lui offrait. Tequeela avait su tenir les apparences quelques temps, alors que son organisme brûlait de l'intérieur. Elle savait qu'il ne lui restait pas longtemps : la douleur et la faiblesse de ses muscles la choquait chaque jour davantage. La tête toujours haute, pourtant, elle avança droit sur la femelle grise, et la salua avec chaleur. Opale était l'une de ses rares véritables amies, a qui, finalement, elle n'avait jamais rien eu a reprocher. Enfin. Il y avait bien eu cette rivalité lorsque la conseillère était encore Bêta. Mais tant de chose avait changé depuis. Sans écouter son corps grinçant, elle escalada à son tour le rocher, et vint s'assoir aux côtés de l'autre Séide.

« La fin nous est proche. »

Pour moi, pour toi, pour notre monde. Tequeela offrit un sourire radieux à son amie. Peu importait le temps qu'il leur restait. Elles finiraient ensemble. La descendante de l'Araignée en était persuadée. La maladie aurait raison du corps d'Opale. La Savante était trop expérimentée pour se mentir là dessus. Et le poison acide qu'engendrait ses coussinets ne tarderait pas à avoir raison du reste de son propre organisme. Deux femelles puissantes, nobles, guerrières, qui ne finiraient pas mieux qu'un loup galeux. La vie était ironique parfois. On cherchait tant la prestance, le respect, le pouvoir, alors qu'on retournait tous à l'état de poussière. Les yeux pâles de la louve sombre quittèrent Opale pour fixer l'horizon où l'astre solaire commençait son escalade du ciel. Pas de nuage aujourd'hui. Ce serait sans nul doute une journée radieuse, ensoleillée et tiède. Idéale pour une dernière balade, non ?

« Une promenade te tenterait-il ? »

Tequeela se redressa, ses coudes craquèrent. Elle fronça à peine les sourcils. Son corps maigre et sec n'était clairement pas en bon état. Heureusement qu'elle continuait à prendre soin de son poil grisonnant. Cela lui permettait de rester propre et fière. Opale avait moins de chance de ce côté là, quoi qu'on ne discernait pas vraiment les poils blancs sur son pelage gris. Comme l'approche de la mort nous rendait ironique.

Une silhouette s'avançant vers elle la sortit de ses pensées. Un sourire calme glissa sur son museau quand elle reconnut Tequeela, et elle se décala légèrement sur son rocher pour laisser de la place à l'ancienne Alpha, qui semblait la rejoindre.

« La fin nous est proche. »

Hin, alors toi aussi tu y penses. Elle était pourtant plus jeune qu'elle, de plusieurs années même. Avait-elle aussi un problème de santé ? Une légère tristesse se forma au fond du cœur d'Opale. Elle appréciait beaucoup Tequeela, il était désagréable de l'imaginer malade, avançant peu à peu vers les portes de la mort comme elle. La vieille louve turquoise fronça les sourcils et détourna le regard.
Avec elles et Raw, une génération de pouvoir des Séides disparaîtrait. Raw se faisait incroyablement vieux maintenant d'ailleurs, elle se demandait ce qu'il devenait. Et Lieutenant ? Peut-être était-il mort, à l'heure qu'il était. Ils avaient le même âge, mais les conditions de vie hors clan étaient plus difficiles. Sans son retour parmi les Séides, Opale ne serait aujourd'hui probablement plus là.
Leur génération disparaissait. Les temps changent, ma fille.

« Une promenade te tenterait-il ? »

Elle posa à nouveau son regard vers sa compagne anthracite, qui levait le museau vers le ciel. Les promenades lui étaient douloureuses désormais, alors l'idée la tentait peu. Mais peut-être Tequeela n'y voyait pas qu'une façon de se dégourdir les pattes. En ce qui la concernait, dans tous les cas, si elle sortait du camp elle savait qu'elle ne serait pas capable de rentrer.

« Pourquoi pas. »

Elle n'avait pas de regrets, juste une appréhension envers la fin. Mais cette douce matinée et le brouillard mental de la fatigue la calmaient.
Elle se leva à son tour en grognant, serrant les crocs en sentant son estomac se crisper. Une fois debout ça se calma, et elle entreprit de descendre du rocher lentement, précautionneusement, s'ébrouant une fois au sol.

« Envie d'une destination en particulier ? »

Les prunelles de la louve anthracite quittèrent Opale pour observer le soleil qui montait, degré après degré, pour illuminer le monde. Ce serait une belle journée. Tiède et ensoleillée. Tequeela eut un sourire narquois, puis imita sa comparse. Elle n'allait pas encore aussi mal que la grise et put descendre sans trop de mal. La vieille louve savait pourtant que ça ne saurait tarder.

« Je te laisse décider. »

Pour une ancienne Alpha, se laisser guider sans donner son avis aurait pu être un signe de faiblesse. Il s'agissait ici d'un signe de confiance absolue et de respect qu'elle envoyait à Opale. L'ex-Meneuse se descendait elle-même à la hauteur de sa Conseillère, elle pouvait lui parler d'égal à égal. C'était délicieux de ne plus avoir à être autoritaire ou sûre d'elle. Elle pouvait se laisser aller. Finalement, peut-être n'était-ce pas une si mauvaise chose d'avoir été reléguée au rang d'Ancienne. Enfin, Tequeela préférait se dire qu'elle retournait auprès des Savants expérimentés. Elle n'était ni sénile ni impotente : sa place n'était pas avec les vieux. A vrai dire, la disciple de la Dragonne répugnait clairement à cette idée. Elle était une battante, une soigneuse, une dirigeante, certainement pas une vieillarde qui pesait sur la meute car gueule en plus à nourir. On ne la verrait jamais ainsi. Jamais. Elle s'en faisait le serment.

« Ca ira ? »

Son côté de chef mit de côté, la descendante de l'araignée restait une Savante attentive à ses patients. Même si Opale n'était réellement une patiente, elle était dans une situation où elle pouvait avoir le besoin de recevoir des soins ou une aide quelconque. Le rôle de Tequeela était de le lui apporté. Elle offrit un sourire à la louve turquoise avant de jeter un oeil en arrière, amer. Il ne lui restait rien ici. Leemoncello l'avait plus ou moins renvoyée, elle n'aimait pas du tout sa compagne, elle avait quittée Raw au profit de Valka, Adèle et Tatsu avait leur vie, Pumpkeen avait disparue sans un mot depuis plusieurs semaines, et Skaër était grand et fort. Rien ne la retenait plus que son amitié pour Opale. L'ex-Alpha inspira avant de rejoindre son amie tranquillement. Allons-y pour une derier voyage...

« Je te laisse décider. »

Bah t'es marrante toi. Opale haussa les sourcils, le regard un peu perdu ailleurs, se demandant où aller. Un endroit calme, où rien de dangereux ne devrait leur sauter dessus, que ce soit un loup ennemi ou autre ; autant rester en terre Séide, elle ne se sentait pas la force d'aller plus loin de toute manière.
Soudain Tequeela lui demanda un simple "ça ira", mais elle devinait bien ce qu'elle pouvait penser derrière. La vieille louve turquoise reposa son regard sur elle, l'observant descendre à son tour le roc, détaillant silencieusement sa fourrure encore lustrée malgré son âge, la sienne faisant un peu pitié en comparaison. Que répondre ?

« Objectivement, non. »

A quoi bon mentir, elle transpirait les maux de santé, puis l'ancienne alpha était quand même Savante mine de rien.

« Mais ça ira pour la balade, après, la suite, seuls les dieux le savent » ajouta-t'elle avec un sourire.

Opale devinait qu'elle ne pourrait rentrer d'elle-même, mais elle ne voulait pas y penser, elle passait un temps avec quelqu'un qu'elle appréciait, et dieux que c'était rare désormais. De plus, elle ne voulait pas plomber la sortie de Tequeela avec une mauvaise humeur évidente, elle-même détestait voir les gens s'enfoncer dans leur déprime quand on s'occupait d'eux. Surtout que la brune n'y était pour rien, ça lui faisait quand même plaisir d'être là avec l'autre ancienne.
Mais et toi ?
Opale redoutait une peu sa phrase dite précédemment.

« Et si nous longions la Cordillère ? »

Cela leur permettait de n'avoir qu'à descendre, et se promener tranquillement au sein de leur territoire. Elle entama le trajet vers la sortie du camp, vu que de toute façon il leur faudrait bien y aller un moment on un autre.

La femelle anthracite et violine acquieçsa et suivit Opale. Marcher fit du bien à Tequeela. Pas physiquement, ça non. Mais la promenade permit à la louve de s'abîmer dans les méandres envahis de pénombre de son encéphale. Elle repassa sa vie en revu, ses réussites, ses victoires, mais aussi ses erreurs, ses peines, ses deuils. La perte de l'un de ses enfants lui restait toujours difficile à accepter. Celle de son frère aussi. Et à côté de ça, il n'y avait eu que la naissance de Skaër et Pumpkeen pour la consoler. La réussite sociale d'Adèle et Leemoncello aussi. Même si elle était désormais un peu fâché contre ce dernier. La femelle regarda sa compagne. Sa conseillère n'avait pas eu cette chance. Opale n'avait pas de famille connue, et son ex-compagnon était parti depuis bien longtemps. Elle n'avait pas eu d'enfants, ne s'était pas retrouvé d'ami... Quelque part, Tequeela se sentit triste pour elle. Avoir des enfants avait été un tel bonheur pour elle qui pensait alors que seule la place de Meneuse pouvait la combler de bonheur. Amusante réalité. Tequeela s'était cru tellement différente de sa génitrice, hors elle s'était retrouvée aussi mère-poule qu'elle. La Savante imagina un instant quel tête aurait pu avoir des descendants d'Opale avec Lieutenant. Si les gamins choppait la grâce et la prestance de leur mère, ainsi que la fermeté de leur père, nul doute qu'ils seraient allé très loin dans la société. Leemoncello aurait pu être menacé par ces hypothétiques petits. Tequeela sourit.

La disciple d'Ao se crispa, les crampes dans ses pattes antérieures commençaient à être vraiment inssuportables. C'était son quotidien désormais. Mais elle refusait de s'arrêter. Leur allure de pas était déjà si lente comparé à ce qu'elle aurait pu être il y a quelques mois, ou quelques années ! Les tiraillements s'allongeaient jusqu'à ses flancs. La respiration de la femelle devenait plus difficile. Essayer de maîtriser son corps abîmé par le poison qui continuait de s'écouler dans son organisme tout en se concentrant sur l'extérieur, le paysage, la santé de son amie, épuisait la louve sombre. Le pouvoir donné par Ao avait été une bénédiction, jusqu'à ce que son corps ne supporte plus ce produit corrosif dans les pattes. A part le douleur interne, Tequeela ne ressentait plus aucun contact sur les pattes avant. Ses coussinets ne ressentaient plus la rugueusité du sol, ou la chaleur des pierres. Combien de temps encore sa gorge et son estomac supporteraient les gouttelettes de venin noir qu'elle léchait en se lavant les pattes ? Combien de temps avant que l'acidité ne ronge les parois de ses organes internes ? Combien de temps avant qu'elle ne se liquéfie de l'intérieur dans d'atroces brûlures de chairs ? Elle avait tout sauf hâte de voir avancer le mal qui la rongeait intérieurement. Elle n'osait se l'avouer, mais l'idée de souffrir atrocement lui faisait peur. Elle ne voulait pas finir ainsi. Perdue dans ses pensées, elle ne fit pas attention à une petite crevasse dans le sol et elle trébucha.

Dans un juron, elle se releva. C'était si bête de tomber ainsi, mais sans sensations, si elle ne regardait pas devant ses pattes, elle n'irait pas bien loin !

Tandis qu'Opale se perdait dans le silence qui semblait les avoir englouties, elle entendit soudainement Tequeela se gaufrer à côté d'elle. Prise de panique, la louve turquoise s'empressa de s'approcher d'elle histoire de l'aider à se relever si elle en avait besoin, mais celle-ci s'était déjà relevée en pestant.
Le coup de stress remuant encore son rythme cardiaque, elle observa sa camarade de promenade d'un air subitement triste, la queue tombante.
Tout était si frêle, maintenant, et surtout tristement elles. Surtout moi. Heureusement Tequeela n'avait fait que trébucher dans une petite cavité, mais si ça avait été plus grave elle...n'aurait même pas pu l'aider. Mon impotence me rend même inutile en fait, à présent.
Opale se sentait comme au bout de tout, au bout de sa carrière, au bout de son utilité, au bout de sa vie. Soudainement elle osa, elle se rapprocha pour poser son front contre l'encolure de l'ancienne Alpha. Opale n'était pas spécialement câline, ni affective, ni rien du genre ; si bien que son dernier contact doux avec quelqu'un qui ne soit pas factuel remontait à...loin.
Mais après quelques secondes seulement, elle se retira, la tête basse.

« Pardon, j'ai eu une légère frousse. »

Elle détourna son regard vers les landes de rocs qui les surplombaient, dérivant peu à peu vers les contrées un peu plus vertes qui elles s'étendaient vers l'horizon. Elle eut soudain une folle idée.

« Tequeela, quels poisons naturels existent dans la nature ? » dit-elle distraitement.