Des armes, des armes, des armes. / Tequeela.

Des armes, des chouettes, des brillantes.

Les armes, c'était ce qu'il n'avait plus.
Il se traînait péniblement de lieux en lieux, indifférent aux contrées qu'il traversait comme à lui-même, ne dévorant une carcasse, souvent trouvée au bord d'un chemin plutôt qu'occise par ses soins, que quand les grondements de son estomac ne l'empêchaient de faire un pas de plus. Il ne savait même pas pourquoi il continuait d'errer ainsi, sans objectif propre, laissant ce qui lui restait d'esprit vagabonder, ne comblant le silence que par quelques toux dont la brûlure, le long de la gorge, le rappelait douloureusement à sa condition de vivant, bien malgré lui. C'était cette toux, et ce corps perclus de douleurs diverses, courbatures, arthrose peut-être, et bien-sûr ce postérieur mal - jamais - guéri qui, telle une couronne d'épine, représentait sa pénitence à vie.

Ou sa vie de pénitence, il n'avait jamais franchement étudié la question.

Toujours était-il qu'il se traînait ici, les pattes s'enfonçant irrégulièrement dans le sable de la plage, chacun de ses mouvements soulevant aléatoirement une gerbe de poussière qui teintaient son pelage charbon d'une couleur vaguement ocre. Vague, comme la conscience vague du cadre enchanteur dans lequel il évoluait, lui, tâche de suie sur le manteau immaculé d'une cheminée, irrégularité obscène et provocante n'ayant même pas la décence de se considérer comme telle. Ce n'était même pas une réelle volonté de briser cette harmonie, dans l'esprit d'Abel. Il avait été indésirable partout où il avait mis les pieds, à tel point que cette sensation s'était accrochée à lui, parasite, devenant peu à peu partie intégrante de sa personne, après avoir grignoté lambeau après lambeaux de ce qui lui restait d'humanité.

Le ciel aurait pu être beau, ce soir, à ses yeux.
Certainement qu'il l'aurait été, un jour, avant.

Les vagues venaient s'échouer lascivement dans le sable, des vagues rouges frangées d'écume, des vagues rouges comme le ciel qui s'embrasait dans ce soir flamboyant, certainement un des derniers crépuscules de l'été indien. Le soir était brûlant, incandescent, teintant le monde entier d'un filtre rosé dont l'animal n'avait même pas conscience. Il s'y sentait si imperméable, ses yeux glacés et indifférents plongés dans un horizon qui n'existait même plus puisqu'il ne voyait pas si loin. Chaque pas était à un siècle de distance, chaque respiration à des millénaires.

Demain n'existait même pas.
Et ça n'avait aucune importance.

De sombres fantômes ont enlevé ce qu’il restait d’évolution a l’Alpha. Il n’y avait plus rien à écraser entre ses crocs. Une fois disparue, la colère de Tequeela avait refait rage et avec elle, des milliers de particules de dégoût et de violence. Comment ce corps si fin, si féminin, pouvait se trouver à être si déchaîné ? Tout semblait tellement différent chez la louve sombre maintenant alors que même sans son oreille, son regard continuait de couvrir, dans la mesure du nécessaire, ce filament, cette émergente et essentielle utilisation de sa colère. Sous tous ces bleus falsifiés par un monstre, se cachait, vibrante, le besoin capital d’arracher ce qu’elle avait perdu, à quelqu’un d’autre.

Admettra-t-elle au moins, que sa vie l’avait un peu cherché ? Cette réponse est évidente : jamais. Ce qui c’était passé ce jour, ne resterait pas sans conséquence et ça, c’était une promesse qu’elle c’était faite. En revanche, elle avait bien d’autre chose à faire, avant de retourner prôner la violence dans ce minable endroit. Elle devait guérir cette atroce douleur qui déchirait son visage en entier. La douleur de Tequeela se caractérisait par la souffrance intense de son lobe frontal et de tout son côté gauche. Brûlant, hurlant, déchiré, tiré. Tout était de mauvais goût dans sa bouche. Amère, métallique. Le sang…Du sang partout. Du sang craquelait son pelage sur une très grande surface et avait même imbibé quelques mèches de sa tresse. Comme un souvenir éternel de ce qu’elle avait perdu. Ironiquement, l’idée de sa douleur intérieure eu un effet antagoniste sur les effets dépresseurs et subjectifs de la peur qui lui rongeait le cœur. L’avait-ils suivis ?

C’est d’ailleurs toutes ces idées qui l’avait mené à venir se plonger les griffes dans ce paysage de sang. La louve ne laissait pas paraître son cœur, ne restant que figée et hautaine, alors qu’elle n’avait toujours pas fait l’objet de sous-entendus par ses pairs. Personne ne savait encore. Or, en raison de leur future condescendance silencieuse, ces personnes ou groupes de personnes allait bientôt se confronter à l’hypothèse la plus plausible de leur hypocrisie : Tequeela elle-même, dans tout ce qu’elle était. Noire, un brin saloparde, savante, vipère et acerbe. Il n’y a plus d’effort à faire, de toute manière. Ces connards vont payer. Ce n’était que hargne et impatience qu’elle ressentait envers les Precursors, mais la disciple de la Dragonne en voulait aux autres également sans s’en vraiment rendre compte… Toujours tournée vers la monotonie des cents pas, Tequeela frissonna. Les poils gonflés, dressés vers le ciel et des souvenirs avec eux, des intentions malveillantes. Elle n’avait plus que ça. L’Alpha n’était que fureur.

Elle baissa les yeux, le souffle court et vit le sol rouge, s’assombrissant avec l’humidité du temps qui venait et son ombre. Elle laissa son postérieur se trainer dans le sable. Son corps s’était stabilisé entre deux extrémités. L’un bruyant et chaud, l’autre silencieux, droit et trop bleu pour être mauvais. Il commençait à faire sombre, le soleil se couchant à l’horizon, éclosant de couleurs tièdes, or, saumon, corail. En même temps… La femelle au poil anthracite et violine faisait face à tous les événements récents, perturbée. Subtile œuvre d’un vent qui était remonté, chaud et terrifiant sur sa nuque. Lorsqu’on était seul, on pouvait contempler plusieurs choses. Lorsqu’on était seul, un couché de soleil, une cascade, une chaîne de montagne ou du putain de sable devient plus vide, plus irritant car on ne peut en discuter, seulement le regarder et attendre. Regarder que quelque chose se trouble. Et puis quoi encore ? Il faudrait que je trouve ça beau ? Aimer les couchés de soleil, c’est tellement stéréotypé. Si…rouge. Sanguin. Sa frustration, sa douleur, et sa rage l’empêchait de se rendre compte de son erreur. Le veille encore, elle aurait sû apprécier ce paysage carmin et apaisant.

Tequeela finit par se relever, les possibilités étaient illimitées, cependant elle n'arrivait pas à penser à tout. Ici, tout semblait infini, tout semblait durer toujours, sans jamais s’approcher d’un quelconque explicit. C’est alors qu’elle le vit, trace de noir sur paysage d’hémoglobine. Sur le supérieur de ce spectacle coloré subsistaient ces deux loups, éloignés, trace de pigment noir. De l’autre, côté inférieur, brûlait l’horizon, écarlate pigment rouge, entourant cette terre comme un bandeau. Dans un léger mouvement d’épaule, elle replaça sa tresse sur le côté en crispant son visage de douleur. Il compte pas bouger lui ? Ne l’avait-il pas déjà vue dans ce paysage de couleur ? L’avait-il simplement ignoré comme elle ignorait désormais tout le monde ? Il ne semblait même pas inquiet de s’être fait rejoindre. Décidément, il fallait qu’elle fasse un effort pour ne pas se jeter sur lui, cet inconnu, ce solitaire, pour ne pas le charger, ou pour tout simplement s’éloigner et guérir en paix, toutes ces blessures qui déformait son magnifique visage. Finalement, c’est le premier choix qu’elle s’offrit et, plissant le regard, elle l’invectiva d’un aboyement d’avertissement.

Au fil du temps, Abel avait appris à repérer les gens.
Il ne comptait plus les années qu'il avait passées à errer seul sur la terre, c'était tout juste s"il parvenait à se souvenir de l'âge qu'il avait. Il avait tellement l'habitude que seul le silence l'accompagne que sa notion d'espace personnel s'était étendue bien plus que la moyenne : si un loup quelconque pénétrait au sein de cet espace, il en était informé bien avant que ses yeux puissent le voir ou que l'effluve nouvelle parvienne à ses narines. Grâce un sixième sens, le solitaire prenait vite conscience qu'un de ses semblables se rapprochait, pouvant ainsi l'éviter en toute quiétude sans que jamais se congénère ne se rende compte de son existence. C'était extrêmement pratique et, dans le cas présent, lui avait permis de déceler la présence de la louve bien avant d'entendre son appel.

Qui ressemblait plus à un caniche frustré qu'à une Alpha en colère.

Cependant, le wouf de la femelle eut au moins pour effet notable de pousser Abel à s'arrêter et à se retourner.

Si ce dernier avait eu des lunettes en demi-lune, il y avait fort à parier qu'il aurait regardé la femelle au dessus desdites lunettes en demi-lune. C'était rare que l'on remarque sa présence, et par rapport de cause à effet, rare que l'on se donne la peine de lui adresser la parole, et jusque là complètement inédit que l'on l'interpelle ainsi. S'il avait encore eu quelques notions de politesse, Abel aurait jugé cette intervention irrespectueuse et malvenue ; cependant, il était bien trop occupé à détailler l'animal qui lui faisait face pour s'adonner à de tels jugements. Femelle échevelée au pelage sale, au regard fou et recouverte de sang, à qui il manquait une oreille. C'était rare de voir des loups dans cet état, des loups qui soient plus sales et galeux que sa propre personne : par curiosité et sans une once de décence, Abel la détailla, un léger sourire ironique aux lèvres. Elle devait avoir eu une certaine prestance, naguère : le port droit et l'attitude fière témoignaient de la vague estime qu'elle avait dû porter à sa propre personne. C'était d'autant plus jouissif de la voir ainsi, cette parfaite inconnue, cette princesse tombée du trône, cette épouse répudiée, cette reine à la couronne brisée.

Peut-être ne pensait-il cela parce qu'il faisait le parallèle avec sa propre déchéance, mais Abel ne connaissait rien de plus beau qu'une reine déchue.

Une seconde, le mâle tenta de réfléchir à une conduite adaptée dans ce genre de situation. La réponse docile à l'invective, la queue entre les pattes et la tête basse, Abel l'élimina d'office. D'habitude, il ne prêtait même pas attention à ses congénères, alors, même si la fierté était un concept qui lui était étranger, le simple fait d'agir en fonction de ce que lui avait demandé son interlocuteur lui semblait inconcevable. Ce qu'il faisait d'habitude, c'est qu'il continuait sa course au ralenti vers les tréfonds de l'univers, la tête perdue entre les nuages et les étoiles, à des milliers de kilomètres des aboiement stériles des moucherons de son espèce. Mais là, maintenant, à cet instant T, il avait prêté une oreille presque attentive aux aboiements en question, aux aboiements de la princesse ensanglantée, qui laissait tomber un masque que lui aurait bien aimé voir, rien que pour comparer.

Non, clairement, il lui devait quelque chose.

Deux secondes, Abel la fixa, son regard de glace dans les yeux radioactifs de la séide.
Cracha à terre.
Et repris sa route.

up ?

L'Alpha anthracite n'aima pas la façon dont le solitaire la fixait, la jaugeait, la calculait. Elle retint un grondement, fronçant les sourcils tout en lui rendant la pareil. Gris froncé, des corbeaux sur le corps... Cela lui rappelait quelqu'un. Il n'était clairement pas de ces loups toujours au summum de leur force et de leur fierté. Quelque chose chez lui clochait. Dans son attitude. Pour toute réponse, il cracha à terre avant de l'ignorer avec superbe et reprendre sa route sans plus de manière. Plus que vexée, la femelle echevelée resta interdite. Si cela n'était pas une marque totale et copmplète d'irrespect alors là... N'ayant jamais eu à affronter une telle réponse, Tequeela hésita sur la marche à suivre, la surprise l'ayant momentanément privée de son animosité à l'égard du monde entier. La douleur diffuse dans son visage et le mal de crâne qui cognait à ses tempes la rappela bien vite à la réalité. Elle s'élança à sa suite jusqu'à la dépasser, museau froncé. Toujours en proie à l'hésitation, mis à nouveau prise par sa fièvreuse envie d'en découdre.

« Hé. Le minimum serait de dire bonjour. »

Au cas ou ta mère ne t'aurais pas appris la politesse, connard. Elle se posta devant lui, droite. Sans doute était-elle ridicule ainsi, à vouloir se montrer dominante alors que clairement, elle n'était pas en état physique de le faire, et que visiblement, il avait autre chose à foutre que de l'admirer pour sa royale existence. On ne change pas une égocentrique. Tequeela planta son regard azur dans celui du solitaire. L'allure général du loup lui rappelait étrangement leur bêta. Pourtant elle ne se rappelait pas qu'il ai mentionné avoir de la famille encore vivante à ce jour. D'un autre côté, vu la patte en mauvais état dont souffrait le loup, elle aurait eu honte d'avoir un tel handicap parmi les siens. Peut-être était-ce le cas ? Caïn aurait pu être de se genre là. Ceci dit, la nature aimait beaucoup les étrangetés et coïncidences. Il était bien plus probable que ce loup là n'ai rien à voir avec l'ancien Chasseur. Beaucoup de loup pouvaient arborer un pelage gris et une queue noire après tout.

« Qui es-tu ? »

Autorité. Calme. Concision. Cela permettrait de rpéondre à la question la plus importante. Danger réel ou négligeable ? Solitaire de passage ou terroriste Precursor en reconnaissance, ou même en mission d'infiltration ? l'Alpha Séide avait perdu toute confiance depuis l'apparition des Precursors. Seuls Raw, ses enfants, Hylda, Caïn, Valka, Tatsu et Fireheart avait encore sa confiance. Ce qui faisait un nombre assez réduit de loup, malheureusement. On ne pouvait plus être sûre de rien, maintenant. Enfin, elle n'estimait pas beaucoup cet étranger, il ne représentait vraisemblablement pas une grande menace. Trop faible. Boiteux. Pas d'un très grand interêt.

A dire vrai, Abel était incapable d'être irrespectueux tant la nature même du respect lui était un concept étranger. Il agissait sans réfléchir, par rapport à lui, sans réellement se préoccuper des conséquences que pouvaient potentiellement avoir ses actes sur le reste du monde. S'il avait craché en direction de la louve, c'était une vague pulsion immédiate sans intérêt, immature et ridicule, qui avait pour seul intérêt de provoquer chez lui un éclair de fierté cynique, comme s'il avait eu le dernier mot et qu'il s'en trouvait tout puissant. Et quand il pris conscience du martèlement régulier et croissant qui résonnait derrière lui, le solitaire avait déjà oublié l'existence même de la princesse de carton, à nouveau perdu dans ses pensées, sillonnant pat l'esprit les contrées les plus lointaines, à peine conscient que ses pattes foulaient encore la terre ferme.

— Hé. Le minimum serait de dire bonjour. Qui es-tu ?

Tiré de sa rêverie - qui n'en était plus une, au vu du temps qu'il y consacrait - l'anthracite releva la tête. La louve bicolore se tenait face à lui, lui barrant la route - putain, c'était une habitude chez eux. De près, il pouvait la détailler. La tignasse sale ébouriffée en un vestige de coiffure, de la boue et du sang. Elle se tenait droite, comme pour tenter de dissimuler sa piètre apparence derrière un port qu'elle voulait altier, mettant en valeur ses blessures et son air sauvage. Peut-être se sentait-elle importante, peut-être croyait-elle qu'elle méritait une quelconque forme de respect. Comme les autres, elle état persuadée que son existence importait, qu'elle avait une valeur. Qu'elle manquerait quand on la perdrait. Qu'elle était irremplaçable. Qu'il fallait la saluer avec déférence, la déférence qui est due à une princesse de son rang.

Bah, elle était mignonne.

L'image qu'elle devait avoir d'elle même, pour mériter ce bonjour - non, ma mère ne m'a pas appris le respect, gueunon - semblait tellement éloignée de cette louve laide et vieille derrière ses grands airs, de cette louve outrée par le vil traitement que lui, petite poussière, à peine un petit caillou coincé entre ses coussinets qu'il était, osait lui infliger. Ne se rendait-elle pas compte que, sans sa couronne, sans l'hypocrisie de ses sujets, sans les belles parures et les courbettes qui dissimulaient mal la rouille et la décrépitude du mensonge de son existence, elle n'était rien ? Qu'elle ne brillait que pour les yeux qui daignaient la regarder ? Que là, maintenant, tout de suite, elle était juste pathétique ?

Une louve pathétique, certes, mais une louve qui l'empêchait de passer. Visiblement, outre sa psychanalyse silencieuse d'un être qu'il ne connaissait aucunement, il allait devoir interagir avec l'être en question.

— T'aboies sur les gens pour les saluer toi ? Moi, j'leur crache à la gueule, coutumes locales. Je me tape que tu passes un "bon jour", catin. Casse-toi, j'suis personne.

S'il savait qu'il pouvait certainement la contourner, Abel se doutait que, vu la gueule de son orgueil, elle ne le laisserait pas faire si aisément. En quelque sortes, si piètre que soit la séide, elle possédait l'avantage. Son avancée ne dépendait que de la bonne volonté de la grise, qui pouvait choisir ou non de lui laisser le champ libre. Il était aussi ridicule et prisonnier d'elle qu'elle l'était, à la seule différence avec sa congénère qu'il en avait parfaitement conscience.
Et qu'il s'en tapait notoirement.
Peut-être qu'il aurait été plus simple de balancer ce "bonjour" et son prénom en guise de mot de passe, peut-être même que la princesse aurait daigné jarter son auguste postérieur de son chemin sans faire trop d'histoire, mais il supposait que créer une réelle interaction sociale entre lui et cette inconnue aurait certainement des conséquences amusantes.

Il savait ce qu'il risquait à provoquer des loups plus forts que lui.
Et de ça aussi, il se tapait.

Il y avait quelque chose chez ce loup boiteux qui intriguait Tequeela. Quelque chose qui l'outrageait autant que ça la soufflait. Parce que bon, même si elle n'avait pas sa prestance habituelle, elle avait le comportement d'une Alpha furieuse. Et d'où que l'on vienne, quand on est pas chez soi, on respecte les Meneurs sur leur propre territoire. Question de principe. Ce qui induisait soit, que ce gris n'avait pas de code à suivre, pas de règles, pas de valeurs, soit qu'il se foutait clairement de tout ce qui l'entourait. Dans le premier cas il représentait un danger réel. Dans le second, il était tant blasé qu'une intervention quelconque de la louve sombre aux yeux pâles ne servirait à rien. Or il était innaceptable qu'elle laisse ce louvard sur son territoire sans surveillance, vaquer à sa petite vie minable. La femelle ne sût pas quoi faire. Encore une fois, le mâle cendré faisait coincer les rouages de son cerveau. Et les Dieux savaient à quel point Tequeela ne supportait pas de se sentir impuissante.

— T'aboies sur les gens pour les saluer toi ? Moi, j'leur crache à la gueule, coutumes locales. Je me tape que tu passes un "bon jour", catin. Casse-toi, j'suis personne.

L'oreille intacte et le moignon ensanglanté de sa seconde écoutille se dressèrent sur son crâne. Elle retint un grincement dent, bouger son visage, et notemment son oreille déchirée, la faisait horriblement souffrir. Il fallait qu'elle rentre vite, qu'elle nettoie cette plaie pour éviter l'infection. Quelques secondes, elle se désinteressa de l'inconnu, retrouvant son sens des priorités de Savante. Aussi le " catin " passa sans laisser de remous dans l'esprit de la femelle aux toiles d'araignées violines. Enfin... Presque. L'insulte, qui ne la froissa pas donc, entraîna une question aussi existentielle que dérisoire, la voyait-on ainsi ? Avait-elle la réputation d'une péripapéticienne ? Ou son apparence physique jouait-elle un rôle pour qu'il la qualifie ainsi ? Loin de sa meute, de ses pseudo amis et de sa famille, il n'y avait personne pour la rassurer, et la couvrir de paroles douces et élogieuses. Des paroles peut-être mensongères et fades, mais des mots qui laissait son égo en paix. Bien qu'elle contrôla son museau pour ne pas afficher une moue agacée, le poil se son échine gonfla légèrement.

« Alors bonjour Personne. Je serais curieuse d'en apprendre plus sur tes coutumes. »

Le comportement du mâle la déstabilisait. Ses yeux d'un bleu limpide transpiraient la surprise. En fait, elle n'avait jamais croisé personne sur ces terres qui eu osé lui parler ainsi aussi ouvertement. Toujours préservée des insultes ouvertes, des mots fielleux et des attitudes aggressives, l'Alpha Tequeela se trouva incipable d'offrir une réponse en adéquation avec son rang de chef et le caractère du Solitaire, aux antipodes de ses celui de ses sujets. De ce fait, elle se décala d'un pas, laissant le champ libre au loup de continuer sa route sans la contourner. Après tuot c'est ce qu'il avait demandé. Peu poliment, et certainement sans une once de respect pour sa personne distinguée. Ceci dit, même si elle acceptait de la laisser passer, elle ne le lâcherait pas de si tôt. Tout agressivité se dissipa, et son pelage reprit sa taille habituelle. En moins propre, moins lisse, moins brillant. Mais elle ne le remarqua pas. Son regard glacé braqué sur le mâle gris. Etrange personne, qualifiable de connard notoire, vu son expression et son ton acerbe pour parler à une inconnue importante. Ou un idiot. L'un pouvant très bien aller avec l'autre.

Abel n'avait plus de principes.
Peut-être en avait-il un jour appris quelques bribes au cours d'un des intensifs entraînement de sa prime enfance, mais ces concepts abstraits n'étant nullement nécessaires à sa survie, il les avait noyés dans les tréfonds de son indifférence. S'il en connaissait les bases, c'était d'un œil complètement extérieur qu'il les jugeait : il avait vaguement conscience que lesdits principes régissaient les interactions sociales des êtres vivants. Conventions, hypocrisie de circonstance, mensonges et traditions pour faire bonne figure ; s'il connaissait tout cela, il n'avait jamais songé à les appliquer dans les rares confrontations qu'il avait eues. Confrontations qui commençaient à s'accumuler sérieusement, ces derniers temps. A croire que la vieillesse le rendait sociable.

Toujours était-il qu'il comprenait la surprise dans les yeux de cette louve échevelée et sanguinolente, comme si elle ne s'attendait pas à une telle violence de sa part. Comme si lui, Personne de son pseudonyme, solitaire errant, galeux et malade, déchirait violemment le satin qui entourait sa petite existence confortable et douce, arrachant ces pans de mensonge protecteurs qui la maintenaient à l'écart - et à l'abri - du monde extérieur. Dans cette surprise, le solitaire lisait avec délice la violence du blizzard qui se glissait entre les lambeaux de soie, lui imposant sa vraie nature, son reflet dans le miroir non altéré par les ronds de jambes et les courbettes que ses sujets lui livraient à longueur d'années. Il lisait sa prise de conscience comme quoi non, elle n'était pas belle, d'aucune manière ; non, elle n'était pas noble, pas pour lui, pas pour son peuple ; non, elle n'était pas d'une éternelle jeunesse et commençait à vieillir, à s'altérer, à avoir le poil moins luisant et l’œil moins vif.
Et surtout non, elle n'était pas marquante, pas immortelle, pas inoubliable même si elle avait accès, temporairement, à quelques lambeaux de gloire. Quand elle mourrait, sa cour hypocrite se ferait une joie de chier sur sa tombe avant qu'elle ne retourne à la poussière.

— Alors bonjour Personne. Je serais curieuse d'en apprendre plus sur tes coutumes.

Et elle s'écarta de son passage, comme pour le laisser passer, en parfait désaccord avec ce que sous-entendait la phrase qu'elle venait à peine d'énoncer, à savoir qu'elle comptait bien lui tenir le crachoir jusqu'à ce qu'il n'ait plus de salive. Si Abel tendait à vaguement s'en étonner, il ne se formalisa pas de cette contradiction : c'était tellement vivant comme concept. Dire quelque chose pour en signifier l'inverse, se triturer la cervelle pendant des heures pour chier des phrases qui nécessiteraient sensiblement la même gymnastique mentale pour être comprises, c'était une telle perte de temps. Lui ressentait les mots et les larguait sans y réfléchir, comme un réflexe, comme une réponse directe et inconsciente à une injonction musculaire. Il parlait peu et efficace, visait juste - tout du moins dans la transmission de son message - sans s'encombrer de salamalecs ou de courtoisie. Tout au plus daignait-il ponctuer ses messages de quelque jurons, histoire de se montrer le plus antipathique possible histoire qu'on lui foute la paix.

En cela, voir qu'elle s'obstinait représentait presque un jeu.
Une once d'intérêt.
Elle était hypocrite et bien élevée alors qu'il était bestial et inapte à la vie en société.
A voir combien de temps elle allait tenir à essuyer ses refus.
Avant de se vider de son sang.

Il voulu parler, et une quinte de toux le pris. Tout son corps fut secoué des spasmes accompagnant sa toux ; il s'effondra sur le côté, tentant de reprendre le contrôle. Le solitaire finit haletant, tentant de retrouver un semblant de souffle, tentant de ramener un peu d'air dans ses poumons malades : il ne parvint qu'à cracher un peu de sang.

La maladie s'enfonçant de plus en plus profondément en lui.