Le lion et les oisillons | Kerguelen

Le jour était jeune sur les terres Nakhu. L'aube grise jetait des teintes pastels et décolorées sur la Vallée des murmures et la grande église qui se dressait à son extrémité. Les corneilles à demi-endormies se tenaient perchées sur son toit et sur ses gargouilles, la tête posée sur le plumage et leurs yeux mi-clos. Dans la marée d'herbe haute, trois silhouettes avançaient doucement dans le silence du petit matin. La première, massive et blanche comme la neige, était celle d'Ajani. Bien que sa stature lui donnât presque l'allure d'un vétéran, le grand loup n'était qu'au rang d'apprenti chez les Nakhus, de rang égal aux deux petites louves qui l'accompagnaient. En témoignait l'absence de cape sur leur dos, et de broche accrochée à leur poitrail. Certes, son rang était particulier puisqu'il avait été pris sous l'aile de l'oracle Volstein lui-même et semblait destiné à devenir son successeur. En attendant, il était l'égal de ses congénères disciples. Ce matin-là, il effectuait l'une de ses premières sorties qui n'était ni en solitaire, ni accompagné de son mentor. Il avait eu l'aval de ce dernier pour se rendre à l'Eglise aux Corneilles avec deux autres jeunes, afin de leur faire découvrir mais aussi sans doute de s'adresser à la déesse. Tout en avançant dans l'herbe grasse, il se demanda si Volstein se trouvait tapi quelque-part non loin pour les observer et si cette micro-expédition était une sorte de test. Il finit par secouer la tête et focaliser ses pensées sur ce qui se passait sous ses yeux plutôt que sur de telles suppositions.

Collée à ses pattes se trouvait la petite silhouette de Moineau, Gloria de son vrai nom. Elle était presque devenue son ombre, quand il n'était pas en tête à tête avec son mentor ou seul, elle se trouvait immanquablement à ses côtés. Il l'avait recueilli un soir, petite boule de poils abandonnée sur le bord de la rivière qui striait les terres Nakhus, et était resté attaché à elle depuis. Sans doute lui rappelait-elle par moments sa petite soeur Limule, ou projetait-il sur elle les souvenirs de leur enfance. Sa famille lui manquait, bien qu'il n'en parlât que très peu. Il lui paraissait contraire au code d'honneur des pirates de révéler quoi que ce soit à leur propos à des meutes qui étaient bien plus puissantes. Il ne faisait aucun doute, maintenant qu'il commençait à apercevoir l'étendue de ces dernières, qu'ensemble elles seraient à même d'anéantir les Raeders. Les Lazulis et les Etelkrus étaient bien plus nombreux que les Nakhus et les Raeders. Même en s'alliant, il serait difficile pour les deux plus petits groupes de s'imposer...

Non loin de Moineau se trouvait la petite Kerguelen, une louvette sans oreilles et qui était la fille de leur oracle. Cette absence d'appendices auditifs lui donnait une allure mignonne, renforcée par ses grands yeux enfantins et sa petite taille. Ajani avait plusieurs fois croisé Hannah, sa mère, et il s'était fait à l'apparence de cette louve si particulière. Il n'avait pas osé demander si c'était une tare génétique, une malédiction ou même si Hannah était issue d'un peuple lointain sans oreilles. Ce qui serait une idée fascinante. Les yeux clairs d'Ajani suivirent la petite du regard, quand un mouvement attira son attention un peu plus loin. Quelques corneilles s'étaient posées au sol et picoraient quelque-chose d'invisible pour eux entre les herbes.

"Hé, regardez." Murmura le grand loup aux deux petites en désignant du museau les volatiles.

Ajani eut un rire léger quand la petite voix de Kerguelen prit un ton légèrement contrarié en évoquant le refus de sa mère de vivre avec une Corneille. Il comprenait Hannah, puisque la présence d'un volatile coassant dans une tanière le conduirait immanquablement quelqu'un à une envie terrible de le chasser, ne serait-ce que lorsqu'il faisait du bruit la nuit ou secouerait ses plumes un peu trop fort. Mais une partie de lui ne pouvait s'empêcher de se dire qu'à l'âge de la petite, il aurait trouvé ça sacrément classe de pouvoir brandir à ses côtés un grand oiseau noir. A l'époque, c'était sans doute juste l'aspect un peu menaçant et intimidant des corneilles qu'il aurait vu. Maintenant qu'il savait qu'elles étaient le symbole de la déesse Yurai, sa vision avait quelque-peu changé... Chaque jour, son esprit s'emplissait un peu plus de doutes concernant ce avec quoi il avait été élevé. Ici personne ne l'avait rejeté parce qu'il était un pirate comme il s'y était attendu.

Il s'était presque forgé une carapace, prêt à recevoir les insultes, les regards de travers. S'ils étaient venus à apprendre qu'il n'était en réalité qu'un bâtard des deux mondes, il avait même était prêt à bien pire. Et pourtant.. Rien de cela.  Durant les premières lunes, il avait compris que les Nakhus accordaient à la parole de Yurai une foi presque aveugle, qui leur permettait de passer outre son statut d'ennemi. Car durant ce même temps, il avait appris peu à peu combien la haine secouait les meutes suite aux sacrifices perdurés par son ancien clan. Les Nakhus n'en avaient pas été victimes, mais c'état en partie pour cela cependant qu'ils avaient créés de nouveaux rangs. Il avait donc songé que cette mystérieuse Yurai le protégeait, d'une certaine manière.

Ce n'était que tout récemment, à force de côtoyer cette meute et de s'y intégrer, qu'il avait compris la véritable raison de cette acceptation. Quand bien même il serait venu se présenter à ses portes sans avoir été vu par l'Oracle lors de ses expéditions au clair de lune, on lui aurait donné sa chance. Car les Nakhus accueillaient tout un chacun sans discrimination, sans aucun a-priori, laissaient une chance à tous ceux qui désiraient la tenter chez eux. Quoi qu'il puise arriver, Yurai déciderait si ce loup méritait d'entrer ans le groupe. Et même si ce n'était pas le cas, ceux qui avaient fait leurs preuves avaient droit de passage et de chasse sur leurs terres, comme la compagne de Volstein. Ils portaient une vision du monde calme et optimiste, et force était de constater que malgré les tensions qui régnaient partout... leurs terres étaient effectivement épargnées de tous ces malheurs.
Inconcevable pour lui lorsqu'il était encore pirate.
Incroyable même maintenant.

"Les yeux de Yurai doivent pouvoir voir toutes les terres et le ciel." Répondit-il à la petite sans oreilles. "Dans une grotte, elles rendraient notre déesse aveugle, tu ne crois pas ?"

De son côté, Moineau lançait des regards curieux aux oiseaux elle aussi, toujours collée à l'une des pattes d'Ajani. Elle eut un petit sursaut lorsque Kergeluen s'approcha pour s'adresser directement à elle, et jeta un regard incertain à leur accompagnateur. Elle n'était encore qu'une enfant, et pourtant le blanc avait l'impression qu'elle ne se comportait pas tout à fait comme ses jeunes camarades. C'était difficile à décrire comme impression, mais il avait celle qu'elle était un peu différente parfois. Peut-être cela lui passerait-il une fois adulte. Il lui indiqua sa camarade d'un petit coup de museau, comme pour l'encourager à lui répondre, et Moineau finit par tourner la tête vers Kerguelen pour lui lancer un sourire timide. Elle se décrocha même de la haute patte blanche pour s'approcher et avoir le même point de vue sur les oiseaux qu'elle.

"Je n'ai pas de plumes sur mes ailes." Murmura-t-elle en réponse, en secouant la tête d'un air dépité. "Je ne suis pas un vrai oiseau"

Au même instant, quelque-chose dût effrayer les corneilles car elles s'envolèrent toutes ensemble dans un fracas de battements d'ailes. Ajani redressa la tête et les regarda s'en aller, aux aguets. Pourtant, rien ne lui paraissait être dans les environs. Il battit une fois de la queue, troublé, et finit par lancer aux deux petites :

"Avançons jusqu'à l'Eglise. Nous allons saluer dame Yurai."

La petite Kerguelen parut se satisfaire de son explication et changea de sujet d'attention. Ajani observa l'échange des deux petites, admirant l'optimisme et l'inventivité de la fille de Volstein pour redonner le sourire à Moineau. La petite louve ailée qu'il avait recueillie et qui maintenant le suivait comme son ombre avait réellement un caractère étonnant. Il n'avait pas connu beaucoup d'enfants ceci dit, aussi était-ce peut-être juste une phase classique dans leur développement, mais il devait bien avouer que l'attitude de la louvette sans oreilles ressemblait bien d'avantage à ce à quoi il s'était attendu de la part d'un louveteau. Moineau le suivait partout, certes, mais il avait d'avantage l'impression que c'était parce qu'il était un pilier pour elle que par réelle volonté d'exploration ou curiosité. Elle restait souvent silencieuse, et paraissait ne pas toujours savoir comment réagir. Fort heureusement, la meute Nakhu était un clan qui pour rien au monde n'aurait brusqué les louveteaux, et ils la laissaient grandir comme elle l'entendait, à son rythme.

Kerguelen s'exclama ensuite qu'ils ne pouvaient se rendre à l'Eglise de Yurai sans une offrande pour leur déesse. Chose qu'Ajani ne respectait pas forcément, car il considérait l'endroit comme un endroit de méditation autant que de prière. Laisser son esprit s'ouvrir sous le regard de la Corneille était chose plus facile qu'ailleurs, et lui qui était friand de longues réflexions solitaires l'avait rapidement découvert, sans pour autant y trouver une explication rationnelle. Peut-être était-ce simplement le sentiment de majesté qu'inspiraient les lieux. Peut-être était-ce la réelle présence de Yurai. Impossible à dire.

"Que diriez-vous de lui apporter un bouquet de ces fleurs là-bas et..."

Au moment où il releva les yeux pour désigner du museau le bosquet où poussaient les dernières fleurs de la saison, son regard tomba sur une silhouette sombre qui se trouvait sur le pas de l'Eglise. Le blanc s'immobilisa dans son geste, s'interrompit dans sa parole. Il aurait juré qu'un instant plus tôt, il n'y avait personne à cet endroit. Mais surtout une impression dérangeante le saisit alors qu'il observait cette silhouette inconnue. Impression qui, malheureusement, était destinée à persister.

Lorsque la créature - car il se rendit rapidement compte qu'il ne s'agissait pas d'un loup - se déplia pour se redresser, un frisson d'horreur courut le long du corps du lion blanc. Si cette chose avait quelque-chose de lupin un moment auparavant, elle n'en avait désormais plus rien. Son corps squelettique était en grande partie dépourvu de poils, et ses membres antérieurs possédaient des doigts immenses et flaques, qui reposaient d'une manière peu naturelle sur le sol. Elle portait de la fourrure uniquement sur la partie supérieure de son corps, sur laquelle était attaché un cou immense et velu, portant une têt de loup. Mais le pire de toute cette apparence étaient les deux yeux vides fixés sur cette tête. Deux orbites liserées de chair, qui figeaient d'un regard notre grand lion blanc.

Durant un instant, Ajani fut incapable de bouger, d'esquisser le moindre geste ou d'afficher la moindre expression. Il ne pouvait se détacher de ce regard terrifiant qui le glaçait de l'intérieur. Son coeur battait la chamade dans son poitrail, au rythme de l'unique question qui tournoyait dans son esprit.
Qu'est-ce que c'est que ça ?!
Lorsqu'il reprit la maîtrise de ses membres, il dut faire un effort pour contenir le tremblement de ses pattes. Il était jeune, et jamais encore il n'avait connu de telle tétanie, de celle qui vous empêche et de fuir et de riposter. Jamais il n'avait vu de monstre dont la vision était si dérangeante. Mais il n'était pas seul face à ce monstre, bien au contraire, et il devait penser aux deux petites silhouettes qui l'accompagnaient.

Il fit quelques pas de côté et ramena les deux petites dans l'ombre de sa silhouette massive, une patte devant chacune d'entre pour les empêcher d'aller plus loin. Il s'empressa de lancer d'une voix basse et blanche :

"Kerguelen, Moineau, fermez les yeux. Fermez les yeux, maintenant."

L'échine légèrement hérissée, l'apprenti Oracle déglutit et inspira profondément. Lorsque l'une des petites tentait de lui échapper, il la ramenait aussitôt à l'abri d'un mouvement rapide de la patte. Il releva les yeux vers le museau de la créature et lança d'une voix forte - après tout, elle était très haut perchée, la figure de cette horreur.

"Qui êtes-vous ? Que faîtes-vous ici ?"

Il accompagna ses paroles d'un jappement interrogatif, les oreilles rabattues vers l'arrière, qui ne portait pas de sens mais au moins - il l'espérait - une intention. Car après tout, si ce n'était pas un loup, il ressemblait à une sorte d'animal. Toute communication n'était sans doute pas impossible.

La sensation qui l'opprima soudain était terrifiante, plus encore que d'être forcé à l'immobilité. Il avait l'impression que l'air fuyait ses poumons, comme s'il se changeait en une vase épaisse et irrespirable. Au milieu de tout cela résonnaient les cris de Kerguelen. Et avant que le loup blanc n'ait pu faire quoi que ce soit, soudain la chose se trouva devant lui. Juste devant lui, le couvrant de son ombre immense. Soudainement libéré de son immobilité forcée, le jeune loup fit un pas réflexe en arrière, constatant au passage que les deux petites silhouettes qui se trouvaient sous ses pattes un instant auparavant n'y étaient plus. Par les dieux, oh bon sang, pas ça.

Il redressa le museau, comme touché par une décharge électrique, pour voir avec horreur les deux petits corps suspendus aux mains immenses de la créature. Celle-ci avait toujours ce regard si perturbant fiché sur lui pourtant, alors qu'elle tenait entre ses doigts infinis, dépourvus de pelage, Moineau et Kerguelen. Cette fois-ci, l'apprenti oracle resta silencieux un instant, fixant la bête en s'efforçant d'ignorer son coeur qui battait la chamade. Il ne pouvait plus se permettre de prendre le moindre risque, car la vie des deux enfants était peut-être en jeu. Même si cette chose n'avait pas pour l'instant montré d'attitude agressive, une angoisse venue d'il ne savait trop où serrait le coeur du lion blanc. Il y avait quelque-chose d'anormal avec cette présence, tant dans ses proportions que dans ce déplacement si rapide, et dans son attitude incompréhensible. Il avait l'impression désagréable que qu'elle lui demandait de... choisir.

Et cette simple pensée, il s'efforçait de la chasser. Il ne pouvait pas choisir, il ne le devait pas. Les deux petites louves étaient Nakhu, elles faisaient partie de sa meute et de sa famille. Il était hors de question de les abandonner. Un mouvement attira soudain son attention sur le côté, et quelle ne fut pas sa surprise de voir l'un de ses camarades surgir à l'improviste. Il s'agissait de Daez, un loup au pelage bleu et aux yeux bandés, faux aveugle à la recherche de la sagesse. Et le comportement qu'il eut laissa Ajani perplexe - autant qu'on pouvait l'être dans une situation telle que celle-ci en tout cas. Il s'adressa directement à la créature qui tenait les deux louveteaux et lui parla d'un ton respectueux, engageant, avec des mots qui paraissaient légèrement... dangereux. Car non seulement il n'avait pas l'impression que le monstre comprenne une once de leurs paroles, et que si c'était le cas et qu'il avait prévu d'avaler toutes crues les deux jeunes louves, il venait d'en gagner un troisième comme digestif. Hmpf.

Et puis il s'adressa à lui.
Présentant une question qui fit naître une traître question dans l'esprit d'Ajani : était-il de mèche avec la chose ? Il lui parlait comme à une sorte d'être divin et perdu, pour lequel il était prêt à tout faire. Qu'est-ce que cela pouvait donc bien signifier ? Les oreilles rabattues, Ajani vit cependant là une occasion. La présence de Daez ne manquerait pas d'attirer le regard de la créature - il l'espérait - sur le côté auquel il s'était approché pour venir le toucher. Il pouvait donc peut-être tenter de s'engouffrer dans l'ouverture et bondir au secours de la seconde. mais il n'avait que très peu de temps pour réagir, car lorsque la créature bougerait, il se doutait qu'elle serait encore trop rapide pour que quiconque puisse intervenir.

"Eloigne-toi Daez !" Lança-t-il tout de même en prenant son élan.

Lorsque la créature figerait l'air autour de Daez, qu'il sentirait près de lui son souffle fétide, peut-être comprendrait-il. Mais il serait alors trop tard.
Le grand loup se ramassa sur lui-même et bondit en l'air, de toute la force de sa massive silhouette, pour tenter d'attraper Kerguelen, qui se balançait au bout des longs doigts de chair. Les babines retroussées, les oreilles perdues dans sa tignasse épaisse, il se focalisa uniquement sur son objectif.
Et advienne que pourra.

Ajani, te voilà Connecté.

Tu as vu la Bête, mais celle-ci t'as épargné : un lien s'est créé entre vous, et l'univers dont elle provient.
En plus de cette vision qui te frappe, tu commences à ressentir. Peut-être même à le comprendre. Ton esprit semble voyager sans contrôle entre ce monde et celui d'à l'Envers.

À en perdre le fil.
À finir par les confondre.

Tu ressens aussi ceux qui s'y trouvent piégés. Tu sais qu'ils sont en dessous de toi, c'est une impression forte qui t'envahit et fait se dresser les poils de ton échine. Tu te retrouves aussi guidé, par les ersatz d'eux restant en ce monde.
Si à ce moment précis tu comprenais que les deux enfants et le mâle se trouvaient à l'endroit exact où tu te situais toi, dans cette autre dimension, tu te surprendras à ressentir la même chose en les lieux dans lesquels se tiennent les autres Dévorés.

C'est quelque chose qu'il va falloir maîtriser, Ajani.
Il va falloir te laisser guider par ces intuitions qui t'habitent, il va falloir apprendre à écouter ces échos qui se murmurent à ton oreille et hurlent dans ton cœur.
Ajani...

Tu es en mesure de les sauver et, qui sait, d'assurer ta place dans ce clan.
Il ne te reste plus qu'à savoir comment...

Le choc vint, si rapide qu'il en devint inattendu. La vision du grand loup blanc s'obscurcit, ses tympans crièrent au martyr alors qu'une myriade d'étoiles venaient danser sous ses paupières. Il sentit à peine le sol, brutal contre sa tempe, tant il fut sonné par le coup qui lui avait été porté. Il n'eut pas le temps de comprendre ce qui s'était passé qu'un autre choc achevait de le faire sombrer dans l'inconscience, et laissait là son corps inanimé. Il perdit connaissance avec la vision terrifiante de ce monstre, et de l'écharpe de Kerguelen qui flottait au vent devant ses pattes.

Il n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'il s'éveilla enfin. Alors que son encéphale rallumait une à une les connections vers son corps, il fut saisi par une impression de... renversement. Une vision soudaine du lieu où il se trouvait, habité d'un voile rouge sang. Des silhouettes floues, l'Eglise de Yurai baignant dans cette sanglante atmosphère. Puis un flash, qui vrilla son crâne douloureux, et l'Eglise était de nouveau là, dressée et hérissée de ses multiples corneilles. Elle n'était pas droite, mais comme couchée sur un ciel nuageux... Il comprit qu'il avait ouvert les yeux, et qu'il se trouvait allongé au sol. Le goût métallique du sang dans sa bouche et son odeur âcre, combiné à la douleur, lui donnèrent la nausée. Il s'efforça d'inspirer profondément et ferma de nouveau les paupières. Alors qu'il parvenait à reprendre la maîtrise de lui-même, les images de ce qui s'était passé avant qu'il ne perdre connaissance lui revinrent. Un terrible serrement compressa son coeur dans son poitrail meurtri.

Les enfants. Daez.
Au prix d'un immense effort, il se redressa sur le côté, et se remit d'aplomb, une par une, sur ses pattes. Il lui semblait que son corps entier était une douleur irradiante. Ses côtes étaient douloureuses, et l'une de ses oreilles pendait tristement sur le côté, tâche rouge tordue au milieu de ses cheveux épais. Son épaule droite lui arracha un grondement lorsqu'il tenta de faire quelques pas, et il dut se résoudre à boitiller. Il n'avait que peu de blessures visibles, mais son squelette tout entier lui semblait sur le point de céder à chaque pas.
Il fallait qu'il rentre au camp. Il fallait qu'il prévienne les Nakhus de ce qui s'était passé, de la présence de cette chose si féroce qui rôdait sur leurs terres. Ajani avait toujours été un loup solide, naturellement musclé et bien constitué. Pourtant, elle l'avait balayé comme une brindille, et - cette pensée lui jeta un frisson terrifiant - dévoré trois de ses camarades sans qu'il ne puisse rien faire. La pensée terrible qu'en revenant avec cette nouvelle, il scellait son destin, le saisit. Jamais la meute n’accepterait un Oracle qui n'était même pas capable de protéger deux enfants. Il n'osait imaginer quelle serait la réaction de Volstein, ou celle d'Hannah. Un goût acide envahit sa bouche, et il abaissa doucement la tête.

C'est alors qu'il les sentit.
D'ordinaire, il détectait la présence de ses congénères par leur odeur, le bruit de leur pas ou de leur fourrure qui bruissait, parce qu'il les voyait. Là, rien de tel. Une simple certitude qui le saisit et dressa son poil tâcha de sang sur son échine. Une certitude qui redressa sa tête en un sursaut, alors que ses pupille s'étrécissaient dans ses prunelles de glace. Il parcourut les alentours du regard. Sa respiration se fit plus courte. Il ne comprenait pas.
Quelque-chose au fond de lui sentait leur présence, là, toute proche. Et pourtant ils n'étaient nulle part. Il claudiqua en direction de l'Eglise, quelques pas, et l'impression se fit plus forte. Mais il n'y avait personne, personne dans cette vaste étendue qui lui paraissait soudain bien froide et déserte. Il lança un jappement, rendu rauque par son état. Mais seul l'écho lui répondit.

Personne n'était non plus venu, pas un Nakhu dans les parages... Comme c'était étrange. Il avait l'impression de se trouver en plein cauchemar. Son coeur refusait de se calmer, faisant pulser l'adrénaline partout dans son corps. Il boitillait moins lorsqu'il s'avança de nouveau sur la plaine, alors que son esprit lui criait que juste sous son nez se trouvaient ceux qu'il cherchait. Il y avait derrière cette impression une part de... l'anormalité qu'il avait ressentie en voyant la créature.
Devenait-il complètement fou ?

Il finit par rejeter la tête en arrière et lancer un hurlement qui résonna aux alentours.
Moineau.
Kerguelen.
Daez.
Un hurlement qui portait ces trois noms, ces trois présences à la fois si proches... et si lointaines.

Le jeune loup mit dans son cri toute la puissance dont il était capable. Comme si l'onde sonore était capable de briser l'enchantement qui voilait Moineau, Kerguelen et Daez à ses yeux, que ce fût sa propre folie ou quelque autre mystère dont il ne savait rien. Il hurla jusqu'à s'en vider les poumons, et quand il s'arrêta enfin, ce fut pour prendre une profonde et haletante inspiration.
Son regard balaya les alentours, fébrile, dans l'attente du moindre signe.