Le lion et les oisillons | Kerguelen

Lorsque son souffle s'éteignit, le grand loup vacilla sur ses pattes. Sa vision se troubla durant un bref instant, mais pas parce qu'il perdait connaissance - ou peut-être un petit peu, mais ce qui recouvrit sa rétine le lui cacha. Devant son regard s'inscrivit une nouvelle scène, qui résonnait étrangement avec le premier flash qu'il avait eu. Cette fois-ci, il n'y avait plus les trois Nakhus, mais un loup seul. Gringalet, au pelage beige et à la crête blanche, il faisait face à la Bête. Celle-ci, immense, dressait son cou infini face à lui, un double sourire imprimé sur sa tête et sur son poitrail. Ajani entendit l'écho de son cri dans ce monde rouge sang, et la Bête cessa son avancée vers l'inconnu pour se redresser. Elle l'avait entendu.

Ce fut avec cette certitude qu'il revint à la réalité, sans savoir combien de temps s'était écoulé. Une voix parvint à ses oreilles, tristement familière. Hannah. Il appréciait la louve grise, compagne de Volstein, mais elle était bien la dernière personne qu'il aurait aimé voir faire irruption à cet instant. Son coeur se serra alors qu'il secouait la tête, tâchant d'être moins sonné. Il dut faire un effort de concentration terrible pour comprendre toutes ses paroles, et ne trouva pas la force de répondre avant qu'elle n'ait terminé de panser les blessures visibles qu'il avait. Les paroles de la solitaire lui parurent dénuées de sens, mais jetèrent malencontreusement un espoir dans son esprit. Les petites, dans l'Eglise ? Elles n'auraient pas été dévorées alors ?
Est-ce qu'il devenait complètement fou ?

Il secoua à nouveau la tête et se redressa avec un grognement de douleur, alors qu'une odeur familière venait faire frémir sa truffe. Ce fut au tour de Volstein de faire son apparition. Le vieux loup avait encore de l'énergie, et sans doute plus encore lorsqu'il s'agissait de sa meute et de sa famille. Durant un instant, il apparut comme un parfait exemple à Ajani, et une pensée cruelle lui traversa l'esprit. Jamais il ne serait à la hauteur de ce loup-là. Cette pensée s'échappa bien vite, chassée par l'urgence de la situation. Comme les autres, le lion blanc sentit soudain au creux de son être comme un appel, muet et pourtant si fort. La tentation d'aller se jeter dans les bras de la Bête au Cimetière. Et à côté, il y avait Yurai, sa statue qui paraissait les appeler elle-aussi.

Des flashs de ce qui se passait ailleurs, dans cet endroit aussi effrayant que glauque, dansaient parfois devant les yeux d'Ajani, mais la fatigue l'empêchait de correctement en saisir le sens. Il finit par faire signe à Hannah de suivre Volstein.

"Je reste ici... Si elles reviennent." Souffla-t-il.
Ou si la Chose revient.

Il n'avait pas su défendre deux enfants, il ne saurait sans doute rien faire de mieux pour la louve grise. Mieux valait l'éloigner le plus possible de cet endroit que la Chose avait déjà repéré. Il inspira profondément et ajouta :

"Je suis désolé."

Il n'avait pas le temps d'en dire plus, il le pressentait. Mais il se promit, une fois que la situation serait résolue, de prendre un moment pour raconter à l'Oracle et à sa compagne ce qui s'était passé. De préférence avant que Kerguelen et Gloria ne le disent avec panique, elles qui avaient été au coeur de l'horreur.

Comme il ne pouvait courir, le corps complètement transi de douleur, il marcha d'un pas maladroit vers l'Eglise. Ses griffes cliquetèrent sur la pierre, et quelques gouttes de sang teintèrent le sol de pourpre, à travers les bandages de fortune qu'Hannah lui avait fabriqués. Comme Volstein avant lui, il posa ses grandes pattes sur la margelle et se pencha vers la déesse. Sa respiration était sifflante, mais la vision de la lumière violacée parut lui lancer un rengain d'énergie. Il inspira de nouveau, et essaya de se concentrer. La tête penchée vers la fontaine, les yeux clos, il s'efforça de retrouver volontairement ces visions qui venaient s'emparer de ses rétines par instants, saccadées et rouge sang.

Il avait réussi une fois à communiquer avec eux, à détourner l'attention de la Bête. Peut-être pouvait-il recommencer, peut-être même pouvait-il faire mieux. Il voulait faire mieux, il le devait.

"Dame Yurai... Je demande humblement votre aide. Aidez-moi à sauver vos enfants." Murmura-t-il d'une voix rauque, en rabattant les oreilles.

Il se concentra alors qu'une nouvelle vision l'envahissait. Ses griffes crissèrent sur la pierre de a margelle alors que ses muscles se crispaient.

Peut-être était-ce l'épuisement qui prenait le dessus, en tout cas sa tentative resta vaine. La vision s'effaça aussitôt qu'il essayât de se concentrer dessus, comme s'il tâchait de se souvenir d'un rêve. Il ne put s'empêcher de laisser échapper un grognement de frustration. Ses côtes douloureuses rendaient sa respiration sifflante, et chaque mouvement était une torture. D'une certaine manière, peut-être pouvait-il estimer que c'était une bonne chose que ce fut lui, à cet endroit, à cet instant, face à la Bête. Il était d'une constitution solide, et malgré cela il avait été balayé comme une poussière par les pattes horribles qu'elle avait pour antérieurs. Il n'imaginait pas ce qui aurait pu arriver à un loup plus petit, plus fragile, plus mince. Sans doute ne valait-il mieux pas l'imaginer.

Il se mit à faire les cent pas devant la fontaine, la tête basse. Il n'arrivait pas à savoir s'il avait plus mal lorsqu'il était immobile ou en mouvement, mais au moins cette ronde hypnotique lui permettait d'évacuer la tension qui s'était accumulée soudain, en bien peu de temps. Et il avait peur de laisser refroidir ses muscles et de ne plus pouvoir marcher qu'en boitillant ensuite Tant qu'il restait dans l'effort, ses blessures se feraient moins sentir. Il secoua la tête et passa sa langue sur ses babines ensanglantées. Il avait par une fois réussi à apercevoir et à communiquer avec ceux qui se trouvaient Ailleurs. Et ça n'avait pas été par une prière délicate, par une parole soufflée, oh non.

C'était peut-être une autre approche qu'il fallait tenter. Une approche plus bestiale, parce que ces créatures là-dessous ne comprenaient pas la subtilité. Une lueur s'alluma de nouveau dans le regard de glace d'Ajani. Il avait a gorge trop sèche pour hurler de nouveau, et cela ne servirait sans doute qu'à faire venir à lui d'autres Nakhus stupéfaits. Non, non, il devait utiliser ce corps massif que la créature n'avait pas réussi à détruire.
Peut-être que c'était là son erreur, à cette saleté.

Il se redressa sur lui-même, grande silhouette abîmée au milieu de l'Eglise. Et il se laissa tomber pour frapper de tout son poids sur le sol. Comme s'il était possible de déloger ces dalles soigneusement alignées, d'ouvrir une simple porte vers cet autre endroit. Yurai le voyait-elle ? Pouvait-elle l'aider, divine maîtresse de ces lieux, dans son entreprise ? Il frappa aussi fort qu'il le pouvait.
Un coup de patte de lion dans la Volière.