Un matin comme un autre l P.V. Segno

Il parait qu'un solitaire a volé un gamin !

Oui, il s'agirait de l'enfant de Dame Lucy, qui est morte en couche... Quelle horreur... Cette pauvre mère...

J'ai entendu l'autre jour que Pepper n'allait pas très bien...

Notre alpha ? Est-ce à propos de toute cette histoire ?

Je crois... Je ne suis pas sûre.

Tant de brouhaha qui parvenait aux oreilles d'Ely sans jamais les faire frémir.

Il flottait, hors de toutes ces problématiques. La seule chose qui l'intéressait, après tout, c'était de pouvoir explorer son pouvoir, voir le Beau, et rendre hommage à Daïro, en permanence.

La seule qui le comprenne vraiment, qui l'accepte comme il était, mais aussi qui mérite son attention. Ce clan n'avait d'importance aux yeux du loup gris que parce qu'il en avait aux yeux de la renarde. Personne n'avait besoin de lui, pire, il était différent et ils ne se gênaient pas pour le lui faire remarquer.

Bah.

Il le leur rendait bien.

Alors cette nuit, comme toutes les nuits ou presque, il avait dormi au pied de la statue de la Renarde. Apaisé par son regard doré, il n'y avait qu'ici qu'il se sentait vraiment bien. Au milieu des pierres, de cette grotte si merveilleuse. Elle n'était pas si profonde, et pas si ouvragée (bien qu'il y travailla), mais tout était équilibré. Et de cet équilibre naissait le Beau qui ravissait tant Ely. Ici, nul besoin chaque seconde de réajuster une couleur ou une autre - tout était toujours parfait.

Probablement était-il subjectif.

Au fond de lui, il le savait.

Mais il embrassait facilement ce mensonge qu'il se servait chaque matin. Ce lieu est parfait.

Et comme chaque matin, il s'éveilla juste avant l'aube, à ce moment où le ciel s'éclaircit, les étoiles disparaissent mais avant que le liseré doré de l'astre solaire n'enflamme l'horizon.

Il s'assit sur le pas de la grotte.

Et attendit, tourné vers l'Est, que le soleil se lève. Tel une statue.

Lorsqu’elle avait été accueillie au sein de la meute des Etelkrus, la grande Alpha beige qui impressionnait tant Mildred avait énoncé des règles claires.

La jeune Lazulis pouvait rester avec eux en attendant de pouvoir rejoindre sa famille, Mais elle n’était pas libre de vadrouiller comme bon lui semblait. La règle l’avait fait renâcler intérieurement — car elle n’avait pas alors osé piper le moindre mot tout en étant entourée d’adultes faisant deux fois sa taille et son poids — mais elle s’y était conformée les premiers jours.
A vrai dire, elle avait beau dire à Godric ô combien elle désirait retourner fouler des terres inconnues tout en se donnant l’air d’une sauvageonne revêche — mais néanmoins altière, la vérité était plutôt qu’elle ne crachait pas sur cette halte qui s’était offerte à elle avec la légèreté d’un des pétales de rose de leur Île tombant délicatement sur les l’eau calme venant clapoter jusqu’à leurs pattes.
Elle n’avait pas oublié le sentiment de panique qui l’avait étouffée quand elle s’était rendue compte qu’elle était réellement séparée de sa famille, que ce n’était pas juste un jeu, qu’elle ne pouvait pas retourner en arrière et qu’elle, petite adolescente au joli minois, était à la merci du premier venu. Son égo lui avait longtemps crié qu’elle serait capable de se défendre, et du sang féroce coulait dans ses veines qu’elle cultivait comme un présent précieux. Elle n’hésitait pas à braver les dangers au sein des territoires qui étaient les leurs, à tenir tête à ses frères et soeurs et autres individus de la meute, à se laisser aller à des bravades et des rêveries d’aventure.
Pourtant elle avait su instinctivement, en se retrouvant si brutalement projetée dehors, qu’il n’en serait pas ainsi si elle venait à se retrouver face à la mauvaise personne. Elle n’était qu’une jeune rose aux épines tendres et vertes qui ne pouvaient que plier sous un assaut, pas encore assez fortes et rigides pour s’enfoncer dans la chair de l’impertinent.

Alors elle avait accepté avec un soulagement certain l’asile que les Etelkrus lui avaient offert, sans pour autant le laisser transparaître.
En revanche, elle était traitée comme une enfant et devait être accompagnée d’adultes pour se déplacer sur leur territoire. Elle avait remarqué que Godric aussi, et ce même avec la carrure qu’il portait sur ses grands os épais. Apparemment, la meute surveillait la jeunesse d’un oeil vigilant et inflexible.
Les jours avaient passé, Mildred s’était tenue relativement sage, le temps de s’adapter et d’observer. Elle avait docilement suivi les consignes, se calant la plupart du temps sur les habitudes de vie de ses jeunes cousins et cousines, espérant se couler dans le décor tout en observant d’un regard vif la diversité de ces terres nouvelles qui s’ouvraient à elle. Pour quelques temps, sa soif de découverte et d’exploration avait été assouvie.
Mais au bout d’un moment, Mildred ne tenait plus vraiment en place. Jouer avec Godric ne lui suffisait plus, pourchasser les nouvelles bestioles dans les marécages non plus, et jouer l’espionne qui fixait attentivement la vie du clan ennemi l’avait ravie un long moment avant de finalement la lasser également. Sa confiance s’était progressivement rebâtie et oubliée, cette terreur de se retrouver seule face à un danger trop grand qu’elle n pourrait vaincre. L’envie de découverte mordillait de nouveau ses entrailles. Elle voulait également revoir sa famille, trouver un moyen de rentrer auprès de sa mère dont la présence lui manquait terriblement. Elle n’avait jamais été séparée si longtemps de sa famille, et le regard doré d’Anianka se posant sur elle avec une fierté naissante laissait dans son coeur un souvenir brûlant qu’elle voulait à tout prix recouvrer.
Pourtant le dôme ne faiblissait pas. Les adultes du clan qui patrouillaient ne lui disaient —et puis de temps en temps, discrètement, elle allait d’elle-même vérifier qu’aucun chemin ne pouvait la ramener près des siens, et son coeur se serrait chaque fois qu’elle constatait que la barrière divine brillait toujours.

Alors un matin, aux premières heures rafraîchies par la saison froide approchant —elle espérait quand même qu’il ne ferait pas trop froid— à longs pas mesurées, Mildred avait filé parmi les ombres qui se détachaient à peine sous les lueurs de l’aube.
Fière d’être parvenue à s’extirper du regard de ses geôliers, elle s’était dirigée en direction de la mer. Elle en avait longtemps humé les embruns, mais aucune balade guidée ne l’avait amenée à longer les falaises qui surplombaient l’océan en une vue céleste qu’elle n’avait jamais eu encore.
Ses pas la menèrent jusqu’au bord du précipice et elle inspira avec plaisir cet air marin qui lui rappelait celui qui balayait doucement leur île familiale. Ses yeux vairons, eux, parcoururent l’horizon et le panorama qui s’étendait autour d’elle en grande angle.
Et c’est une lueur orangée, allumée par les rayons du soleil s’abattant un peu plus haut le long des falaises qui attira son regard curieux. Sous la caresse chaude de l’astre se découpait une silhouette au sommet d’un a-pic, fine et immobile. L’adolescente resta de longues secondes durant les pupilles rivées vers la forme qui se détachait nettement de la roche, guettant un mouvement. Etait-ce un genre de grand rapace chasseur des mers, patientant pour s’élancer ?
Pourtant, pas la moindre ondulation ne marqua la forme. Ce devait être un rocher, drôlement dressé face au grand large —peut-être une pierre érigée. Voire une statue.
Sa curiosité de nouveau éveillée, la louve se dirigea en trottant souplement vers le morceau de falaise abrupt. La pente avait l’air impraticable et dangereuse, mais ses craintes de ne pouvoir atteindre le sommet s’estompèrent rapidement à mesure qu’elle avançait et voyait se dessiner des marches discrètes taillées à même la pierre de sorte à former un escalier étroit qui serpentait vers le haut. Une occasion amusante de laisser libre court à son agilité et à sa souplesse naturelle pour gravir la façade tout en ajoutant une pointe de danger et de peur à la vue de l’important précipice qui bordait le sentier.

Il lui fallut quelques minutes d’effort pour parvenir à en voir le bout, quelques minutes excitantes et amusantes tout en étant ponctuées de frayeurs régulières lorsque l’une de ses pattes dérapait ou qu’elle se sentait déséquilibrée, mais l’adolescente se rattrapait tout le temps habilement. Elle n’avait pas passé son enfance à jouer avec ses soeurs dans les rochers de l’Île aux Roses pour rien.
Au sommet, la vue était à couper le souffle. Le soleil levant embrasait le ciel dans lequel s’accrochaient quelques filaments nuageux, chassant les dernières couleurs de la nuit à bon train. D’ici, le ressac des vagues s’abattant au pied de la haute falaise ne parvenait à ses oreilles qu’en un son diffus et lointain, remplacé par le sifflement du vent marin dans ses oreilles.
Ses yeux vairons tombèrent sur la silhouette qu’elle avait vu de prime abord, la pierre dont elle voulait vérifier l’existence — et son coeur bondit brièvement au même instant qu’un léger glapissement s’échappait hors de sa gueule quand elle réalisa qu’il ne s’agissait pas d’une statue, mais bel et bien d’un loup. Au glowstick qui l’enveloppait de sa douce lueur orangée, il s’agissait bien d’un Etelkru, resté immobile ici pour qui savait combien de temps.
Elle ne s’attendait pas à trouver une autre âme vivante dans les parages, si tôt et si excentrée des autres, aussi dut-elle laisser un petit instant à son rythme cardiaque et à sa respiration pour se calmer de la surprise qui l’avait saisie.

Mildred pointa ses oreilles duveteuses en direction de l’étranger au pelage sombre —elle avait cru y voir une forme s’y dessiner fugacement mais sans doute l’avait-elle imaginé. Elle plissa légèrement les yeux en pivotant tête et oreilles, perplexe. Pourquoi il ne bougeait vraiment pas ?
Elle leva une patte timide et indécise, et se décida à la poser pour amorcer un pas vers l’étrange loup. Une langue rose passa furtivement sur ses lèvres. Elle hésita un petit instant encore, puis se lança.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Sa voix dont les accents encore aigus et criards trahissaient la jeunesse brisa le calme relatif des environs en s’élevant contre le vent qui soufflait.
En se tordant un peu, elle pouvait distinguer derrière le mâle-statue une ouverture béante à même le flanc de la roche qui s’élevait encore même ici.
Sa tanière ? Il ne dormait pas avec tous les autres de la meute ?
En tout cas, lui, elle était presque certaine de ne l’avoir jamais vu parmi les nombreuses têtes qu’elle apprenait à reconnaître à chaque jour passé à l’abri de la meute.

Et donc, avec un peu de chance, il n’aurait pas pour immédiate mission de la ramener à la forteresse de pierre au coeur de leur territoire.

Il s'abandonna si longtemps à cette vision.

Chaque couleur, chaque reflet, chaque paillette se sublimait mille fois devant lui. L'ensemble formait un tableau impressionniste toujours en mouvement. L'orangé se fondait dans le rose pâle et saumon, avant de flirter avec un bleu cyan. Une onde enflammait les vagues, dessinant l'horizon d'un pinceau de flamme qui venait tracer les rehauts des vagues, ourlant l'écume de braises incandescentes.

Et chaque seconde offrait un nouveau spectacle.

Chaque seconde changeait un détail, et c'était une scène inédite qui en découlait.

Chaque seconde apportait son instant d'infini, dans lequel Ely se perdait à s'en rendre aveugle.

Il mit longtemps avant de se rendre compte de la présence de la jeune louve à côté de lui. Et plus longtemps, encore, à lui adresser un regard. Elle portait un peu l'odeur de sa meute (enfin pour ce qu'il la considérait sienne), mais pas trop. C'était perturbant. Il y avait, en sous-jacent, une odeur plus fraîche, moins salée. Plus continentale.

Il n'entendit pas vraiment sa question. Elle l'avait posé trop tôt, alors qu'il était occupé ailleurs, dans cet autre monde où il gardait ses souvenirs, ses scènes, ses idées et tout ce qui allait avec. Quand il en sortit, il posa un coup d'oeil sur la louve brune qui se dressait, curieuse, en haut des escaliers et considérait la grotte.

Souvent, il n'adressait à ses congénères qu'un vague instant d'attention, avant de s'en désintéresser et souvent à jamais.

Mais lorsqu'il posa ses yeux sur la robe ocre et crème et les mèches terre de sienne de l'adolescente nimbée de lumière, son coeur rata un battement.

Comme lorsqu'il voyait le soleil percer les nuages et dessiner dans le ciel des rais incandescents, doigts d'un dieu façonnant l'univers. Ou quand le vent venait faire bruisser d'aise la cime des pins, l'écorce mousseuse des troncs réhaussant l'ambiance feutrée du coeur d'une forêt ourlée de teintes bouton d'or et citron.

Elle avait en elle, dans sa courte fourrure parfaitement posée sur son corps encore jeune et flexible, dans son port de tête et de queue, dans les épingles qui nouaient ses mèches pourtant rebelles et son air régalien quelque chose.

Sur le gris corps d'Ely, les éclairs apaisés de sa contemplation matinale se réveillèrent sans un bruit, courant sur son échine pour éclater sur ses épaules, son dos et ses hanches, signe de sa confusion.

Depuis plusieurs minutes, il la fixait sans rien dire.

Elle n'était pas que Belle, au sens où il l'entendait.

Elle était aussi au bon endroit, et au bon moment. C'était cette combinaison qui lui apportait ce que les autres n'avaient pas. Ce petit plus, qu'il cherchait dans son environnement à défaut de le trouver ailleurs.

Il finit par se lever, un peu plus grand qu'elle, un peu plus massif aussi malgré sa maigreur effarante qui lui montrait les côtes.

Qui es tu.

Son ton au contraire de ses paroles n'évoquait pas une question. Mais son regard était fiché dans le sien. Même ses yeux, déséquilibre délicat qui apportait à l'ensemble le chaos qu'il lui manquait, étaient parfaits.

Il mit quelques secondes à se retourner, sourd à son arrivée et à ses paroles, comme happé par la tapisserie de couleurs se déroulant dans le ciel. Mais quand il le fit, l’intensité de son regard la fit frémir.
Par ces mêmes yeux qui n’avaient pas voulus s’arracher à la contemplation de l’instant elle se retrouva dévorée, acceptée, intégralement enveloppée. Étonnamment elle soutint son regard, assez semblable à une biche paralysée et obnubilée par l’approche de la mort qui souvent plongeait ses grands yeux innocents dans ceux du prédateur se préparant à porter le coup fatal.
Bien-sûr, elle savait qu’elle ne craignait rien ici, pas au sein même de la meute qui l’avait recueillie pour la protéger des dangers d’un monde trop abrupt pour une si jeune âme.
Pourtant cet échange n’avait rien d’agréable à ses yeux et ce n’était pas la passion qui retenait sa propre attention en perpétuelle suspension avec celle de l’inconnu. La situation la surprenait tout comme elle l’effrayait vaguement et c’était le moyen qu’elle avait trouvé de l’affronter.
Elle ne réalisa pas que les secondes s’étiraient jusqu’à se muter en minutes, embarquée qu’elle était dans ce conflit ambigu, cette lutte étrange à maintenir le contact visuel pour ne pas céder devant cette approche si brutale.

Il n’y avait aucune violence, pourtant ; en un regard qui s’attardait trop longuement, et en ces yeux dorés qui la brossait toute entière sans porter la moindre émotion négative. Bien au contraire, en fait. C’était justement la chaleur brute et sans retenue contenue dans les prunelles ardentes qui étaient violents.
Une question vint, ignorant tout à fait la sienne qu’il n’avait probablement même pas entendu.

Et même ses paroles étaient étranges, déconnectées de celles qu’un individu aurait normalement eu à son égard. Trois mots à peine, lâchés sans la moindre intonation.
Et les yeux jamais ne fléchissaient, comme s’ils avaient toujours eu besoin d’une cible à laquelle se harponner— et après avoir parcourus le ciel, ils s’étaient désormais arrimés dans les siens.
Mal à l’aise, Mildred dansa d’une patte sur l’autre.

— Heu... Je suis Mildred, la fille des Alphas Lazulis, Gloriel et Anianka, nièce de... Joy, et Athelstan, et Alys ?

Sa voix, peu assurée, vacilla quelque peu sur quelques mots, quelques noms. Elle n’avait même pas remarqué qu’au fil des paroles elle avait commis un regroupement flou et grossier, elle qui avait tendance à présenter son ascendance royale en mécanisme de défense avait laissé se mélanger le rôle de sa grand-mère et de son père avec celui de sa mère. Elle avait laissé les mots tomber et s’échapper avec peu de maîtrise, espérant ainsi noyer un minimum le malaise de cet affrontement silencieux et visuel. Peut-être que certains des noms qu’elle avait débité, piochant aléatoirement parmi les noms qui avaient eu la bienveillance de surgir au secours de son esprit confus, saurait retenir son attention, le détourner de sa dissection mentale à son égard.

— Et toi ? Tu fais quoi ici ?

D’autres mots pour meubler le silence. Une reformulation maladroite de sa première question. Au moins pouvait-elle se vanter d’avoir capté son interlocuteur, et d’être sûre cette fois-ci d’être entendue.
Elle se laissa aller à un léger sourire, étirant difficilement les commissures de ses lèvres serrées. Il était difficile de cacher son malaise quant à la fascination indicible qu’elle sentait émaner de lui, irradiant ses propres émotions.

Ses iris vairons n’y tinrent plus et se détournèrent un instant, cherchant refuge dans les courbes gracieuses que formaient les vagues de l’océan, loin en contrebas.

Elle était tellement fière ! Droite, elle soutenait son regard, qu'Ely pouvait encore mieux apprécier ainsi. Il finit par se lever, et s'approcher d'un pas. Il respectait une distance correcte, et n'était pas invasif (pour l'instant). Mais il commença à lui tourner autour, détaillant avec une certaine avidité les traits de son corps. La couleur de son pelage. La forme de ses pattes, de ses muscles, la régularité de ses traits et l'équilibre qui se dégageait d'elle.

Il ne semblait pas avoir entendu ses paroles.

Il les ignora longtemps, se contentant de lui tourner autour d'un pas ridiculement lent, sans jamais s'approcher ni ne reculer d'un seul centimètre. Il avait la régularité d'un métronome, et la fluidité du serpent fixé sur sa proie. Il ne semblait pas dangereux, ni avoir la moindre animosité envers elle, au contraire il dégageait une certain chaleur, mais son attitude parlait. Et son attitude susurrait le contraire aux oreilles de la louve.

Mildred.

Il l'avait énoncé très distinctement. C'était la seule chose qu'il avait retenu. Son nom. Il l'aimait bien, lui aussi. Il n'y aurait pas pensé lui-même, mais ça lui allait plutôt bien. C'était un mot qui glissait sur le bout de la langue avant de bondir en avant et rouler sur les dents, pouvant finir en un claquement de mâchoire. Avec la même énergie fière et sauvage qu'elle dégageait.

Il finit sa trajectoire en face d'elle.

C'est le temple de Daïro, la Renarde.

On sentait les majuscules et la déférence dans son ton, malgré le manque d'intonation globale. C'était important. Très important. Aussi important que Mildred à cet instant, voir plus. Même si ça n'était qu'une grotte, et que la déesse n'y était pas à cet instant. La Renarde était Importante.

Tu veux visiter

C'était si étrange, de poser des questions. De s'adresser à quelqu'un d'autre. De proposer. D'aller de l'avant, d'aller la chercher. Et son ton était si étrange, lui aussi, l'intonation à peine marquée, on voyait qu'il n'avait pas l'habitude. Il faisait des efforts. Des gros. Mais il était prêt à les faire ! Parce qu'elle était Belle. Parce qu'il avait envie de la regarder se mouvoir, de l'observer dans la grotte. De la regarder, et la regarder encore. Juste, la regarder. De découvrir comment son pelage réagissait dans l'ombre. Comment son regard brillait devant la fontaine orange. Comment sa queue se mouvait lorsqu'elle tournait sur elle-même, comment elle souriait.

Alors il faisait des efforts, oui.


Mais il ne voulait pas qu'elle parte.

L’étrange loup noir se mit à lui tourner autour, elle put le voir du coin de l’œil.
Il s’était mis en branle, lentement, il la fixait toujours, sans la lâcher ; et il avait commencé à décrire un cercle autour d’elle. La queue de Mildred fouailla l’air par réflexe. Tout en feignant de regarder ailleurs elle continuait de le guetter, simplement pour être sûre. Elle n’avait pourtant rien à craindre, n’est-ce pas ?
Il y avait toujours cette dualité étrange qui persistait. La drôle d’impression qu’il la dévorait du regard sans pour autant oser l’effleurer s’il en avait eu l’occasion. La flamme qui brillait dans ce regard orangé était vive mais ne la brûlait pas. Sous la caresse soutenue de ses iris, elle se sentait aussi protégée qu’en danger.
En réalité, elle sentait surtout le poids de sa valeur. Son esprit tournait à toute vitesse, motivé par le besoin pressant de comprendre l’attitude de l’inconnu, et chaque élément était pris et retourné pour être décrypté. Et c’est ce qu’elle ressentait, de plus en plus fort, mettant peu à peu des mots sur les sensations. Son arrivée avait détourné l’étrange mâle de l’unique chose ayant de l’attrait à ses yeux –le ciel se teintant de couleurs, et d’une manière peu claire elle l’avait remplacé, devenant sa nouvelle obsession.

— Mildred.  

Entendre l’écho de son nom survenir si soudainement la fit sursauter. A force de le voir tourner en silence, elle en oubliait presque qu’elle attendait une réponse. Qu’il ne lui donnait toujours pas.
Il répéta simplement son nom. A l’entendre faire rouler les syllabes, elle avait l’impression de l’entendre goûter son nom. Pour voir s’il était à sa convenance. Mais le masque impassible de son visage ne la laissait pas savoir si tel était le cas.
Il vint se planter en face d’elle, mettant enfin un terme à son lent et mesuré manège.

— C'est le temple de Daïro, la Renarde.  

Les yeux de l’adolescente firent un bref aller-retour vers le glowstick orange qu’elle vit apparaître un instant seulement quand il ouvrit la gueule pour parler. La phrase la plus longue qu’il lui ait offert jusque-là. Elle pouvait sentir toute la déférence qu’avait l’énergumène pour sa déesse.
Ses pensées firent un détour par l’image d’Anianka s’imprimant sur sa rétine, entourée des rosiers éternellement fleuris de l’Île. Leur Île. Cela aussi, c’était beau.
Était-il le prêtre de la déesse orange ?
Il y avait fort à parier, pour qu’il semble si dévoué à se tenir à l’écart de toute âme simplement pour garder la demeure de l’éternelle.

— Tu veux visiter

La question en était à peine une -c'en était presque une affirmation, comme s'il avait déjà décidé de la suite des évènements contre son gré. L’intonation était étrange, comme cabossée, ne répondant pas aux usages de la langue. On aurait dit qu’il se forçait. Pour elle.
Ses griffes fouillèrent le sol par automatisme, retournant des petits morceaux de terre humidifiés par la rosée matinale, trahissant le léger malaise qui la parcourait alors qu’elle demeurait englobée par ce regard bien trop fixe qu’il portait sur elle. La question n’avait rien de malveillant. De toute manière, elle ne risquait réellement rien sur les terres Etelkrus, en présence d’un de leurs membres. Il était futile d’hésiter.
Mais elle cherchait à comprendre. Le mal-être venait-il seulement de sa façon trop intense de fixer les autres ? Peut-être qu’elle n’avait pas l’habitude. Peut-être qu’elle n’avait simplement jamais encore fréquenté quelqu’un qui agissait de manière si… différente.. Et la jeune Lazulis restait une créature curieuse et entreprenante. Elle ne désirait pas partir, non, car il n’y avait pas cet instinct viscéral qui lui aurait dit de fuir, celui qui se serait manifesté si elle avait été réellement en danger. Pour le moment, elle était prête à se laisser bercer par l’appel de l’incongru et de l’inattendu. Si le mâle semblait tenir tant à cœur de lui montrer le temple qu’il gardait, elle ne se priverait pas d’avoir un regard privilégié sur les précieuses demeures divines de la meute adverse à la sienne. Elle était même plutôt pressée de comparer avec ceux des Lazulis.  
D’un battement de cils, elle tenta de refouler les pensées confuses à l’arrière-plan, oubliant un instant l’assortiment de sentiments contraires qui flottaient en son corps et son esprit pour inspirer puissamment, l’air frais brûlant sa trachée et gonflant son buste pour lui redonner de la prestance et du courage.
Elle se laissa même aller à un petit sourire à l’attention de l’Etelkru.

— Oui, j’aimerais bien.

Sa voix se fit plus assurée que lors du précédent échange et d’une patte délicatement levée elle fit un timide pas en avant.
Sans doute aurait-elle pénétré dans la cavité en quelques foulées assurées si elle avait été complètement sûre d’elle mais en cet instant elle préférait garder sur le mâle sombre ses deux yeux vairons –et l’avoir devant elle pour lui montrer le chemin, pas derrière elle pour le clore.

Oui.

Oui, elle voulait.

C'était une bonne nouvelle. Une excellente nouvelle. Ely recula d'un pas et se redressa légèrement, sa queue oscilla une fois sur la droite, une fois sur la gauche, seule manifestation de sa joie. Pas même un sourire. Rien qu'un regard vaguement vide. Sa longue crête blanche effectua une vague de droite à gauche lorsqu'il pointa du museau le fond de la grotte - leur destination évidente.

Par là.

Et il fit quelques pas à reculons, et ceux d'après en crabe. Il ne pouvait pas la quitter des yeux, c'était impossible. Il était destiné à lui montrer le chemin, mais il n'oubliait pas sa propre quête. Elle. Et puis de toute façon, il n'y a pas grand chose à raconter sur le temple en lui-même, tout est visible. Lorsqu'on pénètre dans l'immense grotte, se dévoilent les murs richement décorés de peintures, sculptures, scènes et ornements d'un temps révolu. La plupart représentent des loups, tous mettent en avant la couleur orange et le corps ou l'esprit de Dame Renarde. Ely emmène Mildred vers le premier pan de mur et s'arrête quelques secondes.

Il s'assoit.

Et détourne enfin son attention de la louve marron pour fixer la première représentation. Elle semble ancienne, très ancienne mais se reflète dans la lumière du jour comme si elle avait été faite la veille. Elle étincelait. Ely se perdit dans cette contemplation pendant de longues minutes, comme il l'avait fait devant le coucher de soleil, avant de s'ébrouer. Se rappelant qu'aujourd'hui, il avait une visiteuse, et une visiteuse de qualité s'il vous plait. Le loup gris porta sur elle son regard.

Un légère frisson le parcourut, et il se redressa prestement.

Oui, une visiteuse de qualité.

Les murs chantent Dairo, la Déesse Renarde. La connais-tu ?

Ou devait-il louer tout ce que la déesse représentait, pour lui et pour les autres, tous les loups la choisissant ? Le Orange de la Ruse, de la Créativité et de l'Imagination. Le Orange qui coiffe la force et l'agilité au poteau. La créativité qui explose en mille couleurs dans sa Crypte. Ely tourne son museau vers le fond de la pièce, quittant une fraction de seconde la louve curieuse.

Ici repose sa fontaine.

Ses mots et ses réflexions étaient décousus. Tant de choses lui passaient en tête ! Il n'arrivait jamais à les exprimer. C'est pour ça, qu'il dessinait. Tout était tellement plus simple, en couleurs ! D'ailleurs, il avait envie de plus de couleurs : le sol était si sombre. Si triste. Non, la venue de cette louve de marque demandait mieux. Alors, sous les coussinets de Mildred commencèrent à fleurir des arabesques mêlant le brun de l'exacte teinte de sa fourrure à l'orange de Dairo la Renarde, au crème et au noir, à la couleur de ses yeux qui rehaussaient l'ensemble de piquetis plus clairs et plus vifs que le reste du tableau. Tous ces motifs partaient de Mildred et s'étalaient en mandala autour d'elle.

Peut-être aurait-il du lui demander, la prévenir.

Peut-être.

Mais que faisait-il de mal, à suivre ainsi ses envies innocentes ?

Elle l’observa d’un oeil presque amusé bien que surtout intrigué lorsqu’il pénétra dans le couloir de roches à reculons, refusant de la lâcher des yeux, tout comme elle voulait le garder en vue -mais pas pour les mêmes raisons, manifestement.
Elle observa tout aussi attentivement et en silence son étrange manège lorsqu’une fois à l’intérieur du temple, il sembla déchiré entre l’attention qu’il fallait donner à la fois à sa personne et à la fois à sa chère Déesse, qu’il semblait tenir en haute estime. En voilà au moins un qui ne prenait pas l’idée d’un glowstick et de la loyauté envers un Dieu à la légère. Elle pensa brièvement à la situation des Lazulis et se dit que peut-être, si plus d’individus avaient montré la même déférence que lui, ils ne seraient pas enfermés sous un dôme depuis sa naissance.

Le loup noir s’assit, et elle suivit la direction qu’avait pris son museau pour s’attarder sur les décorations multiples du lieu.
Elle sursauta quand il reprit la parole, ne s’attendant presque plus à l’entendre de nouveau s’intéresser à elle maintenant qu’il était entouré par les représentations de sa divinité. Ses mots étaient rehaussés par la même importance qu’il avait mis précédemment à bien détacher les tonalités et les syllabes quand il s’agissait de parler de l’immortelle.
Elle réfléchit un court instant à sa question, ses hautes oreilles ornées d’une touffe marquant un bref aller-retour.

— Oui, j’ai entendu parler d’elle. Il paraît qu’elle est rusée et qu’elle n’abandonne jamais, pas avant d’avoir atteint son objectif.

Les mots étaient presque sortis tout seul de sa bouche, comme si l’atmosphère teintée d’orange qui l’enveloppait poussait à naturellement s’épancher sur ce que l’on savait et pensait du Dieu qui habitait un lieu.

— Ici repose sa fontaine.

Elle pencha un peu la tête en avant, tirant sur sa nuque pour s’étirer et voir l’origine de l’éclat orangé qui brillait plus loin dans la cave. Mais elle eut à peine le temps de commencer à distinguer le bord de la dite fontaine que son regard vif avait été attiré par quelque chose d’inattendu qui était apparu à ses pattes sans crier gare.
Des couleurs ! Elle était certaine qu’il n’y avait pas de telles fresques sur le sol quand elle s’était assise ici.
En fait, les motifs bougeaient et évoluaient. Et ils partaient d’elle ! En arabesques, se développaient comme un rosier sous la clémence du soleil tout un réseau de lignes courbes qui s’étendaient en toutes directions, s’enroulaient, se tordaient, s’esquissaient, s’entremêlaient et se répondaient. Et ces couleurs... C’était identique à son pelage !
Mildred ne put s’empêcher de laisser un léger rire cristallin s’échapper de sa gueule, qui partit ricocher contre les murs de la crypte pour résonner en un léger écho de bonne humeur. Oubliant momentanément la gêne qu’elle avait pu ressentir en compagnie du loup noir, la louve qui demeurait une adolescente se laissa porter par le plaisir de voir naître un tableau instantané en son effigie - en quelque sorte, levant une patte puis l’autre pour voir ce qui apparaissait dessous, osant à peine les reposer de peur d’écraser et d’abîmer le dessin magique, laissant toujours s’échapper de petits éclats de joie incontrôlés.

C’était forcément le pouvoir de l’Etelkru ! Il n’y avait aucune raison que la déesse elle-même ne lui fasse l’honneur de marquer ainsi sa présence en son temple.
Elle observa les touches de bleu et d’orange vif qui rappelaient ses yeux, regarda encore quelques instants les motifs progresser, puis reporta ses yeux vers le loup noir crêté d’une longue chevelure blanche, un fin sourire imprimé sur les babines et un éclat amusé au fond des prunelles.

— Il est joli, ton pouvoir. C’est toi qui a décoré tout le temple ?

Sa queue couleur crème balaya le sol en deux-trois mouvements fluides, épousant parfaitement le tracé circulaire qui s’était enroulé autour de sa position.

Elle connaissait Dairo.
Et elle en parlait en bien.

Brave petite.

Ely la fixait toujours intensément, penchant légèrement la tête sur le côté, la redressant. Avant de reculer d'un pas, pour pouvoir fixer le tableau dans son ensemble, sol, Mildred, murs et entrée de la grotte. Pour contempler l'ensemble à distance raisonnable.

Son rire le surprit.

Il était inattendu. Il était clair, éclatant. Il résonnait dans la grotte comme s'il était ce qui lui avait toujours manqué, comme si ces murs étaient fait pour accueillir de tels arpèges, comme si les notes de cette musique avaient été créées pour s'engouffrer de la plus délicate des façons dans le temple et y rayonner de mille feu. Ely sursauta, légèrement.

A part les louveteaux bruyants et le brouhaha de fond qui résidait au Grand Castel, il avait rarement l'occasion d'entendre un rire aussi franc, aussi libre. C'était une oeuvre d'art qui ne ravissait pas seulement les yeux, mais tous les sens. Son poil semblait doux comme le duvet d'un caneton, son rire n'avait plus à prouver sa grandiosité, elle était un tableau pour les yeux, sa fragrance l'entourait comme le meilleur des parfums, bien étrange à côté du fumet capiteux des Etelkrus, et il était sûre que la gouter amènerait son lot de surprise, bien qu'il ne fut pas assez intéressé par ces fantaisies pour s'y risquer.

Son rire, l'électrisait.

Il comprenait, pourquoi les loups passaient parfois tant de temps à vouloir le provoquer chez l'autre. Lui qui n'avait jamais entendu rire aussi beau, comprenait enfin ce à quoi d'autres aspiraient. C'était un son qui pouvait devenir... Magique.

Et sa façon de se mouvoir ! S'il avait pu capter, d'une façon ou d'une autre, l'angle selon lesquels ses boucles se balançaient, celui de son regard lorsqu'elle fixait le sol, graver dans le marbre son allure et gestuelles...

Il ne se lassait de l'observer.

Elle était un tout.

La question le prit par surprise. Il réfléchit, un peu trop longtemps, encore trop absorbé par son corps sur le mandala, lui figé dans la pierre, elle si vivante face à lui. Il désigna le sol d'une de ses pattes, et en réponse à la phrase de la jeune louve mille tracés encore se découvrirent, agrémentant sans alourdir le vitrail déjà au sol.

Merci.

Avait-il déjà dit merci à quelqu'un d'autre qu'à la Déesse ? Peut-être, dans un temps ancien ou ses parents tentaient vainement de lui inculquer les bonnes manières, de l'astreindre à ce moule dans lequel il ne pouvait rentrer sans se briser. Peut-être.

Mais cela remontait à tant, qu'il ne s'en souvenait pas.

Il se leva. D'assis immobile, il passa à debout, immobile.

Moi. Tant d'autres avant moi. Tant d'autres, après moi.

Il s'incluait, sans minimiser ses actions, mais sans minimiser non plus celles des autres loups avant lui. Le temple de Dairo était un Ode à la Renarde travaillé depuis de longues années, et amené, son coeur le souhaitait, à perdurer.

La déesse Dairo est la Ruse. Elle sait avant tout le monde. Elle lit les cartes sans avoir besoin de les observer. Son âme se joue des écueils dans lesquels tombent les esprits mortels, ou divins. Elle louvoie, planifie, maîtrise le terrain où se trame l'Histoire. Les problèmes ne sont qu'un labyrinthe dont elle possède la clé. Qu'elle partage parfois avec nous.

Ely laisse le silence pointer le bout de son nez avant de le chasser de ses paroles dévotes :

Elle est l'imagination.

Le Silence revient à l'attaque, Ely le renvoie au fond de la Crypte.

Elle est la réponse aux questions qui n'ont pas d'issue.

Il était évident, à voir les tracés au sol, les tracés aux murs, les couleurs et les flaques iridescentes qui parsemaient la Crypte que ça n'était pas la définition de l'Imagination auquel il prétendait. Mais c'était celle qui La représentait.

La Renarde.

Son regard était touché fiché, flèche accrochée à sa cible, dans les yeux clairs de la louve. Mais il ne semblait pas la voir, son âme tournée toute entière vers sa Déesse.

Le loup noir semblait littéralement figé, autant concentré sur son œuvre que sur elle, les contemplant en réalité comme un tout indissociable désormais.
Peut-être qu’il l’imaginait désormais comme une décoration à part entière du temple de sa déesse, et qu’elle serait invitée à rester ici pour le restant de ses jours. La pensée était si absurde qu’elle faillit lui arracher un petit rire –mais un petit rire nerveux, néanmoins. Après tout, si ce loup un peu étrange et constamment fixé sur elle décidait de l’immobiliser pour qu’elle reste ici, avec lui, dans son temple…
Elle avait ses dagues. Personne ne le savait, elles étaient son atout caché.

Mais la jeune louve se rendait compte qu’elle partait un peu en plein délire. Se ressaisissant elle secoua doucement la tête de droite à gauche, agitant quelques mèches souples et ondulées qui flottèrent un instant dans les airs avant de retourner encadrer son visage. Au sol, une nouvelle explosion de couleurs avait eu lieu, complexifiant encore davantage les motifs étalés autour d’elle.
Lui se leva après un bref remerciement sans réelle tonalité, comme la quasi-totalité des mots qu’il prononçait, simplement pour être à nouveau complètement immobile – mais debout, cette fois.
Elle pencha légèrement la tête sur le côté, attentive, quand il commença une longue tirade au sujet de Dairo. C’était… Intéressant. Captivant, d’une certaine façon. Elle n’avait jamais entendu la déesse orange dépeinte sous ce jour, avec ces mots, ces concepts, ces nuances. La plupart des loups ne portaient d’attention qu’aux atouts concrets et observables que pouvaient apporter leur allégeance à l’un des Dieux – davantage de force, une plus grande détermination, des capacités augmentées.
Ce genre de choses.

Elle n’avait jamais encore entendu quelqu’un en parler sur le versant de l’abstrait et de l’imaginaire.

Ses prunelles le quittèrent alors un peu pour s’élever et aller flotter plus haut, vers les voûtes et les alcôves, sur ces traits peints et ceux taillés dans la roche, sur ce monde imaginé et perpétué par d’innombrables croyants et fidèles.
Quant au loup crêté de blanc, il s’était tu, comme absorbé par ses propres paroles, avalé dans l’atmosphère du lieu. Ses yeux dorés étaient accrochés aux siens mais semblaient la traverser sans s’arrêter sur elle. Elle cligna quelques fois des yeux, puis en profita pour déporter son regard vers le fond de la Crypte, là où dansaient sur le plafond voûté les reflets orangés et hypnotisant de sa fontaine.

Elle ne savait même pas s’il l’écoutait toujours, mais une question fleurit sur le bout de son museau et sortit d’elle-même, d’une voix douce et un peu lente, presque un murmure dont elle ne voulait pas entendre les syllabes s’échapper du temple.

— Comment as-tu su que ce serait la bonne ? Que ce serait elle, ta déesse ?

Son regard ne revint pas vers lui, toujours planté vers le fond de la caverne. Son cœur se mit à battre un peu plus vite. Elle avait presque l’impression de poser une question interdite –comme si elle remettait en question une évidence, elle qui savait déjà quelle déesse l’attendait quand elle serait de retour à la maison. Il n’y avait aucun doute à ce sujet.
Alors pourquoi ressentait-elle le besoin d’avoir l’avis de l’Etelkru à ce sujet ?

Ely revint au présent et suivit le regard de la louve terre brûlée, tournée maintenant vers la fontaine. Ely se désintéressa enfin de l'adolescente pour se diriger à pas très lent vers le fond de la grotte. Une fois arrivé face à l'énorme statue de pierre représentant la déesse renarde, il s'assit soigneusement devant et enroula sa queue autour de ses pattes. Sur son poil, les éclairs n'apparaissaient plus qu'à de rares instants maintenant, calmés.

La question méritait toute réflexion. Quand ? Pourquoi ? Décidément, cette petite n'était pas aussi désagréable que tous les autres. Qui le regardaient de travers. Qui le méprisaient, pour ce qu'il était cependant : différent. Surtout au sein de cette meute aussi dure, figée. Ely prit une longue inspiration, puis chassa, très lentement, tout l'air de ses poumons. Parfois, il était las. Mais rarement, parce que souvent il s'en fichait. Il ne faisait pas partie d'eux. Il n'était là que pour Dairo, la Renarde.

Mais depuis quand ?

Quand je me suis posé la question.

Il laissa passer un temps tellement long, qu'on aurait pu croire qu'il allait s'arrêter là. Mais Ely se préparait, psychologiquement, à la tirade qu'il allait déclamer. Il allait parler, et ça n'allait pas être (totalement) pour parler de la déesse, mais de lui. Et de ça, il n'avait pas l'habitude, non plus. Il était habitué aux silences, aux réflexions, aux longues heures en solitaires passées à peindre dans ces lieux rarement foulés. Trop rarement. Mais elle avait posé une question, elle avait posé de belles question et un intérêt pour la Renarde, donc il pouvait faire l'effort.

Parce qu'elle était Belle, aussi.

Lorsque j'étais... Plus petit, il nous fallait un glowstick. On grandit dans l'idée, à un an, d'aller en quémander un.

Les mots sortaient difficilement de sa gueule peu habituée à l'exercice.

Alors, j'ai réfléchi. Il y avait le rouge, d'Aka. La force.

Une pause, de nouveau.

Finalement, il ne jugea pas important de commenter ce non-choix.

Ou le jaune, de l'Anaconda. L'agilité. Il ne m'allait pas non plus.

Une évidence.

Je n'aime pas les gens. Ils m'insupportent, autant qu'ils ne me supportent pas. Le violet de la Corneille était exclu.

Il fixait toujours la statue de pierre droit dans les yeux, appréciant le sourire filou gravé sur ses babines.

Je n'ai pas grande volonté, Ao n'aurait jamais voulu de moi. Et moi d'elle. Quand à Mido, je n'aurais probablement pas réussi son épreuve, de toute façon. Je n'ai rien pour l'honorer non plus. Et je ne comprends pas Moiro, je n'arrive donc pas à l'aimer. L'Océan, lui, demande un trop grand tribut à ses disciple, je n'étais pas prêt à donner autant.

Il avança une patte, pour toucher le rebord de la fontaine.

je me reconnais, dans l'Imagination que requiert Dairo à ses disciples. Je ne serai jamais loup idéal. Il y a trop d'obstacles, que je ne souhaite surmonter. Alors je me contente de l'aimer, et de l'adorer comme je le peux. A ma façon.

Lorsqu'il se tut, il se rendit compte qu'il avait trop parlé. Qu'il s'était centré sur lui-même, qu'il était complètement sorti de la question, que ça n'était probablement pas ce qu'elle attendait. Alors, il fit un effort, un autre.

Il se leva et se dirigea vers elle d'un pas décidé, jusqu'à s'arrêter à un pas de sa truffe.

Tu dois choisir le dieu ou la déesse que tu comptes suivre avec attention. Un dieu n'aime pas un demi-disciple, et le disciple qui s'est trompé en souffrira forcément.

Il redressa très légèrement la tête. Son ton était toujours égal, à peine plus dur et déterminé lorsqu'il s'était approché, son corps ne montrait toujours aucune émotion.

Quelles sont tes valeurs.

De nouveau, une question sans intonation.

Lorsque le loup noir se leva pour se déplacer vers le fond de la crypte, elle le suivit.
Il s'assit en silence et elle demeura légèrement en retrait, laissant ses yeux naviguer librement entre lui et la statue qui surplombait la fontaine, tous baignés d'orange. Celui qu'elle supposait prêtre sembla réfléchir, longuement, prendre son temps ; insensible aux injonctions du temps. Puis il parla.

Il conta sa vie, en quelque sorte. Ses hautes oreilles dressées vers lui et le regard enfin stabilisé sur sa silhouette, elle oublia tout le reste pour se focaliser sur les mots qui s'enchaînaient, bien plus nombreux qu'auparavant lors de leurs précédents échanges, à tel point que sa voix qui désormais tricotait une histoire paraissait presque vivante. Il laissait son âme et ses souvenirs prendre le dessus et ceux-ci modulaient son ton et des ponctuations presque distinctement. Comme s'il avait attendu ce moment pour se sentir inspiré et impliqué. Elle suivit du regard le mouvement de sa patte quand celle-ci se posa délicatement sur le rebord de pierre, si près du liquide dont il était l'un des disciples.
Puis il s'arrêta finalement de parler et le silence retomba brièvement, étalant sa cape de velours autour d'eux.
Jusqu'à ce qu'il se lève pour se diriger vers elle et la ramener au centre du moment.

— Tu dois choisir le dieu ou la déesse que tu comptes suivre avec attention. Un dieu n'aime pas un demi-disciple, et le disciple qui s'est trompé en souffrira forcément.

N'était-ce pas déjà le cas, donc ? Elle savait envers qui irait sa loyauté. Elle se savait disciple de Moiro aux côtés de sa mère. Elle savait déjà voir par delà la simple apparence de la Tigresse pour percer à jour son esprit affuté et redoutable. Oui, elle avait déjà choisi.
Alors pourquoi avait-elle posé la question ? Elle sursauta faiblement lorsque l'interrogation du loup noir tomba sur elle, la détournant de ses pensées.

— Quelles sont tes valeurs.

La question était de nouveau atone, brute et lisse comme la roche qui les emmurait. Sa gueule s'entrouvrit, prête à répondre du tac-au-tac au moment même où elle réalisait qu'aucun son n'allait sortir de sa gorge. Cela lui paraissait pourtant évident, un instant auparavant. Elle connaissait ses valeurs et savait les déclamer sans hésiter.
Pourtant.
Elle claqua de la langue pour se redonner de la prestance, secouant les quelques mèches qui passaient devant ses yeux pour gagner du temps et camoufler la latence de sa réponse.

— Hum... La famille. La loyauté envers ma famille.

Oui, c'était un bon début. N'était-ce pas ce dont Mère parlait toujours ? La famille avant toute chose. Sa mère lui avait tout donné et elle pourrait tout lui donner en retour. Et elle était moins proche de son père, mais... C'était lui qui lui avait offert les lames qui dormaient cachées dans sa chevelure, lui qui avait révélé à quel point leurs liens du sang étaient nobles et étendus, lui qui également la protégerait. Ses parents étaient le terreau fertile sur lequel ils s'étaient construits.
Et elle verrait briller la fierté dans le regard d'Anianka le jour où elle porterait à son tour le rose de Moiro, pas l'orange d'une déesse Etelkru.

Mildred fit un pas en arrière, comme si sa boucle de pensée avait coupé la route à celles qui essayaient de s'enfuir du cadre, de déborder hors des limites qu'elle avait établi. De la même manière qu'elle avait fini par se sentir étouffer dans la grotte d'Ao, l'ambiance pesante de cette crypte sombre commençait à la gagner et elle ne s'y sentirait jamais aussi à l'aise que sous les rayons chatoyants qui frappaient l'Île aux Roses.
Ainsi coupa-t-elle court à la précédente question, mettant un terme à l'énumération qui avait à peine débuté.

— J'aimerais retourner dehors.

L'annonce fut simple et sans fioritures. Sans même attendre sa réponse, Mildred se détourna de la fontaine et commença à faire quelques pas vers la sortie, le laissant à contrecœur dans son dos alors qu'elle aurait tout de même préféré garder un oeil sur le loup noir.
Mais le besoin de sentir le vent s'engouffrer dans sa fourrure se faisait plus impérieux que de garder en vie les quelques fragments de méfiance qui demeurait envers l'étrange disciple de Dairo.