LET ME IN. LET ME IIIIIIN l Nala

Il était revenu au Bois Pétrifié. Il aimait bien ces lieux : impressionnants et décharnés, doigts morts tendus vers le ciel sur des kilomètres et des kilomètres, bois parsemés de crânes et de squelettes d'animaux de toute taille. Il avait même vu plusieurs cadavres de loups, dans un coin. Pas très accueillant, mais ça avait son charme si on aimait les lieux un peu hors du temps : ici plus rien ne semblait vivre. On n'entendait pas une trille ou un gazouillis d'oiseau, on ne sentait rien que le musc prononcé et sec de l'écorce pourrissante.

Mais aujourd'hui, il n'était pas ici par hasard. C'est déterminé qu'il était revenu au lieu de son échec récent - il cherchait des trésors. Des objets curieux, des objets jolis : il chercher un présent à offrir à Moiro. La déesse lui avait prodigué bien d'attentions (beaucoup plus que Mido en tout cas qui l'avait chassé d'un souffle), et il se devait de rendre quelque chose. Une sombre histoire de savoir vivre.

Et il espérait, au fond de son petit coeur, que le terrier lumineux avait survécu à l'éboulement qui l'en avait chassé, et surtout... Qu'il y trouverait quelque chose d'au moins aussi intéressant que la terre magique qu'il avait recueilli la dernière fois et qu'il avait...

Non.

C'était trop dur.

Il ne voulait même pas y penser.

UNE SALADE.

PUTAIN DE MERDE.

Il soupira, en tournant une fois de plus à droite. Puis à gauche. Puis à droite d'un arbre mort. Mmh. Il avait beau avoir un bon sens de l'orientation, ce bois n'était qu'arbres morts sur arbres morts, et rien n'avait de sens. C'était pourtant pas dur : il cherchait un espère d'énorme chêne, même parmi les standards locaux, où les racines s'écartaient en une gueule béante sur les entrailles de la terre.

Et il trouva.

Lorsque l'arbre se dévoila devant lui il eut un petit bond d'excitation, un sourire plaqué sur son visage. Il trottina jusqu'à l'antre et huma les bords. Oui, c'était bien ici. Il s'accroupit, s'allongea, et de nouveau se mit à ramper sous le grand chêne. Les premiers mètres étaient laborieux, désagréables au possible, et lui laissaient un gout d'amertume et de terre sur la langue. Mais une fois l'épreuve passée, Asclépia déboucha sur la galerie délicatement éclairée de bleu qu'il avait déjà emprunté, des mois auparavant.

Bien.

L'aventure commençait.

Il s'immobilisa en l'entendant et cessa son avancée. Etait-il intimidé ? Incertain de la conduite qu'elle tiendrait ? Ou tentait-il déjà de jouer le petit jeu qu'il avait joué la dernière fois à la frontière en l'invitant à le rejoindre sans vouloir lui-même bouger un peu plus ses graciles pattes pour l'approcher ? Elle ne bougea pas et le regarda s'asseoir d'un geste souple, les babines étirée d'un grand sourire. Il paraissait plus bleu encore qu'il ne l'avait été en plein jour, éclairé par les lumières irréelles des plantes et des cristaux de la caverne. S'il n'approcha pas, il répondit tout de même sans hésiter, la gratifiant elle aussi d'un surnom dont elle ne fut pas sûre de comprendre l'origine. Si l'oiseau en était un, elle ne se voyait pas de ressemblance avec le petit volatile aux couleurs criardes auquel il venait de la comparer. Mais peut-être n'était-ce qu'un jeu pour lui, une manière de répondre par une même expression. Hors de sa cage. Ses yeux se plissèrent imperceptiblement à ces quatre derniers mots. Elle avait bien une cage, oui, qui emprisonnait ses as et les menaient toujours dans la même direction. Mais elle ne pouvait s'en départir aussi facilement d'un prisonnier. Les barreaux qui se dressaient autour d'elle ne pouvaient être brisés que par l'action ultime à laquelle elle se destinait - peut-être même la dernière.

Il continua à parler avant qu'elle ne réponde. Elle n'était pas du genre à parler tant que lui, et elle le laissa l'inonder de toutes ces belles paroles, en le détaillant avec attention, immobile comme une statue. Elle nota les choses qui avaient changé et qu'elle pouvait voir sur lui, et en faisaient naître des hypothèses sur ce qu'il avait pu vivre. Multiples, diverses, qui s'alignaient en une longue liste dans laquelle ce qui allait suivre ferait peut-être comme un tri. Il attaquait sans hésiter avec les mots, autant que son corps était dans la retenue. Lorsqu'il eut fini, elle inclina légèrement la tête et répondit :

"Tu n'en avais cure la dernière fois. Je doute que cela t'intéresse aujourd'hui. Je ne voudrais pas te créer de regrets."

L'ombre d'un sourire vint se dessiner sur son museau, et elle se détourna de lui pour entrer dans la lumière et s'avancer dans la grotte sans raser les murs. Elle était venue pour cela après tout, mais si ses yeux et son museau paraissaient explorer ce qui se trouvait autour d'elle - plantes lumineuses, petites flaques d'une eau à l'odeur particulière, pierres lisses et brillantes - une grande partie de son attention était focalisée sur ce qui se tramait dans son dos. Sur le bruissement que pourraient faire les plumes s'il se décidait à venir dans sa direction, sur sa voix qui porterait encore longtemps, car la pièce était immense. Ses pas la menaient loin de lui, mais elle était prête à parier qu'il finirait par s'approcher.

Sa réaction fut immédiatement, et le son du pelage, des plumes, des griffes sur la roche précéda l'arrivée à ses côtés du loup-oiseau. Il était presque amusant, même si bien plus prévisible qu'à leur première rencontre où il avait su éveiller son intérêt par son comportement très décalé par rapport à celui qu'elle côtoyait d'ordinaire chez les Etelkrus. Elle aurait presque pu para^hraser les paroles qui allaient suivre, tant elle savait combien convenu il était de manifester haut et fort une réussite, et de se replier honteusement après un échec. Ses prunelles se détachèrent des plantes qui tapissaient les roches non loin d'elle pour se poser sur lui, qui se glissait à travers les ombres et les lumières, laissant distinguer des yeux brillants, une truffe luisante ou un bouquet de plumes ici et là.

"Aujourd'hui je n'ai plus besoin de toi." Répondit-elle en plantant son regard froid dans le sien, lorsqu'elle parvint à le saisir l'espace d'un fugace instant.

Elle hésita un instant à laisser échapper une mimique agacée, pour lui donner l'impression qu'il l'avait touchée. Mais elle y renonça, renonça à jouer ce petit rôle avec lui. Ce n'était pas la position qu'lele souhaitait avoir avec ce drôle d'oiseau - elle n'était pas encore tout à fait certaine d'ailleurs de ce à quoi tout cela allait la mener. Elle remua une fois la queue, la laissa redressée comme si de rien n'était, reprit son avancée mesurée en ajoutant :

"Tu vis ici ?"

Elle était venue sur les terres lazulis en quête de deux informations, qu'il pouvait potentiellement lui fournir. Mais elle ne voulait pas les lui révéler trop tôt, plutôt jouer la carte de l'intérêt à peine montré. Elle ne voyait pas l'oiseau vivre en des terres désolées - et d'ailleurs il avait une allure très propre sur lui qui laissait supposer qu'il se nourrissait et se soignait bien, chose difficile dans les environs - mais ne rayait pas l'hypothèse de se tromper complètement à son sujet. Elle voulait le connaître avant qu'il ne la connaisse. Elle voulait ces informations, et comprendre un peu comment marchait les rouages de son esprit. Ce n'était qu'ainsi qu'elle saurait s'y immiscer et les faire tourner à sa guise.

Il était si agité, comparé à elle. Un contraste saisissant, presque autant que l'était celui de leurs pelages, l'un aux teintes décolorées et l'autre aux couleurs flamboyantes et printanières. Cela ne la surprenait pas outre mesure, en revanche elle fut étonnée qu'il aie retenu son nom, que beaucoup en ces terres auraient jugé imprononçable. Cela attira son attention suffisamment pour qu'elle cesse de prêter une fausse attention à ce qui les entourait et ne visse de manière plus acérée ses prunelles sur lui. Il se mit à lui parler d'un ton... étrange. Inhabituel. Personne ne lui parlait comme ça au camp Etelkru, et même lui n'avait pas du tout joué le même jeu la dernière fois qu'ils s'étaient croisés. L'information se mit en tête dans son analyse de ce personnage : il jonglait peut-être entre plusieurs masques, et ce n'était qu'en perçant par-delà ces derniers qu'elle pourrait percevoir qui il était.

Elle le suivit des yeux lorsqu'il se roula au sol, les pattes fouillant ce dernier avec une sorte de frénésie un peu agaçante. Elle tâcha de ne pas y prêter attention, se focalisant sur ses paroles, sur ce que celles-ci pouvaient bien vouloir dire, et surtout sous-dire. Ses yeux se plissèrent légèrement, puis soudain, elle sembla se métamorphoser. C'était là une chose qu'elle maîtrisait plutôt bien désormais, notamment car elle passait ses journées à se revêtir de cette seconde peau, de ce second visage, qui lui assurait une bonne intégration et l'estime de la meute qui l'accueillait - aussi méprisables soient ses individus. Son corps parut abandonner la pose altière pour quelque-chose de plus souple, de plus rond, en mouvements infimes. Sa queue se fit panache traînant nonchalamment derrière elle. Ses traits s'adoucirent soudain, la faisant bien plus ressembler à sa génitrice qu'elle n'aurait pu le croire et l'admettre et un sourire innocent se dessina sur son museau. Même ses oreilles étaient à demi-inclinées, renforçant l'air un peu mignon qu'elle venait de peindre avec une rapidité déconcertante. Mais si lui aussi portait des masques, il ne trouverait pas ça bizarre. Peut-être surprenant de rapidité et de transformation, mais il comprendrait ce dont elle était capable.

"Qui te dit que je ne fais pas semblant depuis le début ?" Lança-t-elle d'un ton malicieux.


Un petit rire vit ponctuer sa phrase. Elle était méconnaissable, et elle le savait. Elle vint se glisser à ses côtés, ventre contre le sol et braqua sur lui de grands yeux innocents en ajoutant :

"Alors, tu vis ici ?"

"C'est toi qui le dit." Répondit-elle à ses mots, soutenant son regard alors qu'il s'appuie soudain sur elle.

Elle n'aimait pas cette proximité, elle ne l'appréciait avec aucun congénère. Mais son sourire se fit simplement plus doux, laissant entendre le contraire. Elle fit même battre une fois sa queue contre le sol quand il sort les crocs, bruissement léger, manifestant tantôt la joie, tantôt l'excitation, tantôt une sorte de mélange entre les deux qui lui paraissait adapté à la situation. Elle savait qu'il était important de ne pas simplement revêtir un visage, que les loups envoyaient bien des messages par tout leur corps. Elle devait prêter attention aux détails, toujours. Elle resta immobile, seule une oreille frémissant à ses mots. Soudain, il avait repris cette attitude un peu suave, un peu moins joviale, qu'il avait eue en la voyant. Maintenant qu'elle avait mûri, elle comprenait que cela pouvait cacher quelque-chose, et elle se demanda si elle plaisait à ce loup. Cela ne lui faisait ni chaud ni froid, mais était intéressant à savoir. Une faiblesse à exploiter, peut-être. Elle avait compris combien le jugement pouvait être altéré par l'attirance - et elle se gardait bien de l'éprouver elle-même, d'autant que depuis quelques temps ses pensées convergeaient de plus en plus vers un seul individu qu'elle ne voulait pas voir prendre cette dangereuse place.

Elle accentua son sourire en montrant les crocs, attitude ambiguë, entre la menace et la satisfaction. Ils brillèrent, ivoire, à la lueur des plantes phosphorescentes alentours. A un souffle, à un geste de mordre dans les babines délicates qui venaient avec témérité s'aventurer près de ses joues. La blessure serait facile à faire, sur une chair si fragile. Le loup oiseau ne paraissait pas bien résistant, plus apte à jouer de son charme que de ses griffes. Il serait sans doute facile à blesser. Mais blesser son corps n'était pas ce qu'elle désirait, non. Elle voulait attendre un point plus profond, plus intéressant. Elle guettait une porte qui s'entrouvrirait, à mesure qu'ils se côtoieraient. Il pouvait lui être utile, probablement. De là à accepter ses conditions... Elle flairait une entourloupe, c'était presque trop visible. Elle n'avait aucune confiance en lui.

"Peut-être pourrais-je encore avoir besoin de toi, un de ces jours." Murmura-t-elle, et elle glissa le museau sous le sien, crocs toujours découverts, frôlant son cou si gracile. Il demeurait à moitié oiseau, après tout. A moitié proie. "Mais je ne t'accorderai ce que tu désires que si tu me rends un véritable et dangereux service. Sinon je devrais te tuer."

Cette phrase sous-entendait presque qu'elle n'en avait pas envie. Ou peut-être tout le contraire ? Si elle le devait, elle n'hésiterait pas. Elle n'avait pas été élevée à retenir ses coups. Et toutes les connaissances qu'elle avait pu acquérir ne la desservaient pas, bien au contraire. Elle finit par reculer la tête et le repousser d'une patte, pour rouler sur le côté. Elle nota la présence de ces graines étranges que ses pattes agitées déterraient, mais il ne mit pas l'accent dessus, alors elle garda cette observation pour elle. Après tout, elle ne devrait pas rentrer les pattes vides si elle voulait garder une belle couverture auprès du groupe qui l'hébergeait.

"Vis-tu seul ?"

Elle planta son regard dans le sien lorsqu'il passa au-dessus d'elle, brièvement, avant de faire ombre de ses grandes ailes. Encore un attribut qui ne devait pas être un avantage en combat. Elles ne servaient qu'à s'enfuir, même s'il jouait à en faire un simulacre de prison. Il l'avait légèrement attiré à lui, son pelage coloré se mêlant à la cendre brune du sien. Son esprit enregistra la finesse de ses pattes lorsque celles-ci se refermèrent sur son cou. Ce loup paraissait jouer un jeu bien dangereux. Sa réponse fut soudain plus intéressante que les précédentes, et elle devina avoir peut-être touché un point sensible. Ce loup mettait-il un point d'honneur à convaincre de son utilité ? Y avait-il derrière cette porte quelque-chose d'important - peut-être simplement son ego, mais ça paraissait presque trop facile - ?

"Rien ne me l'a montré jusque là." Souffla-t-elle en réponse. "Tu chantes beaucoup, oiseau, mais je ne t'ai jamais vu voler."

D'un coup de reins et d'épaules, elle se retourna, profitant du fait qu'il soit accroché à elle pour l'entraîner dans ce bref élan. Ils roulèrent brièvement sur le côté, son poids l'entraînant au-dessus de lui, ce cocon étrange qu'il avait tissé étant propice à la roulade. Elle appuya ses pattes sur ses ailes, non loin de leur base. Elle ne souhaitait as lui faire mal - pas trop -, seule la symbolique du geste était importante. Il n'était qu'un oiseau face à un loup. Un Il n'était qu'un oiseau esseulé qui se pavanait et avait de bien jolis mots. Elle était silencieuse, mais agissait. Et elle agirait si besoin.

Elle frôla sa truffe de son museau, les doigts de ses pattes légèrement crispés pour ne pas faire entrer ses griffes dans la chair fragile sous les plumes. Son regard était toujours enjôleur, on aurait presque pu croire que tout ceci n'était qu'une sorte de parade qui mènerait à une danse que l'obscurité seule garderait en souvenir.

"Quelle singulière idée. Quel intérêt y trouverais-je ?"

Elle avait prit un ton presque amusé, qui contrastait encore d'avantage avec son attitude que ce regard intense. S'il était vraiment oiseau, il se dégagerait probablement d'un coup d'ailes, et elle le laisserait faire. Ce serait amusant de le voir avoir l'illusion d'une victoire. Elle se demanda si ce manège réussirait. Cet oiseau était distrayant, et surtout bien différent d'elle. Il pouvait lui être si utile, si elle parvenait à dessiner autour de lui une cage aux barreaux de glace et de peur.

Elle fit claquer ses mâchoires à côté de sa patte, sans bouger la tête, simplement pour lui rappeler qu'il en rapprochait dangereusement ses membres graciles. Elle n'eut pas besoin de réfléchir trop longtemps pour savoir ce qu'elle allait lui répondre - simplement le temps de le laisser croire qu'elle réfléchissait longuement, et celui beaucoup plus court de faire le choix entre les multiples options qui s'offraient à elle. Elle avait songé à cette rencontre à de multiples reprises, et imaginé ce qui pourrait l'aider à échafauder son plan. Il y avait de nombreux paramètres à prendre en compte, sur lesquels elle n'avait pas encore l'entière maîtrise. Elle progressait dans le bon sens, jour après jour, mais chacune de ses actions devait être modérée, calculée, noyée dans la masse d'un comportement absolument normal et banal d'Etelkru. C'était une danse délicate et qui ne permettait aucun faux pas.

"J'ai besoin de trouver quelqu'un. Tes ailes peuvent-elles le retrouver pour moi ?"

A sa seconde proposition, elle laissa échapper un rire, touche finale de sa grande oeuvre de mascarade. Il n'avait rien de sincère, mais sonnait pourtant aussi naturel que possible. Elle l'avait finement travaillé, le réservant aux occasions où il était approprié - et il l'était rarement. Puis son expression changea alors qu'elle baissait à nouveau les yeux sur lui, peignant sur ses traits un masque de tristesse et de... pitié.

"Tu as dû vivre une longue souffrance alors."

Elle avait rapproché la tête de la sienne, mêlant à nouveau leurs souffles, puis elle recula de quelques pas, d'un petit bond, pour le libérer. De nouveau, la question de qui était le masque et qui était le véritable oiseau se posa. Elle l'encerclait avec lenteur, comme elle dessinait les traits de son plan. Mais il parvenait encore à lui échapper, à danser autour des lignes de la cage qu'elle tentait de lui créer. Elle était patiente. Un jour, elle fermerait la cage.

Elle ne s'éloigna pas, ne se rapprocha pas, lui laissant tout loisir de se redresser - mais il ne paraissait pas en être pressé. Sa réponse avait été vraiment intéressante. Cette fois-ci, il n'avait pas fait une absurde proposition comme lors de leur première rencontre, il l'avait faite avec plus de prudence, même si pratiquement aussi peu de subtilité. Elle redressa légèrement la tête avec l'ombre d'un sourire. Il n'avait pas répondu à sa seconde affirmation, peut-être avait-elle touché un autre point sensible ? L'histoire, le vécu, c'était quelque-chose qu'elle avait identifié comme particulièrement précieux chez la plupart des loups. Bien-sûr, le fait qu'il ne veuille pas s'attarder sur la question - ou en l'occurrence, ne même pas en parler - pouvait ne rien signifier... Mais pouvait également signifier quelques informations utilisables ensuite.

"Aurais-tu donc déjà échappé à cette jeunesse ?" finit-elle par demander.

Elle fit quelques pas sur le côté, comme si elle hésitait à s'en aller plus profondément dans le terrier. Elle n'avait pas l'impression que ce loup était beaucoup plus vieux qu'elle. Elle était même presque certaine qu'il ne l'était pas. C'était difficile à déterminer, bien évidemment, surtout sur un congénère qui avait bien moins de traits lupins que tout ceux qu'elle côtoyait chez les Etelkrus. Mais elle estimait qu'il n'avait pas plus de cinq ans. Sa propre mascarade, travaillée, laissait entendre qu'il avait été lui aussi bien entraîné. Peut-être pouvait-il lui apporter quelque-chose et n'avait-il pas tout à fait tort. Cela lui donnerait une double utilité à ses yeux. Mais qu'était-elle prête à céder pour l'avoir de son côté ? Pour le guider dans ses filets ? Elle n'était pas encore certaine de la réponse à cette question. Ceci dit, les prémices d'une idée qui pourrait satisfaire chacun des côtés naissait dans son esprit. S'il avait pu lire dans ses pensées, peu-être même que l'oiseau aurait aimé cette idée. Elle finirait bien par le savoir.

"Cela ressemble d'avantage à un juste salaire." Répondit-elle.

Une manière de dire oui. Sa queue battit l'air une fois, pour accentuer l'acceptation.

"Il existe une grotte à la frontière du Désert Ivoirien et des Monts Célestes. Elle est cachée par des bosquets de fleurs rouge sang, aux branches épineuses. Ses feuilles ont sans cesse l'air d'être flétries. Nous nous retrouverons là-bas, tous les trois."

Ce serait l'occasion de voir si elle était capable d'éprouver de la nostalgie. Elle avait vécu quelques temps avec Oxomo dans cette cache qui lui griffait le pelage au sang à chaque fois qu'elle entrait et sortait. Elle doutait fort que quelqu'un y ait établi un campement, elle n'était pas spécialement bien placée. Mais elle avait l'avantage d'être discrète, cachée derrière les épines et l'arbrisseau mort, derrière un repli de la roche.

"Le loup que je cherche s'appelle Jaxx. c'est un solitaire au pelage blanc strié de vert. Il a des cheveux rayés et porte des mitaines aux pattes antérieures. Il connait mon vrai nom."

Elle était quasiment certaine que son évocation suffirait à celui qui l'avait ramenée aux Etelkrus pour suivre le loup-oiseau. Une part d'elle-même savait qu'il fallait se montrer extrêmement méfiante, car ce drôle de paon pouvait à tout moment prendre son envol pour ne jamais revenir. Mais peut-être cela avait-il une chance de marcher. Peut-être trouverait-elle en lui suffisamment d'utilité pour l'aider, au moins d'une pichenette, à accomplir ce qu'elle désirait.

Elle inclina légèrement la tête sur le côté, alors qu'il réduisait à néant la distance entre eux pour revenir établir un contact très rapproché avec elle. La louve se demanda s'il sentait qu'elle n'appréciait pas malgré sa couverture travaillée, ou s'il se comportait comme ça avec tout un chacun. Dans le premier cas, il avait en effet quelques choses à lui apprendre pour mieux maîtriser ce masque qu'elle tâchait de rendre parfait, dans le second... Jaxx serait sans doute surpris qu'elle envoie à elle un tel énergumène.

"Il me tarde de l'entendre." Répondit-elle simplement.

Ils auraient bien le temps d'en reparler à leur prochaine rencontre, qui se dessinait comme une certitude. La présence de l'oiseau se faisait si proche, si envahissante, qu'elle réprima sans rien en montrer l'envie d'aller ficher ses crocs d'ivoire dans ce cou gracile au bout duquel pointait ce museau fouailleur. Elle ne devait pas lui faire de mal, pas vraiment, pour l'instant. Aussi étonnant que cela pût paraître, il n'eut pas d'autre revendication lorsqu'elle lui précisa de qui elle était à la recherche. Il était définitivement plus prudent que la dernière fois, plus patient - une part d'elle se gardait bien de supposer qu'il n'avait qu'un but la concernant, même si cela faisait partie des possibilités. Elle battit une fois l'air de sa queue et laissa ses oreilles frémir. Il fallait qu'elle se montre un minimum réceptive, parce que cela donnerait l'illusion à l'oiseau qu'il y avait là une porte à ouvrir.

Puis elle le repoussa et lui adressa un sourire avec lequel son regard ne se mariait pas du tout, bien trop froid, dépourvu de tout pli rieur comme on en voyait sur les véritables.

"Retrouvons-nous à la lune noire. Ne m'oublie pas, oiseau. Moi je n'oublierai pas."

Cela lui laissait presque une lune entière pour faire ce menu travail. Et le sens de cette dernière phrase, s'il n'était pas exprimé clairement, avait une signification des plus limpides. S'il ne venait pas, elle irait elle-même le chercher. Et ce serait pas pour lui rendre service.
Sa silhouette s'effaça dans le tunnel qui remontait vers la surface, laissant aux profondeurs de la terre le secret de ce qui s'était passé ici-bas.