Attrape le vent - Défi & Joaquin.

Tourbillon beige et noir virevoltant parmi les pétales soufflés par le vent, Anita ne se lassait pas de courir à travers les herbes nouvellement nées. Les champs de bruyères resplendissaient de milles couleurs printanières, les pissenlits et leurs ailettes duveteuses s’éparpillaient sur son passage, les odeurs si variées émanant de la terre et de ses produits emplissaient ses narines dilatées.
Un peu plus loin, tout aussi enjouée mais un peu moins vive peut-être, Helga donnait de son mieux pour suivre la cadence infernale imposée par l’inépuisable fille de Anette et Sheina qui menait la danse.

— Allez Helga, plus vite !

Et son rire léger ponctua sa phrase d’un son ravi.
La louve un peu plus âgée avait accepté son invitation à aller essayer de tous nouveaux jeux auxquels elle s’était essayée sur une terre qu’elle n’avait jusque-là effleuré que du regard - l’Île Abysse et son coeur nouvellement retourné qui en avait en partie chassé la morosité.
Helga était plutôt du genre à être naturellement appréciée dans la meute, d’autant plus auprès des jeunes loups pour la compagnie qu’elle n’hésitait pas à leur offrir. Quand ils avaient besoin qu’un jeune adulte sympathique les accompagne pour aller quelque part ? Helga. Quand ils avaient une question et ne trouvaient personne à qui demander ? Helga. Quand il y avait un problème et besoin d’une insistance discrète, d’un regard qui ne jugeait pas ? Helga.
A vrai dire, Anita avait eu pour premier réflexe de chercher sa soeur pour partager avec elle cette activité, mais cette dernière avait été introuvable de toute la matinée et la jeune adolescente avait fini par apprendre que celle-ci s’était encore absentée pour la journée en compagnie de Holly.

Anita n’avait pas pu retenir la légère pointe d’abattement qui avait chatouillé sa patrouille, mais n’étant pas de nature à s’attarder sur de potentiels mauvais sentiments avait fini par rediriger son attention sur une autre solution.
Elle aurait tout aussi bien pu attendre un autre jour, mais l’impatience était si forte qu’elle ne pouvait plus penser à rien d’autre pour occuper sa journée.
Son dévolu était donc tombé sur la fille d’Athelstan, qui avait poliment consenti à la suivre et se retrouvait désormais embarquée dans une aventure qui probablement la dépassait un peu. Car si elle était de bonne compagnie, Helga n’était en revanche pas la plus énergique - sa douceur primait en tant que première qualité pour laquelle on se souvenait d’elle.

Elles longèrent les hautes falaises surplombant la mer, traversèrent la plage jusqu’à la côte, se mouillèrent les pattes pour commencer à traverser l’étendue d’eau à marée basse et après quelques minutes abordèrent enfin l’Île Abysse et sa végétation luxuriante.
Quand elle y avait posé pattes pour la première fois quelques jours auparavant, c’est nullement déboussolée qu’elle s’était accoutumée aux plantes démesurées, aux arbres hauts et à leurs lianes, à sa faune particulière et l’humidité qui y régnait. Autrement dit, cette île avait de fortes similitudes avec la Moere, et cela ne pouvait que lui plaire.
La jeune louve s’ébroua et posa le regard sur une petite lumière flottant de-ci, de-là, pareille à une luciole. Clou le Draginsecte naviguait autour du duo de canidés sans jamais trop s’approcher, veillant sur elle à la manière d’une sinistre luciole qui étira un fin sourire sur les babines de l’hybride. Si la créature n’avait rien du tempérament jovial et aimant de son grand père, elle se plaisait tout de même à imaginer que sa présence silencieuse et son coeur éternel représentaient l’âme de Casto qui depuis sa demeure éternelle continuerait à poser sur sa famille et sa meute un regard bienveillant - et que jamais elle ne serait seule, même dans les temps les plus sombres et les plus durs.
Les deux louves trottinèrent sous la canopée en échangeant quelques mots - les yeux de la fille d’Anette et Sheina, eux, fouillaient la zone pour retrouver ses marques. Ah ! Ici, ça y est.
Se tournant vers son accompagnatrice, Anita tournoya sur elle-même, l’excitation commençant à remonter dans tout son corps prêt pour l’aventure.

— Viens, je vais te montrer le jeu !

Bondissant sur un large tronc dont la carcasse pourrissait jour après jour, l’adolescente prit de la hauteur jusqu’à atteindre un rocher couvert d’une mousse verte et épaisse, parfait promontoire pour marquer le début du petit parcours qu’elle avait confectionné.
Bien-sûr, cela n’avait rien à voir avec la complexité des voies qu’Alexandrine et elle suivaient comme parcours d’entraînement, flirtant avec le vide et le danger. Celui-ci était bien plus adapté à s’amuser un peu tout en se dépensant et en entraînant leurs aptitudes naturelles - sa grande agilité et les ailes puissantes de sa soeur.

— Tu vois ces lianes qui se balancent là-bas ? Il y a toujours un courant d’air super fort qui les envoie dans tous les sens, et jamais du même endroit, du coup le but c’est de sauter le plus loin possible et d’en attraper au moins une ! C’est vraiment marrant.

Grand sourire pour ponctuer sa phrase et légère ondulation de la queue.
Fort heureusement pour toute personne souhaitant participer à ce jeu, Anita avait fait en sorte qu’une large mare s’étende sous leurs pattes - cela faisait d’ailleurs entièrement partie du plaisir qu’il y avait à s’accrocher à une liane, y rester suspendu pendant plusieurs secondes pour enfin se laisser tomber dans l’eau avec moult éclaboussures, tout en permettant de ne pas se casser une patte si l’on ratait son saut.
Véritable boule d’énergie, Anita fit un dernier tour sur elle-même et se mit en position, raidissant tous ses muscles, chargeant son corps de l’adrénaline nécessaire.

— T’es prête ?!

Et elle n’attendit même pas la réponse qu’elle s’élança avec un glapissement de joie, décollant du rocher pour décrire un arc de cercle au milieu des branchages et des feuilles qui retombaient autour d’elle en une pluie verte. Elle fila dans les airs, donna un coup de queue et tordit son bassin au dernier moment pour attraper l’une des lianes dans sa gueule et se laissa ainsi pendre le temps de profiter des doux balancements, adressant à Helga un clin d’oeil satisfait.
A son tour, maintenant !
La brune prit le même chemin que sa camarade, accélérant jusqu’en haut du rocher pour se propulser au-dessus de l’eau et... Retomber bien trop tôt, s’écrasant dans le point d’eau avant d’avoir pu effleurer la moindre branche.
Anita éclata de rire et se précipita au côté de son aînée pour l’aider à s’extirper de l’eau croupie, l’encourageant à réessayer alors qu’elle-même reprenait à toute vitesse le petit enchaînement d’obstacles qui la menait jusqu’au sommet final du rocher en guise de tremplin.
Elle fit mouche encore une fois, mais ne put en dire autant de sa camarade.
Elles essayèrent ainsi plusieurs fois ; Helga faisait preuve de la meilleure volonté du monde à accepter d’ainsi se plier aux désirs de la jeune adolescente, mais celle-ci finit par faire la moue. Ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça.
Tant habituée à côtoyer pareils terrains et à constamment jouer de sa souplesse pour défier la gravité, Anita en oubliait parfois que tous n’avaient ni la même facilité ni son affinité à s’adonner à de telles pratiques, et qu’il n’y avait rien de gratifiant à échouer une dizaine de fois sans jamais effleurer l’une de ces sauvages et insaisissables lianes.
Légèrement embarrassée sans que cela ne chasse sa bonne humeur, elle trottina vers la louve quelque peu défaite et bien moins propre qu’à son arrivée.

— C’est pas grave, je crois qu’on va trouver autre chose.

Et d’un bond Anita la dépassa, inépuisable, courant dans une autre direction.
Elles filèrent à travers la jungle épaisse vers un autre endroit qu’avait repéré la jeune louve, un lieu dans lequel l’idée d’un autre jeu lui était venu - un jeu qui cette fois-ci permettrait à Helga de participer sans problème d’aptitude physique.
C’est au bord d’une autre mare qu’elles arrivèrent, et face à l’interrogation qu’elle put lire dans les yeux de sa camarade, Anita s’empressa d’expliquer.

— On peut faire des ricochets ? J’arrive à en faire jusqu’à trois, pour l’instant !

Elle désigna les nombreuses pierres plates amoncelées sur les berges et Helga hocha la tête, visiblement satisfaite et soulagée que ce nouveau jeu n’implique pas de devoir se jeter à nouveau dans une eau à l’odeur quelque peu douteuse.
Se penchant pour saisir l’un des galets du bout des crocs, l’hybride se replia sur elle-même puis relâcha toute son énergie dans un souple et vif mouvement d’encolure, envoyant la pierre raser la surface de l’eau puis rebondir une, deux, trois fois avant de couler d’un bruit sourd. Imitant ses mouvements, Helga réussit du premier coup à effectuer deux rebonds. S’échangeant un regard complice, toutes deux se mirent alors à enchaîner les lancers.
Elles jouèrent ainsi de nombreuses heures, Anita menant d’abord la danse grâce à la petite expérience qu’elle avait acquise, mais la louve plus âgée ne se débrouillait pas mal du tout et après un certain temps, elles se retrouvèrent au coude à coude, buttant au quatrième rebond sans jamais réussir à aller plus loin.

Elles décidèrent de rentrer quand le soleil, se parant de ses plus belles teintes d’or et de feu, diffusa à travers le rideau de feuilles qui les camouflait ses derniers rayons chaud, dessinant sur l’eau et le sol une complexe mosaïque.
La majorité du chemin du retour se fit dans un silence fatigué et amical, les deux louves riant parfois en se remémorant un souvenir particulier de cette agréable journée partagée avant de devoir s’enfoncer à nouveau dans les eaux fraîches qui les ramènerait sur la terre ferme. A cette heure-ci la marée était plus haute, et il leur fallut véritablement nager pour pouvoir regagner les Falaises Littorales où elles se séparèrent - Anita désirait rester un peu pour profiter du coucher de soleil au bord de l’eau, juste un peu ; rassurant du mieux qu’elle put son aînée qui n’était pas vraiment rassurée de la laisser seule à la nuit tombante, mais finit par céder quand l’adolescente lui promit de ne pas être longue et de rentrer vite au Castel dès que l’astre aurait disparu derrière l’océan.

Seule face à la mer infinie, Anita s’assit et ferma un instant les yeux en soupirant de contentement.
Les embruns se mêlaient à ses cheveux, l’odeur iodée du sel picotait sa truffe, l’écume léchait le bout de ses pattes et le doux son des vagues venait bercer ses pensées d’une douce monotonie.

Lorsqu’elle rouvrit les paupières, ses yeux violets se gorgèrent des milles couleurs du firmament.

C'était au coucher du soleil que la mélancolie se faisait la plus forte.

La lumière dorée de fin d'après-midi et les reflets pourpres qu'elle jetait sur le monde avaient semblait-il cette propriété spéciale de réveiller les vieilles blessures du coeur, juste assez pour distiller chez lui un sentiment de lourdeur intérieure, mais pas assez pour générer une douleur lancinante.
Sans doute que la proximité de l'été et l'air chaud qu'il amenait avec lui ne l'aidaient guère à garder son esprit ancré dans le présent, et non dans ces montagnes couleur de feu qu'il aurait tant souhaité retrouver, sachant pourtant que c'était bien là la seule chose qui lui soit réellement interdite.

S'étant récemment installé à la Passe Ventue — de manière, il l'espérait, définitive –, Joaquín avait trouvé un moyen d'atténuer un peu le manque, une manière de vivre un peu plus proche de chez lui et de son monde, malgré la distance. Il lui semblait ainsi avoir trouvé une vague forme de quiétude intérieure — dont il soupçonnait qu'elle soit très fragile et sujette à se briser à la moindre secousse un peu trop forte, mais à laquelle il s'accrochait envers et contre tout –, quiétude qui tendait un peu trop à son goût à se gorger d'une nostalgie malvenue lorsque le soir tombait lentement sur le canyon et qu'il se retrouvait encore et toujours placé face à un triste constat : sans son oiseau, il était seul.
Il n'y avait ni rires, ni chants, ni même aboiements féroces et bruits de bouteilles qui se brisent pour venir rompre le silence pesant qui s'abattait sur sa nouvelle demeure lorsque la nuit se présentait à lui.
Il lui arrivait alors parfois de quitter les lieux et d'aller s'égarer ailleurs, laissant ses pas le guider loin de ce nouveau domicile qui paraissait le contenter autant qu'il suscitait par moments chez lui une profonde tristesse, jusqu'à ce que ses membres se fassent trop lourds et qu'il ne finisse par retourner à la caverne nouvellement proclamée comme étant sienne et s'y laisse tomber dans un sommeil qu'il espérait sans rêves.

C'était l'un de ces soirs.
Il était parti à l'Est, lorsque les premières lueurs orangées avant commencé à se manifester dans le ciel, et s'était assuré de ne surtout pas regarder en arrière.

Les lueurs étaient devenues lumières, chargées de mille nuances chaudes, et la brise tiède du canyon s'était peu à peu rafraichie à mesure qu'il s'aventurait toujours plus loin dans les Monts Célestes, au point d'en arriver jusqu'aux terres Etelkrus, dont il avait franchi la frontière sans même réfléchir, soudain résolu à aller vers la mer.  Ixcanul sur ses talons, voletant de branche en branche, il était alors descendu jusqu'aux hautes falaises qui bordaient cette dernière, et avait entrepris de les longer, laissant l'embrun salé ébouriffer son poil et s'engouffrer dans sa gueule et sa truffe, dans l'espoir que l'étreinte glaciale de ce dernier sur ses poumons parviendrait à garder son esprit loin des contrées désertiques qui le réclamaient à cor et à cri, de l'autre côté du monde.
Opération fastidieuse qui peinait à fonctionner jusqu'ici, mais qu'il oublia bien vite lorsque le vent marin lui apporta, outre sa fraicheur vivifiante, l'odeur d'une congénère.
En admettant qu'il puisse réellement considérer une membre de la meute Etelkru comme telle, ce qui n'était pas garanti.
Quittant des yeux l'étendue verdoyante à ses pattes, il plissa les yeux, scrutant la voie devant lui, avant de distinguer une haute et fine silhouette qui se tenait face à la mer, quelques centaines de mètres devant lui. Son poil se gonfla sans même qu'il n'y songe. Trop fier pour rebrousser chemin ou dévier de sa route, à cause d'un Etelkru qui plus est, il continua de marcher, une tension nouvelle gagnant ses muscles, et toute mélancolie désormais écartée de son esprit tandis que son attention se focalisait entièrement sur la jeune femelle qui observait l'horizon plus loin.

Etelkru dont les formes s'affirmaient à mesure qu'il dévorait imperturbablement la distance qui les séparait, et dont le physique étrange ne le surprit même pas, tant il s'était résigné à l'idée que ce qui aurait été immédiatement considéré comme une monstruosité chez lui — et aurait probablement conduit à l'immédiate annihilation du sujet porteur, généralement par superstition, qu'elle soit d'origine tribale comme chez ses ancêtres ou religieuse, avec de dogme monothéiste étriqué imposé à son peuple par les colons depuis bien des générations à présent – relevait ici de la plus pure banalité. Les sourcils légèrement froncés, il tentait d'appréhender le physique anodin de la femelle, d'une manière qu'il considérait comme assez nouvelle par rapport à ce qu'il avait pu voir sur ces terres depuis son arrivée. Un poil extrêmement ras qui laissait se dessiner des courbes légères et graciles se terminant par une longue queue en plumeau, un museau étonnamment long et légèrement recourbé sur son extrémité, et surtout deux très grandes oreilles qui à ce niveau-là n'avaient plus rien de canin.
Y avait-il une malédiction ici qui condamnait les loups à se parer des attributs d'autres espèces avec lesquelles ils n'avaient rien à voir ? Quel était donc ce sang souillé qui coulait dans les veines des locaux ? Qu'avait-il pu se passer pour que pareilles anomalies prolifèrent joyeusement sans que personne ne s'en alarme ?
Et enfin, comment se faisait-il que des mutations opèrent ici à une si rapide échelle, et n'engendrent jamais la moindre stérilité ? Etait-ce là quelque caprice de leurs si chères divinités ?

Joaquín finit par se stopper à une dizaine de mètres de la femelle, la détaillant avec une curiosité mêlée d'incompréhension. Tout droit débarquée dans son coin de désert, cette fille aurait été immédiatement cataloguée comme un démon ou une sorcière, et collée sur un bûcher si elle ne se faisait pas étriper avant. Et à vrai dire, si elle s'était soudain tournée vers lui tous crocs dehors et avait poussé un cri qui n'avait rien de lupin avant de se jeter vers lui dans l'espoir de lui arracher sauvagement la gorge, il n'aurait même pas été surpris.
Sur un rocher non loin de lui, le passereau qui l'accompagnait alla se poser, ses yeux rouges allant de l'un à l'autre.
L'odeur n'y trompait pas, elle demeurait une louve. Et le volatile aurait été bien plus agité si tel n'avait pas été le cas.

Comment ? Ca, il ne le savait pas.
Et il ne pouvait s'empêcher de se demander, en ces terres bien différentes des siennes, où pouvait s'arrêter le loup et commencer la bête.

Inspire, expire…

L’écume léchait ses griffes dans une caresse lancinante, accompagnant sans faiblir la lente descente de l’astre qui tombait, tombait, si lourd dans le ciel embrasé.

Ses oreilles frémirent.

Des pas dans le sable. Plus loin, derrière elle. Venant de la falaise.

L’adolescente crispa quelques muscles mais ne se retourna pas tout de suite. La foulée de celui ou celle qui s’approchait –elle n’aurait su pour le moment le dire, le vent de la mer venant la frapper de plein fouet sans lui apporter autre chose que la lourde odeur de sel qu’il brassait depuis l’horizon lointain – était légère mais tranquille et régulière. Du rythme de l’être qui s’avançait sans chercher à surprendre. Du rythme d’un loup qui ne tentait pas de surgir dans son dos sans se faire prendre.
Aussi décida-t-il que la présence qui approchait n’était pas une menace, du moins pas directement, et elle laissa les pas couvrir la distance, une oreille tout de même tournée vers l’arrière pour mieux en capter l’amplitude.
Lorsque finalement le son monotone des pattes s’enfonçant dans le sable cessa, Anita se retourna.

Et cette fois-ci ce fut tout son corps qui frémit.

Ce loup…
Elle ne l’avait jamais vu, cela était certain. Et pourtant. Pourtant il y avait comme un air de déjà-vu, alors qu’à son tour elle le détaillait du regard.
Ou plutôt un air de déjà entendu. Les Etelkrus n’ayant pas volé leur réputation, tout jeune louveteau avait droit à l’histoire plus ou moins récente de ce qui constituait leur clan, leur identité, leur force. Et avec cela venaient irrémédiablement les mises en garde. Sur leurs ennemis pré-désignés – Solitaires, Raeders, tout étranger de manière plus générale – mais aussi sur les pires parmi les mauvais. Ceux qui au sein même de leur caste rejetée avaient droit à une description précise faite pour transcender les rangs d’oreille en oreille afin de toujours garder œil vigilant – ceux qui avaient commis des crimes et pour ceux-là étaient recherchés.
Certains étaient morts, depuis, comme la terrible Oxomo qui leur avait tant causé de tort.
D’autres…
D’autres parcouraient toujours les terres.

Un loup noir orné de plumes et d’un collier vert.
Agresseur et intrus sur leurs terres. Assassin.

Assassin.

Doucement Anita expira le souffle qui était resté coincé dans sa poitrine.
Son regard fit un bref aller-retour dans la direction où la silhouette de Helga avait disparu quelques minutes plus tôt avant de revenir sur le solitaire noir.
Si elle hurlait, l’entendrait-elle ? Et serait-elle suffisamment rapide pour revenir avant qu’il ne la mette en pièces ?

Fronçant un instant le bout du museau Anita mit un terme abrupt à ces pensées insensées venues parasiter son esprit. Quelle idée, de se laisser ainsi étreindre par la peur alors même que l’étranger face à elle s’était calmement posé à une certaine distance sans le moindre signe d’agressivité ou de domination. La solitaire qui s’était attaquée à Holly, elle, avait directement cherché à lui faire du mal.
Si ça se trouve, ce n’était même pas lui.

La jeune hybride cligna des yeux pour chasser ses dernières bribes d’angoisse et calmer les palpitations de son cœur qui s’étaient sensiblement accélérées, posant un regard nouveau dans les yeux dorés de l’étranger. Sans pouvoir totalement se débarrasser de la nervosité qui parcourait son corps pour autant, celle qui envoyait sa queue s’agiter de quelques mouvements secs sur le sable.
Doucement pourtant elle se laissait nimber par une forme de curiosité, par cet attrait pour tout ce qu’elle ne connaissait pas, qui était nouveau et qui se présentait à elle. Après tout, c’était le premier solitaire –conscient– qu’elle trouvait face à elle.
Il y avait tant de choses à savoir, une fois le premier accès de peur passé. Elle resterait sur ses gardes, mais… Comment engageait-on la conversation avec un loup qui la fixait sans rien dire et qui avec elle ne partageait à priori rien ?
Avec sa meute, c’était facile. Elle se faisait facilement instigatrice de conversations et de rencontres.

Là…

Bonjour, tu es sur les terres Etelkrus !
Mais ça, il le savait probablement déjà.

Bonjour. Tu as besoin d’aide ?
…

— .. Huum… Tu… Cherches quelque chose ?

Petit sourire, et l’adolescente pencha doucement la tête sur le côté.

Lorsque la femelle se retourna, Joaquín eut la confirmation de ce qu'il soupçonnait : ce n'était qu'une gosse.
Une gosse dont la mère avait probablement copulé avec Dracula, ce qui en faisait potentiellement une sorte d'antéchrist suceur de sang auquel il ne manquait plus qu'une paire d'ailes membraneuses pour parfaire le tableau, mais une gosse quand même.
Il y avait des moments comme celui-ci où Joaquín se maudissait intérieurement d'avoir été investi dès son plus jeune âge d'un code de l'honneur. Rien de bien chevaleresque ni de dithyrambique, loin de l'esprit chevaleresque avec épée rutilante et cape qui claque au vent qui faisait rosir les joues des demoiselles, non, quelque chose de plus crasseux et douteux, en somme, de plus fidèle à l'image que l'on pouvait se faire des fiers mâles de son pays.
On n'attaque ni les filles, ni les enfants, et encore moins les petites filles, lui répétait encore et encore Arabella à la moindre occasion, allant jusqu'à le sermonner si jamais il lui prenait l'idée, alors qu'il était encore très jeune, de montrer les dents face aux taquineries de ses soeurs.
Et les autres garçons, abuela ?
Mh, eux, tu peux les démolir, et démolis-les bien pour leur montrer qu'on ne plaisante pas avec les mâles de notre famille, petit chef.
Rengaine éternelle qui ne manquait pas de se rappeler à lui pour peu qu'il envisage ne serait-ce que vaguement de manquer à la règle, comme c'était le cas en cet instant précis, alors que le conflit grandissait en lui.
Sokaris.
Le gosse, Désastre.
Elle, maintenant.
Ne pouvait-il donc pas tomber sur un gros beauf, au moins une fois, histoire de passer ses nerfs sur quelque chose et de savourer la perspective de venir semer un peu la confusion dans cette meute aux allures de machine de guerre bien huilée ?
Apparemment pas. Joaquín en avait marre, des gens sympas.

En posant ses yeux mauves — sa vision était somme toute moins anecdotique que celle de ses... presque... congénères... qu'on trouvait accrochés dans les arbres et dans les cavernes la tête en bas, parfois – sur lui, l'autre se figea. Il supposa que c'était là le résultat de nombreuses mises en garde face aux gens comme lui, comme il avait pu le constater chez l'autre gamin, avec sa tripotée d'à-priori assez violents sur les solitaires. Il se demanda également s'il allait devoir une fois de plus expliquer que non, sa vie ne se résumait pas à se cacher dans les buissons pour proposer des bouts de viande séchés cachés sus le manteau aux bambins Etelkrus en vue de les attirer jusqu'à son pickup douteux afin de les kidnapper et... il ne voulait même pas imaginer la suite. Et balaya d'un revers de queue la réflexion comme quoi les kidnappings, qu'ils soient d'enfants ou non, étaient monnaie commune dans son Canyon natal. Dans une autre vie, il aurait très bien pu être ce genre de personne. Il était même très probable que son propre grand-père ait été friand de la manœuvre.
En dépit de son appréhension première, la gamine finit par se détendre — un peu – puis parut hésiter.

— ... Huum… Tu… Cherches quelque chose ?

De la compagnie, souffla froidement une petite voix dans son oreille. Une voix qui ressemblait désagréablement à la sienne.
Il haussa les épaules après un bref moment de latence, avant de répondre :

— Pas spécialement.

Félicitations, jeune fille, tu viens de gagner un tête à tête avec le grand prix 2020 de la loquacité, allez, bon courage !

Alors qu’elle s’attendait presque à devoir se confronter à un long discours pour réponse ou au moins à un signe évocateur - du style un hochement de tête ou des yeux suppliants - qui auraient eu le mérite de la rassurer définitivement sur les intentions de ce loup en expliquant sa présence, il ne se passa rien.

Ils se regardaient mutuellement dans le blanc de l’oeil, tous deux figés, et elle se demanda un instant s’il la comprenait.

Il apporta la réponse une seconde plus tard, de ces épaules qui se haussèrent et de la voix rauque qui répondit par la négative.
Perplexe, oui, était était le mot décrivant le mieux ce qu’était devenue Anita. Pour le moment, elle oublia tout ce qui avait trait aux fragments restant d’angoisse et d’histoires d’assassin pour simplement froncer les sourcils, contrariée de ne pas comprendre comment on pouvait s’égarer sur des terres qui étaient marquées de l’odeur d’une meute plutôt reconnue pour son hostilité, s’y enfoncer, puis marcher jusque dans le dos d’une de leur jeune et se planter là tout en ne cherchant pas spécialement quelque chose.
Même pour un loup qui, peut-être, serait étranger à leur bout de continent et à leur réputation, certaines choses étaient il lui semblait un peu plus universelles que d’autres - et les frontières des territoires ainsi que la méfiance et la prudence qui devaient logiquement s’initier dans l’esprit de tout être choisissant sciemment de les franchir semblaient ici absentes des préoccupations du mâle noir.

…
Bon. Il lui faudrait malgré tout progresser avec ça.
Sa longue queue s’agita d’un petit mouvement nerveux, cette fois plutôt à cause d’un certain malaise social dont elle n’avait pas l’habitude que d’une angoisse quelconque vis à vis du solitaire qui avait pourtant la possibilité de broyer son crâne entre ses crocs s’il le souhaitait.
Après tout, elle n’avait nullement cherché à s’enfuir.

— Bon, alors, tu… T’es perdu ?

Elle haussa un sourcil interrogateur à son intention et ponctua sa question d’un petit sourire, tendant légèrement le cou vers lui comme pour l’inciter à saisir la perche.

— Moi ça me dérange pas tellement que tu sois là, tu sais. C’est plutôt… Les autres. J’pense que si quelqu’un te voyait, là, il essaierait de te tuer.

Anita s’était dit que, finalement, il valait peut-être mieux préciser. Que tout cela était peut-être une erreur et que perdu dans ses pensées, ce loup tout à fait innocent et tête en l’air avait passé leurs frontières par mégarde. Au cas où.

Nouveau sourire.

Le manque de réactivité de Joaquín perturbait visiblement Draculette, mais elle ne faisait toujours preuve d'aucun signe d'agressivité. Ce qui menaçait de le mettre dans une impasse : son amour-propre et l'aversion qu'il éprouvait pour les Etelkrus lui refusaient toute forme de vague sympathie à son égard, et il ne pouvait décemment pas être méchant si elle ne l'était pas d'abord.
C'était stupide, au fond.
De s'imposer comme ça un comportement prédéfini qui, de toute évidence, ne pouvait s'appliquer qu'à certaines situations très précises, souvent extrêmes, qui semblaient de plus en plus se raréfier. Dans le fond, il voyait bien qu'il aurait fallu envisager de s'écarter de ces sentiers mentaux battus et rebattus à l'infini, tenter de se lancer dans l'inconnu, peut-être un peu plus embrasser celui qu'il avait la possibilité d'être s'il s'affranchissait de ce formatage qu'on lui avait imposé dès l'enfance et dans lequel il se complaisait depuis. Il n'était pas si différent de ces Etelkrus qu'on élevait pour qu'ils chassent les solitaires sans poser de question, même s'il se targuait d'être libre et seul maître de son destin.
On venait tous de quelque part. L'inné c'était quelque chose, mais l'acquis qu'on forçait dans notre crâne dès notre premier souffle prenait vite le pas.
Il ne voyait plus trop ce qu'il pouvait y avoir d'inné chez lui, à part une évidente ressemblance avec un aïeul dont on ne parvenait décidément pas à effacer le souvenir. L'acquis, par contre...

— Pourquoi ça dérange les autres, et pas toi ?

La voix était rauque, mais l'intonation honnête, même s'il s'efforçait de feindre un total détachement.
Elle était la deuxième gamine Etelkru qui ne se jetait pas à sa gorge immédiatement et sans réfléchir alors qu'il se trouvait quelque part où il aurait techniquement dû ne pas être — enfin, pour l'étrange petit gosse aux oreilles creusées de la dernière fois, c'était encore un peu différent, puisqu'il se contentait de flirter dangereusement avec les frontières de la meute lorsqu'il l'avait croisé. Y avait-il quelque progrès dans la manière dont on éduquait ces jeunes ou parvenaient-ils à se trouver une voix différente de celles de leurs parents ?
Etait-ce réellement possible, dans le fond ? D'ignorer les enseignements et de suivre sa propre voie ? D'oublier les dogmes et le conditionnement qu'on subissait tous d'une manière ou d'une autre dès l'enfance ?
Il aurait préféré qu'elle l'attaque. Qu'elle se comporte comme une vilaine meutarde brainwashée comme il avait pu en croiser au sein même de cette meute. Qu'elle fasse ce que les codes sociaux attendaient d'elle. Ca aurait été plus facile.
Que de se dire qu'il y avait peut-être des Etelkrus qui réussissaient là où lui échouait systématiquement.

Cette fois-ci, la réponse fut moins longue à venir. Et au vu de celle-ci, elle se dit que finalement, il était probablement déjà au courant.
Aucune surprise ni aucune crainte n’avaient troublés son visage, et il était resté parfaitement… Impassible. Pour ne pas dire vide.

— Ben… Je pense que c’est par peur, au fond. Y’en a eu beaucoup, des sans-meutes qui nous ont fait du mal, alors les autres ils considèrent que si tu franchis la frontière au lieu d’attendre d’être invité, c’est que t’as pas de bonnes intentions.

Et quelque part, ça faisait du sens.
Car pourquoi s’aventurer au-delà des limites bornées de leurs territoires, au risque de se trouver nez à nez avec un jeune, comme c’était son cas actuellement ?
A quoi bon s’infiltrer par ruse ou par force, si les intentions étaient bonnes ?
Anita pouvait en trouver, des raisons. Elle pouvait trouver, des excuses - il y en avait toujours, des cas possibles pour faire émerger des exceptions et ne pas justifier une généralisation meurtrière.

Mais il y avait aussi eu tellement de cas pour venir justifier telle méfiance, telle haine, de la part des autres. Tellement de ces inconnus qui avaient franchis leurs frontières simplement pour y semer le désordre et y assouvir la barbarie. Outre les racontars dont on nourrissait les louveteaux pour leur faire peur, il y avait aussi ces cas avérés.
Cette Oxomo, venue voler une enfant juste née au ventre encore chaud de sa mère à l’agonie.
La solitaire verte, qui s’était immédiatement jetée sur Holly et l’avait laissée en sang - et dans quel état pis encore si elle n’avait pas triomphé ?

Cet autre loup noir, comme toi, qui avait tué et blessé dans une patrouille.

— Toi, par exemple. Ya quelques années, un solitaire qui te ressemble a tué l’un des nôtres sur nos terres, et gravement blessé deux autres. Alors, même si t’as pas l’air méchant… On pourrait penser que c’est toi, tu comprends ? Donc si un adulte arrivait, là, et te voyait juste devant moi, il attaquerait pour me défendre. Par peur.

Par précaution.
Et par précaution, sans doute elle-même n’aurait pas du lui adresser la parole et lui dire tout cela, à cet inconnu. Par précaution, elle n’aurait pas du laisser Helga partir devant - et si ce loup avait été doué de mauvaises intentions, cela lui aurait évité un tête à tête potentiellement mortel.
Elle en avait conscience.
Pourtant, ce feu là n’avait jamais pris en elle. Et elle se refusait à sauter à la gorge d’un intrus juste par principe.

Les paroles de la jeune faisaient sens. Faisaient écho, même : cette méfiance devenue maladive que les siens arboraient avec une fierté mal placée, il la connaissait très bien, puisqu'elle était littéralement l'un des fondements sur lesquels était bâtie la vie, chez lui.
On pouvait la prétendre justifiée : dans neuf cas sur dix, dans son pays natal, l'inconnu était effectivement malfaisant et représentait un danger. Mais peut-être que ce n'était là qu'une manière qu'avaient eu les choses de dégénérer avec le temps. Si tout le monde voyait le danger partout et attaquait au moindre signe, la violence se banalisait rapidement et ne devenait qu'une norme sociale comme une autre. Peut-être qu'avec le temps, et si la meute Etelkru persistait dans sa doctrine xénophobe et l'étendait au-delà de ces frontières qu'elle gardait jalousement, cet endroit deviendrait un peu comme chez lui. L'alcool et le monothéisme en moins.
Sauf s'ils se faisaient coloniser avant par des gens plus méchants et plus balèzes venus d'une contrée jusque là ignorée de tous. Mais au final, le résultat serait le même, pour peu qu'on laisse le temps faire.

On ne peut pas dire que les invitations soient légion, s'apprêtait-il à dire — ou en tout cas quelque chose de similaire avec une tournure sans doute moins élaborée, puisque sa maîtrise de la langue du coin n'incluait pas le subjonctif, fallait pas déconner non plus – lorsqu'elle alla plus loin dans son propos. Énonçant des faits qui trouvaient curieusement écho à ses oreilles. Sans réfléchir, il répondit immédiatement :

— C'est eux qui ont attaqué les premiers.

Et c'était toujours le cas.
Joaquín n'attaquait pas le premier, il répondait simplement. Cette petite règle pouvait se voir enfreinte dans certains cas :lorsqu'il s'agissait de défendre quelqu'un. Du reste, il la respectait. Il supposait que c'était là ce qui le différenciait d'une simple brute épaisse. S'il ne rechignait jamais à aller au combat, il avait la décence d'offrir à ses potentiels adversaires une porte de sortie. C'était sans doute une mauvaise stratégie, puisqu'avec sa malchance aux dé ça impliquait qu'il parte avec des dégâts avant même son premier jet. Mais c'était comme ça qu'il fonctionnait.
On ne survivait pas seul si longtemps en attaquant tout ce qui bougeait. D'autant plus que les bains de sang gratuit ne lui procuraient aucun plaisir et ne présentaient pas franchement d'intérêt à ses yeux — il en avait bien trop vus par le passé, et avaient surtout vu les répercussions qu'ils engendraient, et qui se soldaient généralement par encore plus de sang versé.
Alors certes, il y avait cette part de lui profondément autodestructrice qui le poussait à flirter bêtement avec le danger à la moindre occasion — une preuve parmi tant d'autres : sa présence ici-même, là, maintenant –, probablement née d'un ennui poussé et d'une incapacité certaine à tourner la page sur ses propres erreurs. Certes, il pouvait jouer la carte de la provocation parfois, et d'une certaine manière inciter le combat malgré tout. Mais c'était généralement lorsqu'il estimait que les autres le méritaient. Ou l'avaient bien cherché.
Et puis de toute façon, il n'était que loup. Il n'était pas un saint.

Il réalisa après quelques secondes que valider les propos de la louve n'était peut-être pas l'idée du siècle, mais il n'allait pas courber l'échine et faire comme si de rien n'était. Cette histoire datait de plusieurs années et il était surpris de voir qu'on en parlait encore, même vaguement. A croire qu'il n'y avait pas tant d'accrocs que ça, sur les terres Etelkrus. Il aurait cru qu'une petite confrontation avec un solitaire aurait été perdue au milieu de toutes ces batailles menées contre des créatures absurdes et des aléas climatiques catastrophiques. Ce genre d'escarmouche arrivait constamment chez lui et relevait plus de la vague anecdote amenée lors d'un dîner où l'on ne savait plus trop quoi dire que de l'évènement mémorable, à moins que le coupable ne s'y reprenne à plusieurs fois jusqu'à s'imprégner dans la mémoire des autres. Les Etelkrus semblaient décidément prompts à surréagir.
Enfin, il ne s'était pas montré spécialement agressif avec elle. Pas de quoi surréagir, donc, pour une fois, non ?

La voix rauque du mâle s’enquilla sans attendre derrière la sienne, fluette et jeune, pour répliquer une simple phrase de quelques mots.
Quelques mots portant porteurs de beaucoup de choses.
La culpabilité en était une. Mais pas le genre de culpabilité qui animait les yeux d’un autre adolescent comme elle quand il se faisait attraper et réprimander pour une bêtise, et regrettait son geste en baissant le regard face à la remontrance.
Elle ne voyait pas de remord, sur son visage à lui. Juste le même air buté et presque défiant, un peu enfantin – de quoi le faire coller plus que prévu dans la comparaison à un autre adolescent qu’elle avait eu en pensées – de quelqu’un qui se justifiait abruptement pour ne pas endosser une faute.
La culpabilité qui se traduisait en un aveu - celui d’être bel et bien le responsable de l’attaque qu’elle avait mentionné.

Elle sentit ses entrailles devenir un peu plus froides à cela, elle qui s’était pourtant réchauffée à son égard et avait pu se débarrasser de sa nervosité pour avoir une discussion avec l’étranger. Une discussion qu’elle jugeait même intéressante et enrichissante – quand aurait-elle l’occasion de recroiser un solitaire tel que lui, après tout ?
Mais là, l’angoisse était revenue la mordre de plein fouet. L’angoisse et le doute.
Sa perception des choses en fut tâchée de nouveau. Est-ce qu’il jouait avec elle ? Est-ce qu’il était un de ces loups foncièrement mauvais qu’elle croyait dur comme fer être très rares, mais qui existaient quand même et que l’on pouvait avoir la malchance de croiser ?
Est-ce qu’il faisait exprès d’avoir un échange neutre et presque naturel avec elle pour la mettre en confiance, et ensuite mieux la terrifier avant de l’attaquer ? Il n’avait pourtant toujours pas esquissé le moindre geste vers elle après avoir terminé de parler.

L’adolescente fronça les sourcils et agita la tête d’un geste rapide pour se débarrasser à nouveau de ces pensées absurdes, elle força son rythme cardiaque à redescendre, ses pupilles dilatées à redevenir normales.
Non, non et non !
Pour une raison qui lui était inconnue, il tenait simplement à se défendre. A exprimer une injustice, quelque part, d’être vu comme un criminel quand il estimait avoir été en légitime défense.
Mais la légitime défense n’incluait pas d’abattre un autre individu, même s’il avait attaqué avant.
L’hybride se pinça les babines, joua de sa langue vipérine entre ses crocs. Même si elle était de nouveau rassurée sur les intentions du mâle noir et quelque peu confiante qu’elle ne risquait pas grand-chose en sa présence, cette constatation suffisait à la rendre mal à l’aise et à la faire hésiter.
Sur la suite de cet échange, sur les mots à avoir.

Si un autre loup de la meute le voyait en face d’elle à cet instant, il n’y avait presque aucun doute qu’il attaquerait à vue sans même chercher à discuter. Un combat s’engagerait, il y aurait du sang, de la violence, et pas pour de faux.
Peut-être que l’Etelkru parviendrait à prendre le dessus et gagnerait ce combat.
Ou peut-être que ce serait le loup noir qui serait plus fort et qu’il tuerait encore une fois.

Les images de Holly maculée de sang revinrent s’imprimer dans sa rétine, obsédantes.

Anita baissa les yeux sur ses pattes et réalisa que ses griffes avaient creusé de nombreux sillons désordonnés dans le sable.

— Heu… Je crois qu’il vaudrait mieux que je m’en aille.

Son museau retourna vers le solitaire et elle lui offrit un sourire un peu crispé mais sincère.

— C’est pas contre toi. Je te crois, et j’vois bien que tu me veux pas de mal, mais si quelqu’un vient vous allez vous battre et j’ai pas envie.

Voilà, c’était aussi simple que ça.
Déjà la jeune louve se relevait et fit quelques pas en arrière sans le lâcher des yeux, s’ébrouant pour se débarrasser du sable et se préparer à trotter pour remonter la piste du retour. Elle avait promis à Helga qu’elle ne serait pas longue. Chaque seconde qui passait aggravait la durée de son absence, gonflait peut-être l’inquiétude qui régnait déjà au sujet de sa solitude et par conséquent les chances que l’on vienne la chercher pour s’enquérir de son bien-être.
Elle ne pouvait pas se permettre d’attendre davantage et de risquer qu’un combat s’engage.

Son corps pivota pour prendre la direction des falaises et elle s’arrêta juste un instant pour se tourner une dernière fois vers lui, comme si elle avait oublié quelque chose.

— Oh, j’oubliais ! Tu ferais mieux de partir toi aussi, y’a souvent des patrouilles dans le coin.

Faudrait pas que tu te laisses surprendre encore une fois et que tu tues encore l’un d’entre nous.
Mais ce commentaire demeura silencieux alors qu’elle fila pour de bon d’une foulée rapide, prête à retrouver la chaleur de sa famille.

Si l'éducation au pays n'avait jamais spécialement été portée sur l'empathie, il y avait une émotion que l'on s'évertuait à apprendre aux loups à détecter chez les autres dès leur plus jeune âge : la peur.

La peur, il fallait aussi bien savoir la déceler chez les autres qu'être apte à cacher celle que l'on pouvait éprouver soi-même. Elle était l'arme redoutable qui, une fois maîtrisée, permettait aux plus forts d'asseoir leur pouvoir, et de le garder une fois acquis. Elle trahissait qui était en position de force et qui était en position de faiblesse. Le physique ne faisait pas tout. Avoir la peur dans son camp, c'était presque tout le temps s'assurer la victoire.
Aux yeux de Joaquín, il n'y avait pas franchement besoin d'être un virtuose d'observation pour la voir lorsqu'elle se manifestait. Peut-être parce qu'il avait été lui-même toujours particulièrement observateur, et que les petits détails anodins, son oeil aiguisé les détectait à une vitesse fulgurante, de manière presque innée. Peut-être parce qu'ils n'étaient après tout que des prédateurs parmi tant d'autres : c'était dans leur instinct de détecter la peur, chez une proie peut-être alertée un peu trop vite, chez quelqu'un qu'on aurait voulu dominer, chez un ennemi. Chez un compagnon. Pour débusquer (la faiblesse), détruire (en tirer parti), prévenir (la maîtriser), ou protéger (la conjurer). Peut-être juste parce que cette éducation, il en avait bénéficié comme tous ses compatriotes avant même d'être capable d'en comprendre l'enjeu et que ça lui venait de manière naturelle.

Il la perçut bien, la peur, chez cette gamine. Il la perçut même si elle faisait de son mieux pour garder ses émotions sous contrôle, pour la rabrouer comme on rabrouerait un enfant turbulent. Il l'aperçut et là où beaucoup auraient pris du plaisir à voir l'emprise qu'un simple alignement de mots sortis à la va-vite de a gueule pouvait générer sur quelqu'un, il n'éprouva qu'un vague dégoût. Dont il avait bien peur qu'il soit de lui-même.
Joaquín n'avait jamais aimé voir la peur chez une femme, et l'idée d'être celui qui en était à l'origine le débectait au plus haut point.
Ses épaules s'affaissèrent légèrement et il se demanda s'il était au final devenu comme ces mâles pétris de muscles, de mauvaises intentions et grisés à l'abus d'autorité qui faisaient que la vie était ce qu'elle était, là-bas, chez lui. Ces mâles dont il se croyait si éloigné, malgré des racines, une culture, et des méthodes communes. Ces mâles qu'il méprisait tant.
Il se demanda s'il était comme eux, et si oui, quand il l'était devenu.

Heureusement pour lui sans doute, ses pensées n'eurent pas le temps de cheminer bien plus loin, car voilà que l'adolescente s'excusait et amorçait de s'éclipser. Il accueillit ses justifications avec incrédulité, la suivant des yeux tandis qu'elle s'éloignait, avant de se retourner pour une dernière mise en garde.
Il était trop distrait pour afficher l'expression vaguement outrée qui aurait normalement été de mise dans une telle situation. L'envie de répliquer qu'il faisait ce qu'il voulait et ne craignait pas ses stupides patrouilles ne vint même pas. Il se contenta de suivre sa silhouette qui se coulait dans l'obscurité croissante et se mêlait aux ombres qui se faisaient de plus en plus longues.

Un certain temps plus tard, Joaquín, toujours immobile, papillonna des yeux et sembla reprendre ses esprits. Il regarda autour de lui, avisant un ciel plus noir que prévu, envisagea la mer, puis finit par se détourner.
Lèvres légèrement pincées, démarche raide, il repartit par où il était venu, retournant à son Canyon, ses terres libres d'attaches, de contraintes, de Dieux et de Dogmes, libres de tout au point qu'elles lui paraissaient soudain bien vides, et se demanda si la prochaine fois qu'il lui prenait l'envie d'aller courir le long de la frontière Etelkru, il ne ferait pas mieux d'y rester.
Parce qu'il valait peut-être mieux qu'il se cantonne au vide.
Mieux pour les autres.

Mieux pour lui-même.