Quand tout s'effondre [PV Fratrie Gloriel/Anianka]

Des couleurs et des odeurs, des sons et des sensations.

Le temps qui passe en filigrane, l’écho de voix qui s’imprime et traverse l’espace.

Les dernières heures étaient passées dans un flou brouillon et poisseux d’images informes et sans lustre, mélange insipide et angoissant de formes qui tantôt se tordaient, tantôt se dissipaient en une vapeur insipide qui lui emplissait la gueule et l’étouffait d’une fumée épaisse et irrespirable.
Ou bien cela faisait-il des jours ?

Elle n’en savait rien. Savait juste qu’elle était épuisée. Qu’elle avait soif et faim.
Et que le film de ses derniers souvenirs repassait dans une boucle éternelle dont son esprit refusait de se défaire, rejouant encore et encore les mêmes scènes dans des versions parfois grotesques et fausses, mais tant et si bien qu’à force elle ne savait plus retrouver l’authentique et le séparer du délire.
Elle se revoyait arrachée de son calvaire par un éclair bleu, traîner son corps blessé jusqu’au temple qui apparût pareil à une gigantesque tour d’azur transperçant les nuages, chercher son père avant de s’effondrer la tête à même le sol dont la dureté et la froideur lui parurent impitoyables.
Mais il était venu. Sa voix grave et puissante avait empli les lieux et soulagé sa peine. A travers ses paupières à peine levées elle avait même pu l’apercevoir, nimbé du bleu pur de sa déesse dessinant autour de lui une silhouette bien plus imposante que celle qu’il ne possédait déjà. La voix avait tonné et lui avait promis vengeance.
Un sourire avait réussi à traverser son visage brûlant en le perçant de milles aiguilles avant que l’obscurité ne l’engouffre finalement.

A son réveil seul le silence régnait dans le temple redevenu sombre et bien plus modeste - mais toujours aussi froid.
D’abord elle avait patienté, immobile dans le silence et la douleur lancinante revenue l’étreindre après le soulagement temporaire des limbes qui l’avaient l’entourée. Les minutes passaient, se liant et s’emmêlant. Et toujours cet assourdissant silence qui bourdonnait à ses tympans.
Où était Gloriel ?
Où est papa ?

Certainement parti chercher un guérisseur pour elle venue souiller de son sang la demeure d’Ao.

Elle peinait à ne serait-ce que bouger un muscle, mais c’est pourtant ce qu’elle fit quand à force d’attendre dans l’obscurité bleutée le temps passait mais jamais les pas de son père ne revenaient.
Prit place alors une autre pensée. Son père était parti plus loin.
Son père était parti la tuer, celle qui avait osé ainsi l’abimer.

Difficilement la louve commença à se mouvoir, décollant son corps meurtri des dalles. Si elle devait rester seule ici, attendre son retour - elle ne restait pas vulnérable, étalée aux pattes de la Dragonne.
Elle n’était pas encore tombée si bas.

C’est dans la végétation aux abords de la Cascade qu’elle était allée se dissimuler, serrant les crocs pour supporter les mouvements qu’elle imposait à ses muscles refroidis.
Et ce fut là qu’elle demeura pour les heures qui passèrent avant de se fondre en nuit puis en aube puis en un cycle morcelé fait de ses moments d’absence et de ses éclairs de lucidité.
Combien de temps avait passé, combien de temps passerait-elle encore, tapie ainsi dans les fourrés ?
Elle divaguait, parfois.

Mais cette fois elle est certaine qu’elle voit passer une ombre.

Ses yeux clignèrent plusieurs fois pour dissiper le flou qui les brouillait, de quelques mouvements de tête elle tenta de chasser le brouillard qui collait à son esprit. Elle ne put le voir que l’espace d’une seconde avant qu’il ne disparaisse derrière la cascade, mais elle en était certaine. Cette forme là n’était pas hallucination - elle était un loup.

Et qui d’autre que Lui ?

Le temps de commencer à s’extirper de sa cachette et de prudemment s’approcher du temple, prenant garde à ne pas tomber sur ses pattes qui lui paraissaient si faibles, l’ombre était déjà reparue - et un hurlement s’était élevé.
L’excitation qui avait accéléré son coeur et l’avait rempli d’un peu de vie à nouveau retomba brusquement en reconnaissant la voix.
Non pas qu’en temps normal elle n’aurait pas été heureuse de le voir. Il n’était simplement pas celui qu’elle espérait voir apparaître et elle n’était pas en mesure de penser à autre chose ni d’avoir en réalité la moindre émotion à son égard autre qu’une froideur inexpressive.

Lorsqu’elle finit de s’extirper des ombres pour se montrer face à lui, boitillant sur trois pattes et fixant sur lui un regard morne, son allure n’avait plus rien de la grâce qu’elle entretenait d’habitude en digne fille de la Prêtresse des Roses. Le sang séché collait sa fourrure en paquets denses et noirâtre, et quant a l’odeur nauséabonde qui émanait de ses plaies - elle ne la sentait même plus à force de baigner dedans. Pourtant aurait-elle du s’inquiéter du fumet reconnaissable d’une infection s’installant lentement dans ses blessures sales et non nettoyées.
Mais là encore, la louve était ailleurs - et son regard clair avait du mal à se fixer sur Méridor alors qu’elle s’était plantée face à lui, tanguant légèrement sous la force d’un vent absent.

— Père est absent. Tu arrives trop tard. Il faudra revenir.

Mildred ne sembla pas se rendre compte du fil décousu de ses paroles et seul un sourire équivoque s’inscrivit ensuite sur ses traits, un sourire étrange qui en hérissait le poil tant il paraissait ne pas avoir sa place sur ce visage abîmé aux yeux hagards.

Elle l’observa quelques secondes supplémentaires sans penser à rien, puis une lumière sembla s’allumer quelque part au fond de ses prunelles quand sa truffe huma brièvement l’air. Passant à côté de son frère d’une foulée au rythme toujours aussi saccadé et dissonant, la louve s’engouffra dans le temple pour aller plonger son museau dans les entrailles du chamois sans davantage de cérémonie, laissant seulement s’échapper un grondement bestial de satisfaction.

Elely

Loin devait-elle provenir pour arriver si tardivement, et pourtant ce n'est pas la précipitation qui manquait lorsqu'enfin elle déboula, le chignon légèrement défait par cette course effrénée. L'appel du sang avait été lancé et tous y avaient répondu, ou presque, semble-t-il. Cette puanteur de décomposition empestait dans toute la grotte et se mêlait à celle du dîner, de quoi piquer la curiosité de n'importe quel carnivore alentours au flair aiguisé. Ses yeux d'azur brillant du reflet des gemmes des lieux grossirent sur son ravissant visage lorsqu'elle les posa sur Mildred, dont le corps meurtri peignait le sol du liquide royal. Gueule entrouverte, elle dévisagea son frère dont l'inquiétude tordait les traits, ainsi qu'Isrâ qui s'empressait de couvrir ces balafres immondes, mais aucun de répondit à ses interrogations silencieuses.

Les crocs se serrèrent sous ces babines d'habitudes étirées en un sourire charmant et d'un bond, elle se précipita vers Mildred et contourna la carcasse qu'elle dévorait avec frénésie. Le visage tendu avec une dureté méconnaissable elle l'observa, à la fois enragée et attristée de la voir dans un état aussi pathétique. Plus les blessures se découvrirent à son regard haineux et plus ses muscles se contractèrent, si bien qu'un grondement sourd s'empara de sa gorge et que ses crocs se mirent à nue.

Qui a osé te faire ça, Mildred ?

Les mots passèrent difficilement entre ses mâchoires serrées, pour la première fois la fureur avait pris place dans son cœur et noyé toute gaieté. Pour la première fois, elle ressentait l'envie ardente de broyer les os de ses ennemis et d'entendre leur cris d'agonie. La fierté du sang ne serait-elle pas entrain de lui monter à la tête ? Le masque qu'elle s'efforçait de porter quotidiennement pour cacher son hyperémotivité venait de s'effondrer devant eux et c'est une Elely dangereuse qui se dévoila.

Car des émotions incontrôlées peuvent être une source puissante de courage et de force, bien qu'elles mènent souvent à la folie.

Quiconque s'en prend à l'un des nôtres, s'en prend à la famille entière.

Sa queue fouetta l'air derrière elle et elle fit quelques pas comme un lion en cage. Elle n'attendait qu'un nom, une description, ou ne serais-ce que l'évocation d'une meute pour partir sur le champs.

Le goût d’un sang qui cette fois n’était plus sien venant imprégner ses papilles était une délivrance.
Mildred s’enfonça dans la sensation de chaleur et d’accomplissement qui l’envahit alors, accueillant ses bienfaits en fermant la porte à tout le reste. Elle ne perçut pas l’arrivée d’Isrâ, entendit à peine son jappement d’horreur en la voyant – déjà il repartait et laissait l’autre frère veiller sur elle. Mais à cela aussi, elle était hermétique. Quelque part elle sentait sa panique, à lui aussi ; mais tous les signaux envoyés par le monde alentour venaient s’écraser contre une paroi invisible qui s’était levée entre elle et le tout le reste. Sans doute lui parlait-il mais ses mots coulaient sur son poil souillé et la laissait dans l’indifférence.
Tout ce qui l’intéressait était la chair tiède qui venait enfin remplir son corps d’une once de sentiment positif, lanterne à laquelle se raccrocher dans un blizzard opaque de douleur et de délires.

Cela dura des minutes, peut-être des heures, qu’en savait-elle – elle s’en fichait.
Isrâ avait eu le temps de revenir, et peu de temps après c’était une autre sœur qui était apparue furibonde devant la scène – et tous deux eurent des paroles aux échos similaires que son esprit accepta cette fois d’entendre car la louve avait enfin relevé un museau sanguinolent hors des entrailles de la proie, repue.
Tour à tour elle les fixait, l’air encore hagard où se mêlaient une étrange satisfaction, une étincelle vengeresse et une pointe de folie – presque comme si quelque part, malgré son état, elle avait vaincu et voulait les rassurer à ce sujet. Elle n’était pas victime, mais reine, et elle savait que sous les crocs de leur glorieux père l’ennemie impure avait probablement déjà péri, affaiblie par sa propre défense acharnée.
C’était la sérénité que de savoir que les choses avaient déjà été réglées, que cet épisode était conclu – il n’y avait plus à s’inquiéter, leur supériorité avait été assise.

Alors la voix qui sortit finalement, éraillée et basse, grondait de ce calme triomphant.

— Les sales profanes. Une ignominie… Son odeur de monstre empeste encore. Mais ne vous en faites pas, sa présence ne souillera plus ni la terre ni l’océan. Père s’en sera assuré.

A la fin de sa phrase qui mourut dans un soupir de contentement elle ne regardait plus personne, ses yeux s’étant de nouveau perdus dans le vague – un sourire équivoque s’était dessiné sur ses lèvres et y resta figé longtemps pendant que l’on s’affairait sur ses soins et que son esprit, lui, semblait être reparti ailleurs.
Peu de temps après, Maxim arriva à son tour ; puis le temps s’étira en heures – et Gloriel n’arrivait pas.
Si bien que si Mildred resta elle allongée en silence, ignorant l’agitation qui s’emparait de sa fratrie pour simplement flotter dans ses certitudes réconfortantes, eux se mirent tous à chercher.
A chercher quoi, au juste ? Elle n’avait pas compris et ne voulait pas le savoir, de toute manière. S’ils ne savaient pas attendre, qu’ils gâchent leur temps et leur énergie à leur convenance. Elle préférait se reposer pour accueillir le retour de Père sous un meilleur jour que le souvenir qu’elle avait dû lui laisser en dernier, le rassurer et le remercier.
Ils la laissèrent tranquille, de toute façon, devant probablement considérer qu’il valait mieux la ménager.

Alors elle ne sait pas, qui trouva. Elle ne sait pas non plus, où ils trouvèrent ; ni combien de temps ils avaient réellement cherché.

Tout ce qu’elle assimila fut le silence assourdissant qui emplit finalement son crâne juste après le moment où tinta une bague que l’on posa devant elle, et où furent ensuite lus des mots.
Ce silence qui comme un mur s’effondrant sur elle fit éclater la bulle qu’elle s’était créée.
Ce n’était pas tout à fait un silence, néanmoins. C’était comme un souffle, un sifflement, un bourdonnement ; long et régulier, qui vrillait sa tête aussi sûrement qu’une explosion.
Mes chers enfants… Je ne serai plus là.

Sans même s’en rendre compte ses yeux dérivèrent, dérivèrent – jusqu’à venir se planter dans ceux de Maxim. Elle eut l’impression de les trouver déjà sur elle, les prunelles de sa sœur.
Comme si elle savait. Comme si elle avait senti.
Que désormais elle aussi, elle portait ce fardeau qui venait de s’abattre sur ses frêles épaules.
Unies dans le secret de se sentir –non, de se savoir- responsable de la mort d’un membre de sa famille.

Maxim, qui vit Akira s’éclipser et n’en retrouva que le cadavre.
Mildred, pour qui Gloriel alla affronter l’ennemi tout en sachant qu’il n’en reviendrait pas.

Car tout cela ne pouvait qu’être l’unique explication.
Elle l’avait vu, leur père. Pourtant dans la lettre qu’il laissa il avait menti. Il avait omis ce détail.
Peut-être pour la protéger de la fureur des autres, s’ils comprenaient que c’était à cause de son inconscience qu’il était parti affronter la mort.

Il leur faisait passer la nouvelle avec une couche édulcorée aux senteurs d’aventure et d’épanouissement, mais il n’en était rien.

Elle avait tué son père en venant ici.

Oh, Mildred, Mildred… Tu sèmes la Mort, Mildred.
Tu sèmes la Mort.

Sa poitrine bloquée se comprima douloureusement quand elle prit une respiration difficile, réalisant qu’elle s’était presque asphyxiée de n’avoir plus inspiré d’air.
Ses yeux pâles et exorbités passèrent sur les visages de ses frères et sœurs teintés des émotions du deuil comme l’on observait un songe à travers ce voile transparent qui empêchait d’y toucher tout en étant témoin de tout ce qui s’y jouait.
Elle ne pouvait pas leur mentir.
Mais ils la haïraient quand ils sauront.
Mais elle ne pouvait pas garder cela juste pour elle. Elle en était incapable.
Et leur colère s’abattrait sur elle mais cela ne saurait être pire que la mort de son âme.

Elle ouvrit la gueule mais sa voix s’étrangla en un gargouillis à sa première tentative.
Elle n’osait plus les regarder, pas même lever le nez dans leur direction.

— C’est moi. C’est ma faute. Il est mort pour la tuer.

Était-ce un cri ou un souffle inaudible.
Un cri dans son cœur, oui. Dans la réalité, quelques mots à l’intonation brisée, assemblés presque au hasard, jetés si difficilement hors de sa gorge que peut-être même personne n’y avait prêté attention.

Mais elle l’avait dit. Elle l’avait dit !

Un éclair de lucidité la saisit et la fit enfiler d’un geste la bague à l’un de ses doigts pendant qu’elle se levait sur des pattes tremblantes.
Elle avait peur de les regarder, peur de voir l’incompréhension puis la haine assombrir leurs iris.

Les derniers morceaux de sa force qu’elle parvint à rassembler s’unirent pour la protéger encore une fois, comme elle avait réussi à ramper hors de portée des crocs de la louve-poisson. Elle aurait du rester là-bas et mourir à sa place.

En quelques foulées trébuchantes elle s’élança, accablée de chagrin et de honte, oreilles enfouies contre sa nuque pour se protéger de toute parole qui pourrait venir la poignarder.

Et elle disparut dans l’obscurité des arbres et de la végétation dense, et elle ne s’arrêterait pas tant que son corps ne céderait pas.

Tu sèmes la Mort, Mildred.

Elely

Les Readers. A cette énonciation Elely s'arrêta brusquement pour ficher un regard enflammé dans celui de Mildred. Elle poussa un grondement de frustration et d'un coup de patte elle envoya valser un os contre la paroi rocheuse de la grotte. Ces maudits pillards ! Déjà qu'ils avaient volé le cœur de l'île de Moiro, assassiné certains des Lazulis et voilà qu'ils osaient s'attaquer à leur famille ?
La rage écuma presque à ses babines mais l'affirmation de sa vengeance réussit à la calmer. Heureusement que père était là.. Oui heureusement.

Un long moment s'écoula durant lequel elle resta assise à observer les soins prodigués par Isrâ. La nervosité qui planait dans l'atmosphère gagna aussi ses pensées et elle gratta le sol avec l'un des os pour passer le temps. Jusqu'à l'intervention de Méridor et de la lettre trouvée.
Curieuse et surtout inquiète, elle se releva pour pencher son museau sur le morceau de papier qu'Isrâ lisait d'une voix de plus en plus instable. Au même rythme que les mots tombaient comme des pierres tranchantes de ses babines, ses yeux à elle lisaient et l'eau salée s'y installa jusqu'à noyer complètement ses pupilles et son cœur.
Un silence lourd d'émotion tomba où seuls les cris de leurs cœurs agonisant se mêlèrent. Comme si une lame invisible les avait tous transpercer d'un coup, ils suffoquaient dans une incompréhension mêlée à un sentiment de trahison. Les yeux écarquillés par cette douleur lancinante dans sa poitrine, elle attrapa la lettre et se mit à la relire une bonne centaine de fois à voix basse, butant sur chaque mot, comme si la douleur n'était plus qu'une douce caresse.

Il.. Il n'a pas pu..

Sa voix tremblait sous le sanglot contenu.

Ce n'est pas possible.. Il faut aller le chercher..

Le papier glissa de sa patte pour tomber par terre et elle releva des prunelles noyées sur Mildred qui déclara une nouvelle bien plus atroce encore. Mort.. Père est...
Elle ne put même pas voir la silhouette de sa sœur fuir car tout se dissipa dans l'eau salée qui stagna en une grande bulle sous chacune de ses paupières. Et ce fut le cri alerté d'Isrâ qui les fit s'éclater. D'un coup, alors qu'iel et Mildred étaient partis, Elely s'écroula sur Méridor dans un sanglot frénétique incontrôlé. Le museau enfouis dans le pelage de son cou, les larmes engloutirent désormais tout son visage ainsi que le cou de son frère. Lui.. lui dont les traits ressemblent tant à père.