Loin de toute bougie ✠ Libre

Ce n'était qu'un soir d'hiver qui n'avait rien de particulier.
L'après-midi s'était achevée quand elle profitait encore de l'air plus doux des marais, là où elle voyait souvent la nuit tomber ensuite pour signer son retour vers le Castel.
Car elle faisait le plus souvent en sorte de regagner la forteresse de pierre le soir venu, afin d'être proche de la majorité de la meute et de Holly et de n'être jamais dure à trouver. Elle avait toujours souhaité être accessible et disponible, et devenir Alpha l'avait même amenée à aménager une forme de routine qu'elle n'avait pourtant jamais cherchée.
Au contraire, depuis toute petite elle avait toujours préféré ne pas savoir précisément à quoi ressemblerait son lendemain : elle manquait souvent de se rendre aux patrouilles et chasses pour y préférer des occasions spontanées, ne s'était montrée assidue qu'aux activités qui nécessitaient d'elle une stricte discipline - comme les entraînements de Tante Pep', par exemple - et l'idée même d'instaurer des créneaux aurait pu lui faire tirer la langue de répulsion.
Pourtant, sans même s'en rendre compte, certains s'étaient imposés d'eux-mêmes à son quotidien.
Il y avait ces longues heures passées à la Moere, surtout : si nombreuses et nécessaires à son bien-être qu'elles s'étaient naturellement taillées une place de choix dans l'organisation de ses journées.
Puis il y avait ces moments qu'elle dédiait à la rencontre et au social de manière plus générale, qu'il s'agisse de passer du temps avec sa famille, ses amis ou quelqu'un d'autre.

Il y avait eu ces visites quotidiennes à MaAnette le long de la plage, sur les mois avant qu'elle ne s'éteigne.

Pour le reste, elle avait fait en sorte que quiconque de son clan ait besoin de la quérir sache où la trouver : et ainsi s'était établie le reste de la régularité, ne laissant que bien peu d'heures libres à l'imprévu.
Mais ce n'était plus si grave.

Maintenant au sein du Castel, Anita trotta jusqu'à la salle des trônes, là où pouvait parfois attendre une âme en attente d'une Alpha - là où Holly elle-même pouvait aussi se trouver, pour échanger quelques mots.
Mais elle ne sentit aucune odeur récente accrochée à la pierre et fut presque tentée de faire demi-tour avant même d'avoir passé le seuil, persuadée de n'y voir personne.
C'eût été une erreur.
Elle ne passa que rapidement la tête à travers l'entrée pour confirmer son intuition - aucune silhouette ne l'y attendait - mais interrompit le mouvement qui d'une même courbe fluide l'aurait amenée à repartir d'un bond fluide.
Quelque chose d'inhabituel avait attrapé son regard.

Les yeux plissés, Anita tendit le cou et fit quelques pas à l'intérieur de la Salle, persuadée de voir comme une trace flotter dans les airs, là-bas, près de l'un des trônes.
C'était un peu vaporeux, assez flou et imprécis, c'était l'impression que quelque chose était là plus qu'une véritable présence, c'était... Bleu.

L'hybride se figea et son cœur manqua un battement.

— Tante Pep' !!

Le jappement qui éclata dans sa gueule était si candide et enthousiaste qu'il semblait avoir levé tout le poids des années passées du corps d'Anita.
C'était métamorphosée en adolescente qui faisait la fête à un parent pas vu depuis longtemps qu'elle sauta vers la forme imprécise de ce qui, elle en était persuadée, était l'esprit de Pepper rendu ce soir tangible et accessible, comme Clou le fut tant d'années auparavant.

Ce n'était qu'un soir d'hiver... Qui était très particulier.

L'esprit de Pepper se mit lui aussi à se mouvoir, tournant de quelques pas autour d'elle - dans le flou de mouvement ainsi créé tant par ses cabrioles à elle que par la marche en cercle de sa tante, Anita avait presque l'impression que son corps en devenait réel, se résumant à une tâche bleue plus suffisamment détaillée pour en trahir la transparence et l'imprécision.
C'était comme si elle était revenue des années arrière, et un rire cristallin résonna dans la salle des Trônes, libre et léger - comme les sentiments qui l'emplissaient alors.
Puis ce fut un contact sur son épaule - tout juste perceptible et sans la chaleur d'un souffle, mais bien réel - et une voix qui prononça son nom. Sa voix. Elle manquait un peu de poids et de consistance sans cage thoracique pour en faire résonner la puissance, elle se fit néanmoins identique à ses souvenirs et alors qu'elle cessa de tournoyer pour mieux la regarder, les mêmes émotions qui brouillaient le visage fantomatique firent briller ses yeux à elle en même temps qu'elles nouèrent le fond de sa gorge.

Elle était vraiment là !...
Sans doute pas pour longtemps, comme ce fut le cas pour PiClou. Ça n'en restait pas moins un cadeau inestimable pour lequel elle devrait encore remercier les Dieux.
Puis, alors qu'elle s'apprêta à se lancer pleinement dans la conversation, une autre voix fit pivoter son oreille. Elle ne l'entendit pas arriver, tant emportée qu'elle fut par la vision, et n'eut même pas le temps de répondre que Holly déjà remarquait ce qu'il se passait. Elle ne dit rien pour ne pas interférer dans cet instant de réunion où elle vit tout se bousculer dans les yeux de son amie, la laissa s'approcher en se gardant d'un pas en retrait, seule sa longue queue ne pouvant s'empêcher de balayer les airs énergiquement.
Elle savait à quel point Pepper avait été importante pour Holly, et si les circonstances n'avaient pas amenée son amie à se retrouver d'elle-même dans cette salle, Anita l'aurait de toute manière appelée.
Il était impensable qu'elle ne puisse pas profiter de cet instant unique.
Qu'elle n'ait pas, elle aussi, l'occasion d'échanger des derniers mots qui leur furent dérobés par le temps et de pouvoir livrer des adieux restés bloqués dans la gorge.

Aux excuses et au trouble perceptible de sa tante, Anita refit un pas dans sa direction pour venir à nouveau toucher de sa peau la substance éthérée qui donnait forme à son fantôme. Avec délicatesse, précautionneuse de ne pas faire quoi que ce soit qui puisse troubler ou perturber l'apparition.

— Il n'y a rien à pardonner, si ce n'est de n'avoir pas mieux prié Dairo pour qu'elle te garde plus longtemps à nos côtés.

Ou peut-être que la Renarde avait voulu la trouver au plus vite à ses côtés à elle, la gardant jalousement ?
Son sourire plissa ses yeux sur la forme taquine qui leur était si familière.
Au moins Dairo, ou peut-être une autre divinité, leur laissait-elle ce soir la possibilité de rattraper un petit morceau de ce temps.
Elle ne put cependant empêcher une douleur enfouie de ressurgir et d'imprimer cette fois un peu de peine et de regret sur ses traits.

— Mais tu aurais du nous dire, Tante Pep', que t'étais malade. On aurait pu te soulager, mieux s'occuper de toi, et... Mieux se dire au revoir.

On aurait pu se préparer à toute cette peine, ne pas laisser ce poids reposer sur les seules épaules de ton fils.
Son encolure se courba et sa queue s'enroula comme pour enserrer la forme bleutée, aussi petite que Pepper l'avait été, à la recherche d'une étreinte qui n'était malheureusement pas pleinement possible.
La soudaineté de la mort, celle qui frappait sans qu'on ne l'anticipe, était sans doute ce qui faisait le plus de dégâts. Tout comme elle ne fut pas disposée à la mort de Sheina, celle de sa tante les avait tous fauchés de ce même choc.

Chaque réponse de sa tante amenait son lot de sourires mêlés d'une expression un peu peinée, de sensations vives et variées. La joie du moment côtoyait la tristesse de la réalisation que tout ceci n'était qu'ephémère, l'enthousiasme du contact se suivait de la brève frustration de ne pas pouvoir pleinement la sentir et la serrer contre elle, l'amusement à ses répliques se ponctuait encore de quelques regrets qui avaient du mal à s'apaiser malgré les paroles de Pepper.
Il lui faudrait pourtant venir, cet apaisement. Anita n'était pas louve à aimer vivre dans l'ombre du passé et à se complaire dans les et si auxquels on ne pouvait rien changer et qui n'avaient pour effet que de ternir l'avenir.
Alors elle hocha la tête à la confession de sa tante sur cette faiblesse qu'elle n'avait pas admise, compréhensive bien que peinée de ce qui fut secret.
Pepper avait été guerrière invaincue. Il avait du être encore plus dur pour elle de se trouver trahie par son propre corps là où aucune autre force n'avait su l'abattre.

Au fond, ça n'en était que confirmation de sa puissance.
Car...

— Qui d'autre que Pepper pour vaincre Pepper ?

Elle souffla la remarque dans un rire toujours un peu triste mais aussi empreint de complicité.
Un mouvement commun se fit ensuite pour poursuivre ce moment partagé, Holly s'approchant, Pepper l'invitant, Anita se décalant dans un même souffle pour que toutes trois puissent être réunies. L'une de ses ailes s'ouvrit avec naturel pour envelopper sa consœur blanche et bleue et elle lui accorda un bref coup de museau, sensible à la force des sentiments qui la frappaient en cet instant.
Cette opportunité était pour elle autant une bénédiction qu'une épreuve, cela se voyait. Profiter de ces mots partagés n'allait pas sans le souvenir difficile d'un deuil qui fut abrupt.

À la question de sa tante, Anita redressa les oreilles et souffla un nouveau rire étonné.

— Ainsi tu ne vois toujours pas ? J'aurais cru que l'âme s'affranchissait des contraintes de nos corps physiques et que depuis là-haut tu aurais pu voir enfin à quel point nous sommes belles !

Son sourire s'agrandit pour réveler tous ses crocs, plus fins et nombreux que la norme, les yeux étincelant de malice. Outre la plaisanterie, cette révélation était une réelle surprise pour l'hybride ; elle qui s'était persuadée que Pepper aurait su désormais voir.

— Il était tout naturel qu'à mon tour je transmette ces compétences qu'ont nous a si bien apprises. Et puis... C'est vivifiant, je trouve, de s'y absorber et de voir le progrès. Et en parlant de voir, alors, qu'ai-je vu ?...

La louve leva le nez un instant, pensive mais surtout concentrée. Sur quels moments vécus depuis sa mort mettre l'accent ?

— J'ai vu les images mentales qu'offrent le lien avec Kiro en étant sa Prêtresse, j'ai vu deux êtres chers revenir après ton départ qui provoqua le leur, changés et meilleurs, j'ai vu une amie regagner son si beau sourire en devenant enfin mère...

Sur ces mots elle marqua une légère pause et donna un rapide coup d'épaule à Holly, appuyé d'un clin d'oeil complice.

— ... J'ai aussi vu ma sœur honorer Aka en devenant plus puissante que jamais, j'ai vu de nouvelles têtes Etelkrus s'épanouir vers un futur que j'espère lumineux, et d'autres nous revenir de loin, d'un pays où apparemment les loups ne sont vraiment pas vilains.

Elle se laissa aller à un bref gloussement - elle se doutait que Holly n'avait pas forcément été la plus satisfaite du retour de Samaël dont elle décida de la réinsertion, mais elle ne pouvait pas contredire qu'il s'agissait d'un beau loup, doté qui plus était de certaines compétences que même Pepper reconnut.
Son rire mourrut dans sa gueule et un soupir cette fois-ci y prit place, quand bien même son sourire persista.
Dans ses yeux, la lumière se fit plus tamisée et au fond de sa poitrine, la voix claire et joyeuse devint plus douce.

[b]— Et j'ai aussi vu deux guerrières incroyables s'adonner à une majestueuse dernière danse dans le Temple du Grizzly avant d'être enfin réunies.

Anita avait fait en sorte de surtout retrouver le bon dans ses souvenirs, de faire ressortir ce qui l'avait fait sourire. Cette mémoire évoquée en dernier, et qui demeurait très présente au vu du peu de temps écoulé depuis, était chargée autant de positif que de douleur.
Mais il aurait été impossible de ne pas mentionner ce spectacle et ce qui fut réunion pour deux louves qui avaient partagé presque toute une vie.